Musique de table pour une meute de cannibales affamés

 

Quasi ultima verba

 

Ils veulent manger de l’homme, et en même temps ils craignent d’être mangés;
aussi est-ce avec la plus grande circonspection qu’il s’observent“.
Lu Xun, Le Journal d’un fou

 

 

Quand une porte se ferme, une autre s’ouvre, et ainsi de suite, jusqu’à la dernière, qui fait entrer les lions.

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Il faut environ quatre ans pour que l’eau de pluie atteigne une nappe phréatique. Certaines paroles, après deux millénaires, n’ont toujours pas pénétré jusqu’à nous.

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La liberté de pensée a été assortie de la liberté d’expression pour qu’on ne puisse plus penser dans le vacarme.

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La mauvaise conscience est le prix à payer si l’on veut découvrir ce que les hommes sont prêts à vendre pour en avoir une bonne.

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Nos temps sont bien meilleurs qu’on ne le dit. Par exemple, l’excellence, la droiture, la magnanimité, et même l’humble savoir-faire sont si unanimement respectés qu’on les exempte, à titre gracieux, des embarras de tout succès.

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Sous prétexte de sauver l’esprit d’enfance, les modernes ont réussi le prodige de généraliser la marche à plat ventre et l’impossibilité de contrôler ses sphincters.

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Que de métamorphoses, lorsqu’une génération n’a pas l’esprit de son âge ! Dans un monde où les vieux sont crédules comme des poussins, les jeunes sont clos comme des huîtres.

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Les époques grotesques se distinguent des époques médiocres par un point : les louanges y sont systématiquement pires que les blâmes.

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La charité de la vérité ne s’oppose pas à la “cruauté du mensonge” ; elle s’oppose aux douceurs de la séduction. La séduction est l’opération par laquelle un individu offre à un autre une image aussi conforme que possible de ce qu’il demande. Or ce que nous demandons n’a souvent aucun rapport avec ce dont nous avons réellement besoin. Identifier ce dont notre prochain a réellement besoin est une tâche plus ardue que la satisfaction de ce besoin une fois identifié.  

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La fille aînée de l’Eglise est tombée dans des égouts si profonds qu’il faudra un séisme au moins pour en retrouver la trace.

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Le dogme qui consiste à bannir tous les dogmes a rendu la stupidité dogmatique.

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On voit tous les jours – par les tracas qu’elle induit, et les mésusages, et les détresses, et la quête effrénée d’un mode d’emploi – que l’exclusivité du libre-arbitre n’est pas le cadeau que les humains auraient pensé s’offrir en premier lieu. 

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Plus on raffine le superflu, moins on enseigne le nécessaire. Il y a des ampoules au xénon de 7000 watts capables d’éclairer un livre à 16 km de distance, mais il n’y a plus de lecteurs.

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Avoir quelque chose à dire ne suffit pas ; encore faut-il avoir le mauvais goût de croire ce qu’on dit ; alors on mérite l’honneur de ne pas être lu.

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L’homme est la seule espèce sensible au ridicule. Un singe qui voit un homme faire le singe ne se rend pas compte qu’on se moque de lui. Tout indique cependant qu’une bascule est en cours, car nous ne nous rendons pas compte que les singes ont de plus en plus de raisons de se moquer de nous.

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Lorsque des types humains inférieurs et détraqués accèdent à la richesse et au pouvoir, tout ce qui a du prestige est sans valeur et tout ce qui a de la valeur est sans prestige.

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L’appétit du pouvoir et le goût de la luxure ne sont que les pis-aller de frustrations artistiques et religieuses.

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La possibilité d’une vie intelligente étant compromise sur la Terre, il est question de coloniser Mars avec le gratin des débiles légers.

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Satan a inventé les cabinets de conseil et les agences de communication pour optimiser son image de marque.

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C’est Héphaïstos, dieu des forges et fabriquant d’armes, qui conçut le tout premier automate. Les Grecs auraient pu en produire d’autres, mais ils aimaient trop la gloire pour se dispenser de faire la guerre eux-mêmes, et ils aimaient trop leurs esclaves pour les priver de travail.

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Toutes les critiques anxieuses des nouveaux dispositifs technologiques passent à côté de leur coup de maître : être parvenus à masquer qu’ils n’existent, ne se propagent et ne se perfectionnent qu’avec l’inflation des sept péchés capitaux ; quant aux rares vertus qu’ils absorbent, elles tiennent toujours pas un bout à celui des vices qu’ils s’attachent le plus à répandre.

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Paul Morand a révélé pourquoi l’américanisation du monde devait fatalement instaurer une tristesse de fer : «Les machines sont les seules femmes que les Américains savent rendre heureuses.»

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Les Etats-Unis, c’est le plus laid des singes donnant des leçons de beauté.

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Aujourd’hui, Ivan Karamazov écrirait une Légende du Grand Ordinateur : l’histoire d’une Intelligence Artificielle qui expliquerait au Christ revenu sur terre qu’il a fait le déplacement pour rien, parce que Dieu s’est incarné dans l’algorithme.

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Nous aimerions être des chevaliers allant bravement au devant de l’ennemi, mais la nature du combat a changé au cours des derniers siècles. On lutte sans confusion contre quelqu’un qui en veut à notre vie ; il est autrement plus difficile de lutter contre quelqu’un qui en veut aussi à la sienne.

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La bêtise est la chose du monde la mieux considérée, car personne ne pensant en être aussi bien pourvu que les autres, ceux-là mêmes qui sont les plus faciles à contenter ont coutume d’en désirer plus qu’ils n’en ont. 

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Chacun a ses opinions, mais rares sont les cerveaux qui ont le privilège d’assister à la naissance d’une idée personnelle.

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Certaines âmes sont comme des maisons qui ont une chambre d’ami et une chambre pour l’assassin de l’ami. Beaucoup d’autres ont de la lumière aux fenêtres, mais personne à l’intérieur.

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Dès qu’ils se rassemblent, les intellectuels forment des cercles et tournent en rond. Il faut briser les cercles pour faire des arcs.

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Les gens intelligents sont très toxiques pour les crétins, mais les crétins se vengent en les faisant crever d’ennui.

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Le voisin est l’avenir de l’homme. Tout dépend non d’une embrassade universelle mais de la bonne tenue des murs mitoyens.

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Quand on voit de quel paradis rêvent certains, on comprend mieux pourquoi leur vie est infernale.

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Ce qu’est l’enfer, les damnés l’ignorent. Dieu seul le sait, parce que lui seul sait ce qu’ils perdent.

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Tous nos jugements sont des jugements avant-derniers.

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Sans gluten, sans lactose, sans alcool, sans caféine, etc. : l’habitude de définir les aliments par ce qu’ils ne contiennent pas ne pouvait s’épanouir que dans une société sans foi ni loi.

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Un art, un peuple, une culture doivent être jugés selon leur aptitude à assurer concrètement la sauvegarde de ce qui est vraiment humain dans l’homme.

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Soit vous avez un programme, soit vous avez des principes. Le combat actuel se livre entre ceux qui planifient des choses à faire et ceux pour qui il y a des choses qui ne se font pas.

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“Que penses-tu de la peine de mort?”
– Et toi, que penses-tu de l’usure, de l’infanticide, de la haute trahison ?

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La coutume barbare des exécutions capitales a été abolie chez nous au profit de raffinements plus civilisés, comme la joie d’être gouvernés par des traîtres et des empoisonneurs en pleine forme, le réconfort de savoir que l’impunité est à portée de tous, pour peu qu’on s’en donne la peine, sans oublier ce plaisir très sûr qu’on savoure dans les rues où la mort, enfin libérée, peut exprimer son potentiel quand ça lui chante.

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Parce que les hommes ne cessent de se comparer aux autres, la vitesse de leur chute leur échappe. Les locataires de chaque étage se jugent toujours mieux lotis que ceux du dessous, même quand tout l’immeuble s’effondre.

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Que de métamorphoses, lorsqu’un sexe n’a pas l’esprit de son genre ! Dans un monde où les poules cocoriquent, les coqs ont des envies de pondre.

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Le point d’arrivée de toutes les utopies se trouve systématiquement en arrière de leur point de départ.

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Les conservateurs et les réactionnaires auto-proclamés se plaignent de la dégradation du décor, alors que le sol se dérobe sous nos pieds, avec les piliers qui supportaient une civilisation tout entière. On ne fait pas de garde-meubles dans une ville bombardée.

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Les libéraux n’ont pas compris que le contraire de l’esclavage n’est pas la liberté en soi mais le service effectif et concret. Le contraire de l’esclave n’est pas l’”homme libéré” mais l’homme qui sert librement. Le contraire de l’esclave est le serviteur.

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Nous disons que l’homme ne change pas pour justifier la répétition de nos fautes favorites, et nous exigeons qu’il change pour que d’autres cessent de répéter les leurs.

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“Le bonheur est un vase posé sur la tête d’un mandarin ivre, et qui éternue” dit un proverbe chinois. Bien vieillir consiste à marcher parmi les tessons des bonheurs perdus sans oublier que nous ne sommes bons qu’à briser des vases.

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Lire, méditer, consulter les êtres, contempler les choses, et demeurer tranquille : crime de lèse-majesté quand l’agitation et la mobilisation permanente sont les ordres du souverain.

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“Pourquoi relire les vieux classiques?”
– Parce qu’ils sont en avance sur nous.

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A l’inverse des poissons, les livres les plus frais sont les plus vieux. La majorité de ceux qui viennent de paraître sentent déjà le pourri.

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Nous sommes des nains sans vision depuis que nous sommes descendus des épaules des Anciens.

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Tant de phrases écrites, balayées par les vents, perdant voile et mâture, parce qu’il leur manque un lest, une quille, qui est la conscience de la mort.

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L’histoire de l’art se résume à l’histoire des temples : qui les bâtit, comment on les décore, ce qu’on y chante.

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Chercher l’émotion en art est le plus sûr moyen de la rater. Les plus belles œuvres n’ont pas été voulues belles, mais bonnes. Vidit quod esset bonum.

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La notion d'”art éphémère” témoigne d’un degré d’ignorance et de présomption rarement atteint. Qu’est-ce que l’art, sinon ce qui veut durer au-delà de la mort ? Qu’est-ce que sa durée, sinon une vie à peine un peu plus longue que la nôtre ? 

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Les critiques littéraires sont d’étranges organismes qui trouvent encore le moyen de parler après qu’un écrivain les a tués.

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Au bout du compte, la meilleure littérature aura été ce qu’est le champion de jeûne de Kafka : un obstacle minime sur le chemin de la ménagerie.

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Ma sympathie va au lecteur qui, ayant lu Madame Bovary, renoncerait à lire quoi que ce soit d’autre. En revanche, les professeurs qui tiennent Flaubert en laisse de colloque en colloque me donnent des envies de meurtre.

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Pire que détruire une chose, faire croire qu’elle vit en habitant son cadavre. Notre culture ressemble à la dépouille d’un lion qui remue parce que les vautours lui fouillent les entrailles.

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Ce que j’admire, je préfère qu’on l’insulte et qu’on le persécute, plutôt que de le voir domestiqué par des platitudes.

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Le rôle de l’argent n’est pas aussi déterminant qu’on le dit dans les milieux d’argent ; en revanche, il est surdéterminant dans les milieux culturels, où l’on n’en fait jamais mention.

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Joseph Goebbels avait établi un programme culturel pour occuper les Français ; il tenait en deux points : “Films stupides et chansons légères”. Force est de constater que nous avons assez bien poursuivi ce programme depuis l’Occupation, en y ajoutant il est vrai le cirque télévisuel, l’art hideux et la littérature d’illettrés.

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Ce que les esprits distingués ne pardonnent jamais, c’est la goutte d’âme en trop qui fait déborder la page.

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Il est désormais convenu de penser qu’une personne qui s’enflamme dans une discussion ne cherche qu’à dominer les autres. Quelqu’un qui exprime une conviction avec énergie est un dictateur en herbe, un individu dangereux qui ne rêve que d’opprimer son prochain. En vérité, la plupart du temps, il cherche moins à persuader qu’à se sentir en vie ; il fait une expérience plurimillénaire, aux antipodes de la façon récente de voir les échanges : il vérifie s’il a assez de feu en lui pour produire de la lumière et de la chaleur. Toute discussion est aussi préhistorique que l’assemblée de quelques chasseurs d’ours autour d’un brasier nocturne.

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Les grands hommes ont une fâcheuse tendance à vivre à l’insu de leur biographe.

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On ne devient pas guerrier parce qu’on se sent des pulsions héroïques. On devient guerrier parce qu’on est réduit à rien, brisé, misérable, menacé d’anéantissement. On devient guerrier parce qu’on est acculé à se battre pour une seule bouffée d’air.

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Pour faire un poète digne de ce nom, la recette est simple : des souffrances précoces, quelques expériences amères, une timidité maladive et une sensation d’asphyxie terminale aussi fréquente que possible.

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Pour écrémer les écrivains, tempérer leur incontinence et prévenir l’irresponsabilité intellectuelle, il faudrait que chacun des mots qu’ils emploient soit relié à un fil dont l’extrémité se termine par un crochet directement planté dans la pulpe de leur système nerveux. Dispositif efficace – difficile à mettre en pratique, certes -, dont résulterait à coup sûr la plus belle accalmie éditoriale qu’on ait vue depuis Gutenberg.

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Grâce à Dieu, nous avons tous le même ange gardien : il s’appelle le sens de l’humour.

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La volonté de Dieu est aimable parce qu’elle n’est pas la nôtre. Rendre grâce de nos bonnes fortunes à la Providence ou remercier le Malin, ça peut être tout un, moins l’honnêteté. 

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Les bons vivants toujours contents d’eux-mêmes croient volontiers bénéficier d’une grâce spéciale. Un jour, l’un d’eux m’a fait cet aveu : “Je sais que Dieu m’aime, et ça me suffit !”. Je n’ai pas osé lui dire qu’il devait se préparer à une éternité compliquée, ayant été jugé trop fragile pour commencer son purgatoire ici-bas.

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Ceux qui préfèrent parler de “spiritualité” plutôt que de religion ont complètement perdu de vue que les démons sont spirituels. De purs esprits : non seulement c’est ce que sont les démons, mais ils ne sont même que ça.

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“La vie est courte, il faut en profiter…”: philosophie de violeurs et de tueurs en série.

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Un riche peut connaître le prix des choses, d’aventure en fixer quelques-uns, mais c’est seulement dans la grande pauvreté qu’on apprend que tout est gratuit.

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Etre vraiment pauvre, c’est l’être de tant de façons qu’on n’a même pas de quoi s’en rendre compte.

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Ménager sa sensibilité est le souci de ceux qui en ont peu.

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Cherchez la douleur d’un homme, vous trouverez sa douleur et sa joie.

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Se connaître, c’est découvrir de combien d’imitations ratées notre reflet dans le miroir est l’agrégat saugrenu.

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Est-ce parce que désir et dérision forment une douce euphonie que la vie se plaît à les associer si souvent ?

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Dieu ne frustre pas nos désirs parce qu’ils sont trop grands, mais parce qu’ils sont trop petits.

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Après nous avoir baladés comme des fous dans la jeunesse, le diable nous invite à trouver une “situation” digne d’un homme mûr et raisonnable, qui ne sera plus entraîné par rien, ni par la folie des ténèbres, ni par celle de l’amour.

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Il n’est pas toujours facile de discerner ce qu’il est de notre devoir d’acquérir et ce que Dieu nous refuse pour notre bien.

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Ô progrès ! Grâce à la science, Roméo peut enfin déclarer sa flamme en termes précis : « Le sentiment amoureux ayant désactivé les circuits cérébraux qui mobilisent les affects négatifs et le jugement sur autrui, ce que j’éprouve à ton contact, ma Juju, n’est rien d’autre qu’un silence neuronal temporaire… »

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Nous cherchons d’autant plus à nous faire comprendre que nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes.

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Beaucoup d’expériences ouvrent l’esprit, c’est un fait, mais l’on oublie souvent de vous dire que certaines d’entre elles peuvent vous détruire le cerveau. La propagande fait un bruit considérable sur l’ouverture d’esprit ; elle reste parfaitement silencieuse sur les ravages subis par ceux qui ont dilaté leur entendement au point d’avoir tout connu et de n’avoir rien compris.

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Nul ne va à la véritable connaissance de son plein gré, mais tiré par les cheveux, en découvrant qu’elle coûte les yeux de la tête. 

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Il y a tant de divertissements gratuits qu’un jour les foules paieront pour faire l’expérience de cette chose effrayante et disparue qu’on appelait l’ennui.

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Dans ces villes qui ne sont plus des villes mais des agglomérations, les arbres et les âmes appartiennent au mobilier urbain.

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Faute de sentiments forts, et de peur d’être blessée, la jeunesse petite-bourgeoise invente le “polyamour”, ou l’art des cocus satisfaits.

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Chez les baudroies cératioïdes, les corps s’accouplent en fusionnant. Les parties inutiles du mâle, tels les yeux et les nageoires, se mettent à dépérir, et le pauvre bougre passe le reste de sa vie attaché à la femelle comme un vulgaire appendice sexuel. Ce qui arrive dans les grands fonds se voit parfois dans les salons.

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Un signe certain auquel on reconnaît qu’une femme aime un homme : elle l’époussette comme un vieux meuble.

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L’impression de souillure indélébile que donne une peau tatouée clame haut et fort ce cuisant secret que le tatouage entend pourtant recouvrir : ma chair est sale.

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La mode des chauves invite à réfléchir à ce nouveau type d’êtres qui semblent fiers d’avoir autant de cheveux sur le caillou que d’idées dedans. 

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L’idolâtrie dont les acteurs et les comédiens sont aujourd’hui l’objet contraste fortement avec la réprobation dont ils étaient naguère victimes. Nous rendons un culte aux hommes et aux femmes qui, n’ayant pas de talent ni de génie propre, se font les virtuoses de ces merveilleux attributs possédés par tout le monde : l’envie de se faire voir et d’être applaudi, la capacité de feindre et de tromper.

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Combien d’infirmes et de galeux, s’ils rencontraient le Christ au coin de la rue, se contenteraient de lui demander un autographe ?

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Il y a une explication à la disparition des enfants timides : on ne peut plus se cacher sous les mini-jupes de sa mère.

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Dans un magazine féminin, il y a dix ans : la recette du clafoutis aux cerises, suivi par un article intitulé “Il vous trompe? Trompez-le!”, suivi par le patron d’un chemisier à froufrous. Rien à ajouter sur ce qu’on appelle l’émancipation de la femme.

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Dieu a fait le chien fidèle, sachant qu’Ève se sentirait moins obligée.

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Un grand nombre de Français redoutent les musulmans de la même façon qu’ils s’inquiètent de l’empire des machines. Ils ont moins peur d’être remplacés que de voir paraître en plein jour la vérité sur ce qu’ils sont. Gloire à l’Islam de montrer à quel point sont veules ces hommes qui ne croient en rien ! Gloire aux robots de montrer à quel point ces veules en sont venus à haïr la vie !

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Les citadins courent s’installer à la campagne, croyant qu’ils renoueront tous les vieux liens dont ils se félicitaient d’être libérés. Ne les trouvant pas, méconnaissant le climat, la langue, la patine et les pudeurs qui accompagnaient la convivialité d’autrefois, ils paniquent, se grattent la tête, puis se mettent à dresser des cages d’acier au fond desquelles chaque “acteur du réseau local” est vertement sommé de “faire l’expérience du partage et du vivre ensemble”.

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La façon dont l’homme des champs regarde l’homme des villes fait penser au regard du jaguar dans un zoo ; il se perd au loin après avoir traversé le corps du visiteur sans y trouver quoi que ce soit d’assez substantiel pour intercepter la vision.

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Il faut reconnaître que le talent s’accompagne rarement du sens de l’honneur. La plupart des artistes mendient sans vergogne l’illusion qu’ils sont nécessaires à quelqu’un ; ils sont prêts à endurer la dèche et l’opprobre pourvu qu’on ne les trouve pas insignifiants.

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On se prend parfois à rêver d’un géant qui pisserait un torrent de bouillante allégresse sur cette termitière où chaque termite surveille l’autre avec la conviction de se comporter mieux que lui.

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Patriote pathétique, celui qui s’attarde dans le vestiaire militaire et qui prend des poses avec des citations ronflantes. Ecrasée sous le poids d’un casque trop grand pour elle, la tortue n’a jamais vu la ligne de front.

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Attribuer tous les maux d’une nation à la perversité de ses élites est un moyen commode de courtiser la dégénérescence de son peuple.

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Au fond des déplorations et des désespoirs inspirés par le déclin national, se cache une petite ingénuité historique, qui nous abuse sur le millésime de notre nostalgie. Le mal du pays a commencé avec Adam.

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Le malheur du monde actuel vient des alphabètes qui ne savent rien lire ni deviner, pas plus le double sens d’un poème que l’ombre d’un nuage ou la santé d’un pissenlit.

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Quand la vie t’est légère, demande-toi à qui tu la rends lourde.  

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Ce n’est pas le système qui est corrompu, c’est la corruption qui est le système.

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Je ne suis pas plus élite que peuple, mais sous le règne du Technodertal, j’ai grande tendresse pour le Péquenopithèque, mon semblable, mon frère, dernier rebut du génome adamique.

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La vie publique du mâle se change en martyre quand l’agora bourdonne d’histoires de femelles, inventées par des femelles, à l’intention des femelles.

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Cerné par des contemporains incultes, méprisé par les ignorants et traqué par ceux qui cherchent la flatterie, le lettré se rapproche chaque jour un peu plus de son modèle originel : ermite ou moine.

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L’extrême intelligence parait toujours excessive et outrancière au regard d’une opinion modérément conne.

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Les hommes étouffent les cris de leur conscience avec le bruit de leur propre bavardage intérieur. Inutile de crier, ils sont sourds d’eux.

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L’espèce humaine se distingue nettement des animaux par son exceptionnelle malhonnêteté. Une évidence après des milliers d’années d’exercice sur la terre, mais qui, c’est curieux, ne semble pas éblouir les yeux du grand nombre. Nous sommes les seuls à prendre la voix de nos pulsions pour une imitation acceptable de la voix de la conscience, quand il ne s’agit pas de la voix du Saint-Esprit lui-même. A noter qu’en général, afin de farder leur simple intention de meurtrir ou de manipuler quelqu’un, les individus les plus malhonnêtes s’appliquent à commencer leurs phrases par “Pour être honnête…”, “Pour parler franchement…”, “Je vais vous dire mes quatre vérités… “, “Moi, je ne mâche pas mes mots…”, etc.  

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La communauté des assassins a coutume de juger “cynique” la vérité crue qu’on a la naïveté de confesser. C’est que le cynisme authentique adore les euphémismes, les paravents sémantiques et les sentiments ornementaux. On reste très fleur bleue, dans la boucherie.

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A côté des hordes d’anthropophobes sauveurs de la Planète, le misanthrope d’hier était un joyeux camarade.

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Les Mentawaï de Sumatra se décorent de fleurs et se tatouent des pieds à la tête ; selon eux, le corps doit être beau pour que l’âme ne soit pas tentée d’en sortir. L’élévation d’une telle croyance passe infiniment les sinistres raisons de tous nos maquillages. 

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Quand Viollet-le-Duc chuta au fond d’une crevasse du Schwarzberg, il sut qu’il allait mourir, mais s’émerveilla des concrétions de glace autour de lui. Suspendu par un fil, promis à une fin certaine, il s’abîma dans la splendeur qu’il avait sous les yeux, qui l’enveloppait, lui gelait les doigts et lui frigorifiait les os. L’erreur qu’il avait commise en partant sous-équipé pour cette marche, avec un seul guide, n’occupait pas son esprit. Tout à coup, il oublia de calculer avec angoisse ses chances de survie. C’est en apparence que le froid le tuait, car son cœur fondait dans une extase mortelle. Qu’au moins, si nous chutons, cette faveur nous soit accordée !

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Le cœur humain grince et couine comme la boîte aux lettres qu’une petite vieille ouvre chaque matin, y trouvant toujours les mêmes tentations commerciales, jamais le courrier transcendant qu’elle attend.

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Le futur est écrit, mais nous ne savons pas encore quel sera notre passé.

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Dans la profondeur des années, apparaissent des visages et des noms, fugaces, égarés, douloureux, des visages qui cherchent leur nom, des noms qui cherchent leur visage, comme les habitants de limbes personnels. Tel regard surgit au-dessus de telle bouche qui a prononcé telle parole, et le regard disait quelque chose que la parole ne rejoignait jamais, la bouche quelque chose que le regard ne voyait pas, comme si la distance et le temps, loin d’avoir tout brouillé dans l’oubli, se chargeaient de restituer à la mémoire – au-delà des harmonies fortuites et des significations apparentes – l’essence même du drame dont ils étaient déchirés.

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Et dire que si l’enfant que je fus avait survécu il aurait à peu près mon âge !

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Dieu est, donc je suis… et encore, ce n’est pas gagné.

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Il nous aura été donné de voir briller le catholique à théologie variable. Son oui est un “peut-être” et son non un “ça dépend”; il abuse de la locution “en même temps” pour ménager la chèvre et le chou, servir plusieurs maîtres à la fois, et dérober ses mains avec souplesse aux clous du paradoxe crucifiant.

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C’est la vulgarité du slogan qui a révélé la noblesse du préjugé.

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Ne pas confondre limite et modération. Les prêcheurs de modération haïssent tout ce qui n’est pas aussi faible qu’eux. Tandis que la fonction réelle des limites est d’intensifier la force qu’elles contraignent, comme les parois d’un canal augmentent le débit d’un fleuve qui, sans elles, s’étalerait sur ses bords dans un marécage statique et pestilent.

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Les gens raffinés sont très à cheval sur la qualité des vins qu’ils boivent, mais dès qu’il s’agit de la qualité de ce que leur esprit ingurgite, ils s’empressent de la diluer dans l’élément le plus neutre, le plus insipide, pour en abolir les effets. Là, c’est toujours le miracle de Cana à l’envers. Combien de fois a-t-on conseillé au Christ de mettre de l’eau dans son vin ! 

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Tout bien pesé, ce nouveau totalitarisme tant redouté aura mérité de s’appeler le Règne des Fades.

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Les pingouins nous ressemblent : musiciens d’un orchestre dévalisé, cherchant leurs instruments sur la glace, avec le pantalon sur les chevilles. Un silence d’une blancheur infinie plane sur leur détresse.

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Il y a deux sortes de vérités : celles qui nous laissent indifférents et celles qui nous transpercent l’âme. Les premières prospèrent aux dépends des secondes, sans lesquelles on oublie qu’on a une âme.

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Que des hommes soient allés sur la Lune est indifférent. Que tant d’hommes y croient dur comme fer fait mal au cœur.

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Toute connaissance acquise sans trembler d’amour ou de pitié rend idiot.

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Il existe chez beaucoup une limite au-delà de laquelle la conscience de l’immense souffrance du monde bascule du côté de la cruauté. La pure indifférence est incompatible avec les muscles du cœur, et ce qu’on ne peut plus aimer, on le hait bientôt.

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A certains de leurs patients, les thérapeutes seraient en droit de rendre ce diagnostic : – Le sens du Vrai s’est atrophié en vous; vous subissez “la force des choses” comme s’il s’agissait d’un dieu, et vous vous obstinez à croire que penser du bien de vous-même est la fin dernière de toute action. Encore heureux que vous vous sentiez malheureux !

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La beauté est la trace, plus ou moins furtive, de quelque chose qui a été aimé avec une ferveur éternelle.

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Scandale pour les idéalistes, folie pour les matérialistes : il n’y a pas de vraie distinction entre la forme et le fond. La forme n’est que le fond retourné comme un gant.

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Il semble désormais nécessaire d’expliquer une œuvre avant de la lire ou de la regarder, de telle sorte que l’explication prévaut quasi toujours sur ce qu’elle explique. Malédiction de l’art réduit à la notice du professeur et du commentateur ! Ce n’est pas seulement le monde de la spéculation financière qui a réduit l’expérience esthétique à des jeux de concepts (faciles à convertir en chiffres), mais la société dans son ensemble, dont les meilleurs élèves sont tragiquement insensibles aux formes, à leur profondeur, au fait qu’elles soient ces formes-là et non d’autres formes, comme dans le discours indifférent de l’information pure.

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On peut être trop paresseux pour faire les choses sans passion.

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Rebelle : bêle deux fois.

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Il y a peu de différence entre celui qui se flatte de s’être affranchi de sa vieille croyance en Dieu et le cul-de-jatte qui crache sur l’archaïsme d’avoir des jambes au nom de la modernité du fauteuil roulant.

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L’animal doué de la plus grande liberté d’esprit, c’est l’homo catholicus. Le sceptique se trouve juste en dessous, parce qu’il est encore assez servile pour se prosterner devant ses propres doutes.

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La foi est une quantité – non une qualité ou un agrégat de qualités et de vertus.

Il n’y a pas des croyants d’un côté, des athées de l’autre, et des agnostiques au centre. Il y a celui qui reçoit 90% de foi, celui qui reçoit 50%, celui qui reçoit 10%, et l’immense majorité qui oscille entre 0,1 et 5 %, selon ce qu’elle peut encaisser sans mourir de brûlure. Les convertis le savent: la conversion n’est pas le refroidissement du désir, c’est l’augmentation d’un feu.

Quand le Christ demande trois fois de suite à Pierre s’il l’aime, il ne lui demande pas comment ni de quelle façon, mais combien il l’aime ? A quel point ? Jusqu’où ? (Jean 21, 15-17). Il insiste sur la différence entre “philéis” (aimer tout court) et “agapas” (aimer de façon inconditionnelle).

Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ? Au premier, au deuxième, au troisième degré ?

Comme l’amour, LA FOI EST UNE QUANTITE. Son unité de mesure est le grain de moutarde (Luc, 17, 6).

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Chercher Dieu, c’est bien, mais ce n’est pas tout. Hérode aussi cherchait Jésus, avec un poignard dans la main.

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Un enseignement qui ne saigne pas n’a rien à enseigner.

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Mettre de l’ordre dans ses pensées est une chose, affronter ses démons en est une autre, mais elles se suivent comme le poulain suit la jument qu’il tète.

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Il y a trois sortes de régimes politiques : les mauvais, les très mauvais, et les épouvantables. Régime épouvantable celui qui ne permet pas de revenir aux deux précédents.

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Un pays reste sous occupation étrangère tant que durent les divisions entre les autochtones qui s’y opposent.

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Parler avec un militant évoque le plaisir de faire du crawl dans une piscine de ciment frais.

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La légende raconte qu’on vint demander à saint Fiacre, ermite près de Meaux, de prendre la succession du méchant roi destitué. Il refuse, on insiste; il s’enfuit, on le poursuit. N’en pouvant plus, saint Fiacre finit par supplier le Ciel de lui flanquer la lèpre. Aussitôt, par miséricorde, le Ciel le fit lépreux. 

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C’est dans la mesure où le travail est devenu une servitude qui rapporte, que la contemplation a été prise pour une oisiveté sans fruit.

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L’homme adulte passe son temps à oublier ce que son enfance lui a appris.

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Il se passe plus de choses dans un seul jour quand je m’ennuie que dans toutes vos semaines pleines de rendez-vous.

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L’histoire est un théâtre dont le souffleur amnésique ridiculise les acteurs, en mélangeant les rôles et les époques.

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En entendant parler les médias, on se dit qu’il eût mieux valu que la langue française ait disparu dans sa beauté de femme mûre ; elle n’aurait pas donné cette impression de petite grand-mère sans défense, séquestrée dans une cave par des sadiques, pour y subir les derniers outrages.

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Jadis, quand il y avait encore des livres, si l’éditeur s’apercevait qu’une coquille s’était glissée dans une phrase, il faisait insérer une petite feuille volante avec sa correction, un ERRATUM. La présence d’un erratum entre deux pages témoignait d’un esprit enclin à s’amender, était une politesse, un hommage rendu par l’infirmité de l’ouvrier à la perfection de l’objet. Cette pratique s’est perdue avec le reste – non parce que les hommes ne commettent plus de fautes mais parce qu’ils ne commettent plus que ça. A tel point que tout ce qui s’imprime, tout ce qui s’écrit, tout ce qui se dit pourrait être signalé comme ERRATA, liste des erreurs, errances, errements, dans quoi nous ne cessons de tomber, à cette différence près que notre arrogance et notre désinvolture nous interdisent d’imprimer la vraie version, d’écrire la chose exacte, de dire la juste chose.

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Il en va d’écrire comme de cultiver un champ. Il y a des phrases toutes faites et des tournures faciles qui permettent d’atteindre plus vite la compréhension, comme il y a des engrais chimiques qui permettent d’atteindre un rendement plus rapide. Dans les deux cas, forcer le temps perd le fruit : ce qu’on gagne en durée est pris sur la denrée.

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Au lecteur trop hâtif, qui se précipite pour commenter un texte cuvé durant des années: “Quelle jaculation précoce ! C’est madame qui doit être contente…”

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La plupart des gens détestent les propos décisifs, parce que leur existence repose sur une absence de décision entretenue avec soin. Ils aiment qu’on flatte en eux la glande des possibles, et qu’on leur caresse l’imagination avec des images de ce tout qu’ils auraient pu être sans renoncer à rien pour le devenir.

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Lorsqu’on parle souvent de malentendus entre deux personnes, il faut commencer à se demander si ce n’est pas le contraire qui a lieu : elles se sont bien entendues l’une l’autre, beaucoup trop bien pour réussir à étouffer une différence qui les met au bord du conflit – ce qui s’appelle un différend. Il y a des malentendus heureux comme il y a des bienentendus sanglants.

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Contrairement aux apparences, des personnes croisées à un carrefour nous sont moins proches que d’autres qui poursuivent une route lointaine et ignorée, mais parallèle à la nôtre. Les effusions de hasard se terminent souvent en se tournant le dos, dans des directions opposées. 

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La honte que nous inspire un admirateur idiot ne se soigne qu’en acceptant de voir l’idiotie dont nous sommes complices.

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Qui n’a jamais été qualifié de “lucide” et d'”exigeant” par des tartuffes aveugles ne connaît pas le sens du mot ironie.

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Toute œuvre, une fois achevée, est un attentat contre la perfection de l’idéal qu’on en avait.

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Plus un idéal est élevé, plus le risque s’accroît d’en être l’apôtre hypocrite ou le bouffon pontifiant. Mais le risque n’a jamais été un argument contre l’idéal, car c’est sa vie, son épreuve, son aventure même. L’absence d’idéal n’entretient que des cloportes, en toute sécurité.

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Un idéal serait de forger des phrases assez tranchantes pour s’insinuer dans les fibres de l’orgueil comme un couteau à la recherche des articulations du poulet.

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Le seul véritable reproche qu’on puisse faire aux traditionnalistes, c’est de respecter la Tradition comme une mère, au lieu de l’honorer comme une femme. Le trésor des siècles a besoin d’enfants vivaces et créatifs, non de taxidermistes ou de gardiens de musée.

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Si nous nous plaignons à juste titre de l’usage profane des lieux saints, nous devrions nous soucier plus encore de sanctifier les lieux profanes. Lucie de Syracuse opéra des conversions dans la chambre sordide où on l’avait prostituée; d’un bordel, elle fit un sanctuaire.

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Dans notre bêtise, nous imaginons que les forces bénéfiques ne sont jamais dangereuses. Ainsi nous rendons le bien inoffensif et le mal tout puissant, pour nous dispenser des coups du bien et succomber au mal sans résistance.

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On doit craindre le sommeil de la raison. On doit craindre aussi son insomnie. La raison qui ne sait pas s’arrêter devant ce qu’elle ne peut comprendre et qu’elle ne comprendra jamais – fût-ce en mille ans de calculs et d’hypothèses – est encore plus dangereuse que l’idiotie qui ne comprend rien. Elle se croit éveillée, elle est somnambule. Elle prend son impatience pour un devoir et l’agitation de ses nerfs pour de la force. Avec un tel devoir et une telle force, on détruit le monde entier, et on détruirait d’autres mondes pareillement si on en découvrait.

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Le mystère de l’existence n’est pas fait pour être percé, mais pour être bu et respiré. C’est pour avoir confondu le mystère et l’illusion que la plupart des philosophes se sont mis à regarder l’univers comme on regarde le tour d’un prestidigitateur ; ils ont cherché le truc. Les scientifiques leur ont emboîté le pas, et ainsi sont-ils, dans des millions de laboratoires, en train de traquer la perfide petite combine moléculaire qui fait que les choses sont ce qu’elles sont.

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Les sciences humaines regorgent de formules et de mots tellement maladifs qu’aucun individu menant une vie simple ne peut les épeler sans voir se dessécher aussitôt la fleur de son entendement.

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L’humanisme a engendré la science de l’homme qui a engendré le laboratoire de cobayes humains.

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Il n’existe pas de “sciences humaines”. La seule science de l’homme, c’est le Christ qui l’a ; son nom est amour.

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Le sacre de la religion de l’Homme, c’est Napoléon Bonaparte déposant la couronne sur sa propre tête. Or l’homme ne peut pas se donner le sacré à lui-même. Pressentant que les autres sont tout aussi crapules que lui, il s’en doute bien d’ailleurs, car depuis il n’existe plus aucune autorité qui soit légitime.

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Rien d’aussi désespérant que la volonté de “donner un sens à la vie”, comme si la vie en manquait et comme s’il fallait en élucubrer un, quel qu’il soit, pour ne pas désespérer. Il n’y a de sens que reçu, perçu, deviné ou découvert. Tout le reste est absurde.

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La perte du sensus surnaturalis au plus haut niveau de l’Eglise est directement responsable de la perte du bon sens (sensus naturalis) dans le reste de la société.

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“Les idées divisent, les émotions rassemblent” déclare à la radio un prêtre qui fait dans la chansonnette. La niaiserie et l’anti-intellectualisme sont les péchés mignons d’un certain clergé, qui ne comprend pas l’importance première de la bêtise dans l’augmentation du mal sur cette terre. Si on a de la lumière dans le cœur et des ténèbres dans la tête, on échoue fatalement dans les ténèbres, parce que le cœur est la chaudière et la tête le pilote. Dieu abrutit ceux qu’il veut perdre.

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Craindre d’être idiot est intelligent. Craindre de paraître idiot est idiot. 

On sait, hélas, laquelle de ces deux craintes l’emporte sur l’autre, surtout chez les idiots qui font métier d’être intelligents.

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Le principal fléau intellectuel de notre époque est de crouler sous les prophètes annonçant l’imminence de catastrophes qui ont déjà eu lieu. Etre toujours en retard semble une faculté innée chez ceux qui parlent sans arrêt de l’avenir.

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Il n’y a pas de “catastrophisme éclairé”. Dans un monde qui choisit les ténèbres, c’est la lumière qui est une catastrophe. 

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Des individus qui n’étaient pas complètement imbéciles au départ réussissent parfois à le devenir avec le temps, rien que pour avoir la paix.

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Le mensonge est comme la violence, il cherche la paix. La vérité seule attaque, pour se défendre contre l’atroce cessez-le-feu des âmes mystifiées.

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La plus grande illusion serait de croire qu’autre chose que la guerre nous attend dès qu’on cesse de mentir.

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On est comme tout le monde quand on ne se prend pas pour n’importe qui.

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Les experts, comme naguère les politiciens qu’ils ont remplacés, débattent quotidiennement des paramètres économico-scientifiques auxquels ils souhaiteraient nous offrir l’opportunité de donner notre sang. Réunissez-en trois dans une pièce, et le spectacle commence, qui rappelle, par le pittoresque chicaneur et le sadisme tranquille, les disputes à propos des façons les plus séantes de sacrifier un être humain. Pour ces drôles, tout est question de protocoles et d’instruments; à la fin, il faut que quelqu’un disparaisse, et ce n’est jamais eux.

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Depuis que les droits de l’homme ont remplacé les dix commandements, la privatisation de la souffrance et la collectivisation des vices marchent main dans la main. 

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Maintenant que l’uniformité des modes de vie s’impose à tous, chacun cherche à se distinguer au moyen d’aberrations artificielles que l’ancienne variété éradiquait naturellement.

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Au lieu d’une aventure de péchés et de pénitence, d’erreurs et de repentir, nous avons préféré cette fable carcérale, où le désir de punir invente chaque jour de nouveaux crimes inexpiables. 

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Ceux qui ont la charge de réprimer un crime sont les plus exposés à la commission du crime qu’ils répriment.

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La Satanocratie n’est rien d’autre que le Grand Désordre organisé pour renverser les trois ordres définis par Pascal. Lorsque nous sommes horrifiés par la défiguration, offensés par l’abrutissement et laminés par le bizness impitoyable, rappelons-nous que ces fléaux rendent hommage malgré eux à l’ordre de la nature, à l’ordre de l’esprit et à l’ordre de la charité. 

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Tout pouvoir secret secrète son ennemi, afin de pouvoir paraître au grand jour avec la mission de le combattre.

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C’est dans le moment de légère euphorie qui suit une bonne action qu’on se sent le plus libre d’en accomplir une qui l’est moins.

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“Mon Dieu, venez à mon aide! Hâtez-vous, Seigneur, de me secourir !”. La courte prière de Jean Cassien convient à tous les états, et tout particulièrement lorsqu’on commence à se sentir content de soi.

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L’homme s’élève au niveau de l’ange
Pour plonger de plus haut dans la fange

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Il s’agit de faire des hommes avant d’espérer faire des saints. Ayant oublié cet ordre immuable, beaucoup comptent se sanctifier sans fournir les efforts nécessaires au minimum vertical ; ils ne peuvent jamais devenir des saints, mais ils deviennent parfois des “anges”, comme on disait jadis des fœtus avortés. 

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Si je fais le mal, ce n’est pas moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi; si je fais le bien, ce n’est pas moi qui le fais, mais le Christ qui habite en moi. L’identité du chrétien consiste à n’en avoir aucune, hormis l’écartèlement.

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Pour le chrétien protestantisé, ce qui demeure de plus révoltant dans la confession c’est que le pécheur n’est jamais absous au nom de ses excuses mais au nom du caractère inexcusable de ses péchés.

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L’homme jouit d’une disposition naturelle à être indisposé. La véritable éducation ne cherche pas à adapter toutes ses facultés au monde existant, mais à le rendre capable de souffrir ce qui ne pourra jamais le satisfaire.

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La tendance de l’individu à se fondre dans le collectif précède la tendance du collectif à oppresser l’individu. Mais comme la première tendance est plus difficile à admettre, c’est la seconde que tout le monde dénonce, afin d’échapper collectivement aux efforts de l’individualité.

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La formule « Dieu est mort » fait penser à ces gens qui croient que vous n’existez plus dès qu’ils ne pensent plus à vous.

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C’est ne pas connaître l’homme que d’être occupé par tout ce qui vient des hommes.

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Si la plus grande ruse du diable est de nous faire croire qu’il n’existe pas, la plus grande douceur de Dieu est de nous laisser croire que nous existons sans lui.

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Il existe quantité de cas de possession froide et tranquille. Lorsque Satan entra dans Judas (Jean, 13:27), Judas se mit-il à convulser en hurlant des blasphèmes ? Non, il termina sa petite affaire, se fit payer, jugea que le compte n’y était pas et courut se pendre parce qu’il ne servait plus au chauffeur dont il s’était fait le véhicule. 

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Ce monde est sans issue, mais il est accompagné.

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Savoir être seul fait le bon compagnon.

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De nuit d’agonie en nuit d’agonie, l’âme fait sa mue. Les journées sont réservées aux choses subalternes : gagner son pain, échanger avec les autres, etc.

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Imaginer la vie sans l’art m’est physiquement aussi impossible qu’imaginer l’Eternité sans Dieu.

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Une des grandes réussites de la modernité sera d’avoir fait passer le christianisme pour une énorme clef de château, à la fois somptueuse et désuète, qui n’ouvre aucune des petites portes à digicode derrière lesquelles cette modernité a claquemuré nos vies.

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Les modestes ont beaucoup de mal à tolérer les humbles, parce que la modestie consiste à reconnaître qu’on n’est jamais qu’un homme, tandis que l’humilité consiste à accepter de devenir fils de Dieu pour toujours.

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Comme la vie me manque, depuis que je suis né !

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Dire que le Verbe s’est fait chair et qu’Il a parlé notre patois ! Cela devrait nous exalter et nous terrifier chaque fois qu’on ose ouvrir la bouche.

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Ecrire non pour parler, mais pour se se taire. Ecrire des choses ayant non pas pour critère de valoir une interruption du silence, mais pour mission de rétablir le silence dans ses droits.

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Un saint n’est jamais “quelqu’un de bien”. D’abord parce qu’il n’a pas de biens, ensuite parce qu’il a l’insolence de ne pas rendre la fausse monnaie dont nous nous payons les uns les autres. Au vice d’être désargenté, il ajoute celui d’être mauvais payeur. 

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Les esprits sont parfois si fumeux et si peu consistants qu’en écrivant j’ai moins l’impression de m’adresser à quelqu’un que d’imiter le geste de Christophe Colomb, quand de la pointe de son épée il traça un signe de croix dans le brouillard.

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Plus les choses sont mystérieuses, moins elles sont obscures. Le mystique voit de plus en plus la lumière, de moins en moins les objets qu’elle éclaire ; l’éblouissement finit par être la seule chose qu’il distingue.

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La prière est une piste d’où nos pauvres pensées décollent pour laisser atterrir la majesté de ce que pense Dieu.

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