Demande d’asile (urgent)

 

 

Une dame peut exiger qu’on l’appelle monsieur. Une demoiselle peut vous faire un procès si vous refusez de l’appeler madame. Un enfant peut changer de sexe. Un couple de sodomites peut adopter un enfant après l’avoir acheté, et ce couple peut attendre des années avant de prénommer son achat, afin de lui laisser la liberté de choisir entre Julien ou Bénédicte, Michael ou Samantha. Où cela se passe-t-il ? Dans le cauchemar d’un philologue porté sur la bouteille ? Non, cela se passe ici et maintenant, sur la terre d’Occident.

Au milieu du XIXème siècle, dans un discours à l’assemblée, Juan Donoso Cortès faisait remarquer que la puissance de l’Etat moderne avait d’énormes moyens à sa disposition, presque tous les moyens – sauf celui de transformer un homme en femme, et vice versa. Il voulait faire rire, et de fait, l’assemblée explosa de rire. La différence entre hier et aujourd’hui, c’est que nous ne rions plus.

Bientôt, bien plus vite que nous ne le pensons, nous aurons non seulement la possibilité de changer notre âge officiel si celui de notre carte d’identité nous déplaît, mais aussi notre patronyme, odieux vestige du patriarcat et de la filiation aristocratique. Comme la majorité des gens finira par convoiter quelques noms à la mode, il faudra tirer au sort les heureux propriétaires des blasons désirables. Il y aura un Grand Loto des Noms, sans doute hebdomadaire ; la faveur des élus durera un temps juste assez long pour exciter les foules, juste assez bref pour que la jalousie ne dégénère en chaos. Mais le chaos aura gagné, puisqu’une pareille institution ne sera qu’une façon de gérer le délire et l’insanité.

Tout ceci n’aurait aucune chance d’arriver si nous avions refusé de vivre sous l’empire des euphémismes et des antiphrases. Il y a longtemps que nous avons accepté le joug de cet empire. Si vous voulez savoir depuis combien d’années, il vous suffit de dater l’entrée – dans votre oreille et dans votre bouche – de ces vocables qui se sont imposés « pour pulvériser le réel », en substituant au nom légitime de la chose une autre façon de la dire, légalement mieux adaptée à la vanité humaine et au « mode d’exercice comptable », comme l’écrit mon ami Guido José Mizrahi. Il vient d’en dresser une jolie liste. Comme il est argentin, je traduis : «  On doit dire opinion pour ignorance, point de vue pour vérité, population pour peuple, libéralisme pour escroquerie, marché boursier pour casino, haute finance pour banditisme, union civile pour mariage, consensus pour autorité, individu pour personne, jeunesse pour immaturité, maladie pour vieillesse, décès pour mort, ouvrier pour esclave, cellule nucléaire pour famille, idéologie pour erreur, tolérance pour religion, vacances pour oisiveté, tourisme pour voyage, addiction pour vice, trouble mental pour démence, thérapie pour confession, pédagogie pour enseignement, responsabilité pour faute, formation pour étude, environnement pour Création »… Liste non exhaustive, naturellement, et il en vient d’autres dans la foulée, tels qu’avortement pour infanticide, euthanasie pour suicide, migration pour invasion, terrorisme pour rébellion, complotisme pour scepticisme, politique sanitaire pour destruction insalubre, distanciation sociale pour interdiction d’aimer, monnaie numérique pour suppression de l’aumône, écriture inclusive pour ruine de la pensée, etc., etc.

Mis devant cet état de fait, beaucoup se rassurent en se disant qu’il s’agit de caprices passagers, d’us et coutumes transitoires, avant le retour à la normale ; ils espèrent que la situation se stabilisera et que nous reverrons un jour une société où il fait bon vivre dans la concorde. Pour ma part, je crois que la situation s’aggravera, car les injustices et les crimes monstrueux engendrés par cette gigantesque désinvolture n’ont déjà plus le pouvoir d’éveiller la masse somnambulique. Essayez donc d’alerter autour de vous. Au mieux, vous obtiendrez quelques bâillements.

Quand le sens commun devient la chose la moins commune, il n’y a plus de dialogue; quand un déluge d’insignifiance submerge ce qui signifie, la conversation est morte et enterrée. Aucun accord ne tient avec notre semblable; pire encore, aucun désaccord. Car, d’un instant à l’autre, sur une simple lubie, notre semblable peut très bien n’être même plus semblable… à lui-même. Il peut parfaitement devenir quelqu’un d’autre. Il y a moins d’une minute, ne vous a-t-il pas dit quelque chose qui est l’exact contraire ce qu’il est en train de vous dire ? N’a-t-il pas anticipé sur votre contradiction en objectant le droit qu’il a de se contredire tout seul ? Ne vous a-t-il pas affirmé son soutien pour un motif quelconque, puis ne vous l’a-t-il pas retiré pour un second motif, qui se trouve être un équivalent du premier ? On ne parle pas avec Protée, dieu des métamorphoses et gardien visqueux des phoques, qui ne sont ni chair ni poisson. Mais notre faux-semblable n’est pas un dieu; c’est un pauvre mortel; il n’est pas fait pour se métamorphoser à volonté, et s’il essaie, l’expérience finit mal: comme il use d’une langue qui ment, il n’arrive jamais à mettre sa vie en accord avec ses propres pensées et avec ses propres sentiments ; et comme il arrive encore moins à réconcilier les unes avec les autres, il en vient à crier « Au meurtre ! » en plantant dans son cœur le couteau qui le tue.

Un exemple parmi d’autres : avant-hier, j’ai félicité l’auteur d’un article qui louait un écrivain russe contemporain. Aussitôt, un type en colère est sorti du bois pour me dire de ne pas « réifier » cet écrivain russe. Après quoi, il a donné son avis – lequel s’est révélé absolument identique au mien. Seigneur Jésus ! Que voulait-il me dire, à part « Non, non, non, je suis tout à fait en désaccord avec vous, la preuve je pense tout à fait comme vous » ? Et si c’est bien ce qu’il voulait me dire, ne mériterait-il pas de porter un entonnoir sur la tête ?

La question est donc la suivante : quels murs seront assez épais pour nous protéger de ce monde de cinglés ? Je crois avoir trouvé un élément de réponse : les murs d’un asile psychiatrique. Et je viens de poser ma candidature – non en tant qu’interne mais en tant qu’interné. Dans un monde de fous, une maison de fous est le seul endroit où ceux qui n’ont pas complètement perdu la boule ont l’espoir de trouver refuge.

C’est ce qui m’est apparu avec clarté lors de ma visite de l’établissement que j’envisage; il se trouve au bon air, en pleine verdure, dans une région de moyenne montagne. Qu’ils me pardonnent de trahir ce secret, mais j’ai l’impression d’avoir perçu l’étincelle d’une complicité subreptice dans le regard de quelques-uns des pensionnaires. Certains semblaient s’être fait passer une camisole pour des raisons inavouables, analogues à celles qui me donnent envie de les rejoindre. Ils ne sont pas excessivement malheureux, et j’en ai vu qui jouaient ensemble dans le parc. Plus loin, derrière une vague clôture, d’autres bêchaient un potager ou nourrissaient les animaux du poulailler. Tandis que je les observais, une chèvre naine s’est enfuie dans ma direction. Elle fut bientôt rattrapée par l’un d’eux, qui s’approcha de moi pour me demander une cigarette. Pendant que nous fumions, je lui ai demandé comment s’appelait la chèvre. « Biquette, comme toutes les chèvres », m’a-t-il répondu en haussant les épaules. Biquette ! J’étais prêt à tout, mais certainement pas au vieux sobriquet des campagnes – quelconque, fiable, sans prétention et sans ambiguïté. Nous échangeâmes quelques mots. C’est lui qui m’apprit que le directeur de l’asile prohibait la presse, la radio, la télé, les écrans, et qu’ils n’écoutaient de la musique que lorsque des musiciens venaient en personne réchauffer leurs âmes par des sons harmonieux. Je me surpris à rêver. Ils ont leurs petites manies, leurs petites chimères, certes, mais qui n’en a pas ? Au sujet des soins, pour ce que j’ai pu voir, les médecins et les infirmiers ne leur imposent pas brutalement une fiction plus mortifère que la leur. Là-bas, il y a encore un peu d’espace pour nommer les choses par leur nom, un peu de paix pour les savourer telles qu’elles sont. Alors je garde confiance. Mon dossier est sur le haut de la pile, m’a-t-on dit.