Faux problème, vraie question

18 objections préliminaires

sur l’ “addiction”


1- Ce qui pose problème aujourd’hui, c’est de voir l’addiction comme un problème avant de la voir comme une solution. Car l’adiction n’est pas un problème. Elle est d’abord une solution à un problème, comme la fièvre est une solution contre une intoxication, un virus ou un microbe… 

L’addiction n’est même pas une intoxication en soi, mais une réponse à une intoxication qui lui préexiste. 

En ce sens, l’ « addiction » est un des plus grands faux problèmes de notre temps. 

La difficulté que rencontrent presque tous les traitements actuels tient à la vision mécaniste et purement technique qui envisage l’addict ou la personne souffrante comme une machine en panne. En effet, une voiture ne se répare pas toute seule. Mais l’homme n’est pas une voiture, ni une machine. Comme l’organisme humain répond au virus par la fièvre, son psychisme répond par l’addiction à des conditions d’existence particulières. Dans cette perspective, l’addiction est un problème en soi seulement pour la société qui ne s’intéresse pas du tout aux personnes, mais qui cherche à traiter l’individu comme une machine. La vraie question que nous devons nous poser est donc : à quel problème, à quelles nouvelles conditions d’existence les addictions tentent de répondre ?

2- Les “addictions” incarnent toutes une quête déviée de l’absolu, de l’infini, de l’auto-divination. Elles sont des recherches de sens et de signification perverties. Elle sont des signes de la vérité en tant que cette quête déviée et souffrante reflète le vrai et peut révéler les fondements objectifs de la nature humaine. Elles exhibent dans toute sa nudité la soif de transcendance de l’humanité, et les pièges effroyables qui l’attendent quand elle se trompe de route.

Comme les “addictions” apparaissent dans un monde qui rejette et qui fuit absolument la Vérité, étant lui-même animé par un désir trompeur, il n’est pas étonnant qu’elles ne soient pas comprises. 

3- Les traitements ignorent la nature paradoxale de l’homme, – la double postulation pour le bien et pour le mal – qui explique seule les excès auxquels il se livre. Les traitements ignorent les fondements de cette quête dans laquelle l’homme s’égare; c’est pourquoi les traitements sont eux-mêmes quête du mensonge correct, recherche d’un compromis entre les excès individuels et les impératifs de la collectivité. Par leur manière d’aborder les addictions, les traitements tendent à propager les demi-vérités et l’erreur, à aggraver l’illusion et à transformer les “solutions médicales” en complices du mensonge.

4- La multiplication des addictions est une calamité. Mais il y aurait une calamité pire encore: la disparition des « addictions ». Avec elles, disparaîtrait pour nous tous l’occasion d’éprouver ce qui reste de substantiel dans notre nature. Par chance, ces quêtes déviées n’ont pas encore toutes disparu : elles sont des soubresauts de la vérité dans notre monde falsifié ou en cours de falsification intégrale.

5- L’addict incarne la vie souffrante elle-même, la vie qui souffre d’une vérité qu’elle ne trouve nulle part.

Les traitements cherchent à corriger, à rectifier, à abolir cette quête, cette faim fondamentale, pour normaliser et rationaliser la nature humaine dans l’illusion du contrôle et de la maîtrise. Pour ce faire, les traitements ont besoin du mensonge philosophiquement correct.

Ce qu’on appelle « réhabiliter » n’est rien d’autre que transformer ce qui est authentiquement dévié en ce qui est correctement inauthentique.

6- Notre monde en cours de falsification intégrale ne supporte pas le paradoxe de la condition humaine. Il a décidé d’en finir avec l’homme ancien. Il se dirige vers une correction collective généralisée. 

Le correct cherche la satisfaction et l’agréable, la santé et l’ « épanouissement » individuels  ; il se répand par la prolifération de l’irréel, par le relativisme, par la futilité des relations à l’autre et aux objets.

Le correct se propose de faire dés-exister  les objets, les gens réels, les éléments vitaux de l’existence.

Le correct repousse les grandes prises de décision existentielles car il les considèrent trop exclusives, trop radicales, trop dangereuses, trop lourdes, trop difficiles, trop « religieuses »… En toutes choses et sur tous les sujets, le point de vue et le soi-disant intérêt individuels prévalent.

7- On ne peut jamais négocier avec la vérité, – non parce que la vérité est dogmatique mais parce que la vérité n’est pas d’un ordre commercial : ce n’est pas une « valeur », c’est quelque chose qui existe en dehors de nous et qui n’est pas le produit d’un compromis.

On peut toujours négocier avec les « valeurs », avec les demi-vérités et les demi-mensonges de chaque point de vue. Les sciences sociales et les spécialités médicales sont devenues un vaste marché de points de vue et d’inter-subjectivités. Les « spécialistes » vont de conférence en conférence en proposant leurs diagnostics du mal et leurs recettes pour en venir à bout, multipliant de cette façon la fragmentation de l’objet qu’ils étudient. Cette fragmentation est vécue comme souhaitable, car elles est censée modérer les dogmatismes et la croyance en une vérité absolue. On pense avec modération, non parce que la Vérité n’existe plus, non parce que le Bien a disparu, mais par crainte de rencontrer la Vérité qui est commune à l’humanité toute entière.

Ne voulant pas que la vérité soit commune, on fait du mensonge le Bien de tout le monde.

Nous normalisons la souffrance afin de l’éradiquer : ce désir de la mettre hors du monde et de la vie (en supprimant l’angoisse, la vieillesse, la maladie, la mort) provoque paradoxalement une augmentation de ce désespoir quotidien que nous appelons le stress. Le stress, c’est le signal d’alarme de l’homme souffrant qui perçoit obscurément mais intuitivement que son âme et la souffrance ne sont qu’une seule et même chose.

8- Ce désir de corriger la condition humaine est le grand projet du monde moderne.

Sa proposition essentielle est celle-ci : l’homme doit vivre agréablement avec le désespoir.  

La « correction » propose de vivre confortablement avec l’absence de signification de l’existence. Une vie tranquille, une vie fluide et quasi liquide, remplie d’activités et de distractions, avec une souffrance réduite au minimum, sans obstacles et sans remous. C’est pourquoi le sentiment d’impatience et d’impuissance ne cesse de grandir partout.

9- La vision du paradoxe de la nature humaine ne souhaite pour rien au monde éliminer la souffrance et la douleur, mais elle cherche de quelle façon et par quel chemin nous pouvons progresser vers la Vérité. La souffrance témoigne d’une interrogation et d’une soif de vérité chez l’homme. Elle contient en germe une espérance. Contrairement à la « correction » qui ne contient que du désespoir, car la « correction » considère la quête de Vérité comme inadmissible et l’interrogation ontologique comme absurde : il suffit de savoir « gérer » et « rationaliser » son existence.

Les « adultes » sont censés ne s’occuper que du comment, ils laissent le pourquoi aux petits enfants.

10- Entre la vision du paradoxe de la nature humaine, – sa postulation simultanée pour le Mal et pour le Bien -, et la proposition du monde moderne, – correction, normalisation, réduction de l’homme à un seul de ses pôles, le Bien, un Bien obligatoire et régnant seul, comme l’axe du Bien contre l’axe du Mal -, il existe une décision vitale, une décision qui engage et qui implique toute l’existence.

11-L’addiction est un symptôme du désespoir humain. Ce désespoir s’enracine tout à la fois dans la soif de vérité, la faim de réel, dans la soif d’infini mais aussi dans les appétit les plus sombres de l’homme.

Le désespoir est le plus grand danger (car il va vers la mort, la négation, le néant), mais le désespoir est aussi la possibilité propre de la liberté humaine, l’occasion d’un choix, d’une remise en cause radicale de soi-même et une chance de rencontrer le vrai.

Vouloir fournir le bonheur à chacun n’est rien d’autre que la volonté de supprimer le désespoir à n’importe quel prix : et donc la volonté d’ôter à l’homme sa chance et son risque essentiels.

12- Comment, dans la manière de poser le problème, on arrive aujourd’hui à ne rien poser du tout ?  Il en va ainsi dans presque toutes les situations « dysfonctionnelles » de notre monde où plus un sujet est étudié, analysé, traité, plus on s’éloigne de la véracité que le sujet contient. Car il ne s’agit pas d’ouvrir les yeux et d’écouter ce que le sujet peut nous apprendre sur nous-mêmes -souvent de façon inconfortable -, mais d’en annuler la substance, de le vider de son contenu, de le dé-réaliser, d’en faire une abstraction vide de sens.

Cette opération, nos sociétés la font toujours avec une gravité et un esprit de sérieux extrêmes, se déguisant en spécialistes attentifs et compétents, pour masquer le fait qu’elles ne souhaitent que se débarrasser de ce qui les empêchent de fonctionner.

13- D’où l’apparition du plus grand ridicule dans le monde moderne, non seulement dans les postures humiliantes des addictions, mais dans les traitements médicaux et les politiques de santé publique. Les médias nous mettent en garde contre « le spectacle d’une consommation excessive de tabac et d’alcool », tout en nous montrant des massacres atroces, des abominations et des destructions absolument dépourvues de raison et qui devraient nous rendre fous de chagrin.

14- Voir dans la vie de l’« addict », c’est-à-dire dans le mode de vie de la personne souffrante, des fondements plus objectifs que dans les traitements qui se proposent de la soigner, est une décision. Comme tout choix et comme toute décision importante, elle comporte des risques évidents. En affrontant le philosophiquement correct de notre temps et en allant contre le courant, nous pouvons nous tromper et nous égarer. Il ne s’agit pas de s’opposer pour la simple vanité de s’opposer, mais de conserver à l’esprit tout au long de notre réflexion les mobiles essentiellement paradoxaux, antithétiques et contradictoires qui animent les hommes sur cette terre.

15- L’individualisme et les libertés individuelles débouchent sur l’isolement et la multiplication des servitudes. La promesse de maîtrise – maîtrise de la nature et de la nature humaine – débouche sur l’esclavage.

16- L’agitation furieuse et souffrante de la personne addictive nous éclaire sur la vérité. Elle est le signe visible d’une perversion des besoins naturels de l’âme humaine : son visage est défiguré, mais elle ne peut pas dissimuler son visage.  

Les traitements agissent comme la chirurgie esthétique sur ce visage. Ils dissimulent le mal manifeste et visible derrière une reconstruction psychique plus conforme. 

L’agitation, l’inquiétude, la souffrance sont transformées en ambition normée, en performance sociale, en confort intellectuel et moral, en ataraxie, en passivité consentante et docile, en « sourire » obligatoire, en indolence et en tiédeur spirituelles. La racine de l’existence humaine, l’âme et l’esprit, sont littéralement éradiqués. On guérit la maladie psychosociale du malade en tuant son âme.

17- Il ne s’agit pas de déprécier les traitements mais de leur rendre justice. Chercher à aider son prochain est très méritoire, mais on peut aussi se tromper soi-même dans cette démarche et tromper l’autre en même temps, en croyant être plus dans le vrai que lui, et en le détournant vers le mensonge sur soi et sur le monde.

18- Il ne s’agit pas de faire un éloge de l’addict, mais de rendre justice à la souffrance qu’il éprouve, à travers sa quête d’un absolu qui ne se trouve dans aucun des produits qu’il recherche et dans aucun des comportements dont il est l’esclave. Au moins, il cherche encore quelque chose d’absolu, – en ce sens il est encore vraiment homme, bien qu’il puisse se perdre et se conduire bestialement -, il cherche et il trouve quelque chose de “plus fort que lui”, quelque chose de violent qui l’entraîne, certes dans le mauvais sens, mais qui l’entraîne quelque part.