Musique de table pour une meute de cannibales affamés

 

Quasi ultima verba

 

Ils veulent manger de l’homme, et en même temps ils craignent d’être mangés;
aussi est-ce avec la plus grande circonspection qu’il s’observent“.
Lu Xun, Le Journal d’un fou

 

 

Une porte se ferme, une autre s’ouvre, et ainsi de suite, jusqu’à la dernière, qui fait entrer les lions.

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Il faut environ quatre ans pour que l’eau de pluie atteigne une nappe phréatique. Certaines paroles, après deux millénaires, n’ont toujours pas pénétré jusqu’à nous.

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La liberté de pensée a été assortie de la liberté d’expression pour qu’on ne puisse plus penser dans le vacarme.

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La mauvaise conscience est le prix à payer si l’on veut découvrir ce que les hommes sont prêts à vendre pour en avoir une bonne.

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Nos temps sont bien meilleurs qu’on ne le dit. Par exemple, l’excellence, la droiture, la magnanimité, et même l’humble savoir-faire sont si unanimement respectés qu’on les soulage, à titre gracieux, des embarras de tout succès.

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Sous prétexte de sauver l’esprit d’enfance, les modernes ont réussi le prodige de généraliser la marche à plat ventre et l’impossibilité de contrôler ses sphincters.

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Que de métamorphoses, lorsqu’une génération n’a pas l’esprit de son âge ! Dans un monde où les vieux sont crédules comme des poussins, les jeunes sont clos comme des huîtres.

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Toute la superficie est explorée, pas les profondeurs. Beaucoup voyagent, très peu s’aventurent dans ce pays tragi-comique qu’on appelle réalité.

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Les esprits faux aiment à penser qu’il n’y a que des nuances de gris, aveuglés qu’ils sont par le fait humain fondamental : la vitesse avec laquelle l’homme passe du mal au bien et du bien au mal.

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Les époques grotesques se distinguent des époques médiocres par un point : les louanges y sont presque toujours pires que les blâmes.

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On se prend parfois à rêver d’un géant qui pisserait un torrent de bouillante allégresse sur cette termitière où chaque termite surveille l’autre avec l’âpre conviction de se comporter mieux que lui.

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Béni soit le frivole, car le frivole repose du sérieux, le délasse, le rafraîchit. Mais que soit maudite l’ineptie industrielle, et maudite aussi sa fille, la toxicomanie de la futilité.

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La charité de la vérité ne s’oppose pas à la “cruauté du mensonge” ; elle s’oppose aux douceurs de la séduction. La séduction est l’opération par laquelle un individu offre à un autre une image aussi conforme que possible de ce qu’il demande. Or ce que nous demandons n’a souvent aucun rapport avec ce dont nous avons réellement besoin. Identifier ce dont notre semblable a réellement besoin est une tâche plus ardue que la satisfaction de ce besoin une fois identifié.  

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La fille aînée de l’Eglise est tombée dans des égouts si profonds qu’il faudra un séisme au moins pour en retrouver la trace.

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Le dogme qui consiste à bannir tous les dogmes a rendu la stupidité dogmatique.

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On voit tous les jours – par les tracas qu’elle induit, et les mésusages, et les détresses, et la quête effrénée d’un mode d’emploi – que l’exclusivité du libre-arbitre n’est pas le cadeau que les humains auraient pensé s’offrir en premier lieu. 

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Plus on raffine le superflu, moins on enseigne le nécessaire. Il y a des ampoules au xénon de 7000 watts capables d’éclairer un livre à 16 km de distance, mais il n’y a plus de lecteurs.

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Regardant mes contemporains et les pacotilles dont ils prétendent se repaître, j’hésite entre l’horreur et la compassion, comme devant des squelettes qui se curent les dents pour faire croire qu’ils ont bien mangé.

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Avoir quelque chose à dire ne suffit pas ; encore faut-il avoir le mauvais goût de croire ce qu’on dit ; alors on mérite l’honneur de ne pas être lu.

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L’homme est la seule espèce sensible au ridicule. Un singe qui voit un homme faire le singe ne se rend pas compte qu’on se moque de lui. Tout indique cependant qu’une bascule est en cours, car nous ne nous rendons pas compte que les singes ont de plus en plus de raisons de se moquer de nous.

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Lorsque des types humains inférieurs et détraqués accèdent à la richesse et au pouvoir, tout ce qui a du prestige est sans valeur et tout ce qui a de la valeur est sans prestige.

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L’appétit du pouvoir et le goût de la luxure ne sont que les pis-aller de frustrations artistiques et religieuses.

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Le mensonge est comme la violence, il cherche la paix. Seule la vérité attaque, pour se défendre contre l’atroce cessez-le-feu des âmes mystifiées.

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La possibilité d’une vie intelligente étant compromise sur la Terre, il est question de coloniser Mars avec le gratin des débiles légers.

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Les coachs et les cabinets de conseil ont remplacé les directeurs de conscience pour que Satan puisse optimiser son image de marque.

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Parmi les malades mentaux, les plus dangereux ne se contentent pas de se prendre pour l’élite, ils obtiennent qu’on le croit.

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C’est Héphaïstos, dieu des forges et fabriquant d’armes, qui conçut le tout premier automate. Les Grecs auraient pu en produire d’autres, mais ils aimaient trop la gloire pour se dispenser de faire la guerre eux-mêmes, et ils aimaient trop leurs esclaves pour les priver de travail.

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Toutes les critiques anxieuses des nouveaux dispositifs technologiques passent à côté de leur coup de maître : être parvenus à masquer qu’ils n’existent, ne se propagent et ne se perfectionnent qu’avec l’inflation des sept péchés capitaux ; quant aux rares vertus qu’ils absorbent, elles tiennent toujours pas un bout à celui des vices qu’ils s’attachent le plus à répandre.

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C’est dans un mot de Paul Morand qu’on découvre pourquoi l’américanisation du monde devait fatalement instaurer une tristesse de fer : « Les machines sont les seules femmes que les Américains savent rendre heureuses. »

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Les Etats-Unis, c’est le plus laid des singes donnant des leçons de beauté.

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Aujourd’hui, Ivan Karamazov écrirait la Légende du Grand Ordinateur : l’histoire d’une Intelligence Artificielle expliquant au Christ revenu sur terre qu’il a fait le déplacement pour rien, parce que Dieu s’est incarné dans l’algorithme.

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Nous aimerions être des chevaliers allant avec audace au devant de l’ennemi, mais la nature du combat a changé. On lutte sans confusion contre quelqu’un qui en veut à notre vie ; il est plus difficile de lutter contre quelqu’un qui en veut aussi à la sienne.

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On voudrait faire passer pour une noble bataille entre deux visions du monde ce vulgaire pugilat au fond d’une impasse, où les rivaux se défigurent l’un l’autre afin de ne pas voir à quel point ils se ressemblent.

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Les sociétés actuelles se caractérisent par l’épanchement féroce de tout ce que nos ancêtres avaient eu le génie ou la pudeur de museler.

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La bêtise est la chose du monde la mieux considérée, car personne ne pensant en être aussi bien pourvu que les autres, ceux-là mêmes qui sont les plus faciles à contenter ont coutume d’en désirer plus qu’ils n’en ont… Toutefois, ne reprochons pas à Descartes de s’être trompé, la demande était probablement moins forte en son temps.

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Heureusement que nous avons des opinions pour nous épargner les douleurs d’accoucher d’une idée personnelle !

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Certaines âmes sont comme des maisons qui ont une chambre d’ami et une chambre pour l’assassin de l’ami. Beaucoup d’autres ont de la lumière aux fenêtres, mais personne à l’intérieur.

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Je croirai aux philosophes le jour où ils enfonceront leur doigt dans les plaies d’un concept.

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Bien plus efficace, pour mater les hommes, de leur infliger des jouissances qui les avilissent que des souffrances qui pourraient les redresser.

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Dans un monde d’hypnose et d’envoûtement, ne pas hésiter à se mordre soi-même. Au sang, si besoin. La douleur tient en éveil.

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Dès qu’ils se rassemblent, les gratte-papier forment des cercles et tournent en rond. Il faut briser les cercles pour faire des arcs.

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Les gens intelligents sont très toxiques pour les crétins, mais les crétins se défendent bravement, en les faisant crever d’ennui.

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Sans la souffrance, l’homme est un roseau qui se dispense de tout, y compris de penser.

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Les hérésies se propagent dans le monde grâce aux vérités qu’elles contiennent, et elles l’infectent par l’absence des vérités qu’elles excluent.

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Les vérités ne nous font pas défaut ; c’est nous qui manquons aux vérités, comme des mineurs en grève refusant de descendre au niveau où elles se trouvent.

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Le voisin est l’avenir de l’homme. Tout dépend non d’une embrassade universelle mais de la bonne tenue des murs mitoyens.

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Sans graisse, sans gluten, sans lactose, sans alcool, sans caféine, etc. : l’habitude de définir les aliments par ce qu’ils ne contiennent pas ne pouvait s’épanouir que dans une société sans foi ni loi.

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Soit vous avez un programme, soit vous avez des principes. Le combat actuel se livre entre ceux qui planifient des choses à faire et ceux pour qui il y a des choses qui ne se font pas.

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Pour avoir refusé les explications ultimes – même imparfaites, même défectueuses, et elles le sont toujours –, les modernes en sont venus à haïr leur destinée. Tout leur est bon désormais pour expliquer la haine qu’ils en ont.

– Que penses-tu de la peine de mort?
– Et toi, que penses-tu de l’infanticide, de l’usure, de la haute trahison ?

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La coutume barbare des exécutions capitales a été abolie chez nous au profit de raffinements plus civilisés, comme la joie d’être gouvernés par des traîtres et des empoisonneurs en pleine forme, le réconfort de savoir que l’impunité est à portée de main (pour peu qu’on s’en donne la peine), sans oublier ce plaisir très sûr qu’on savoure dans les rues où la mort, enfin libérée, peut exprimer son potentiel quand ça lui chante.

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Il fut un temps où les faux-monnayeurs étaient bouillis vivants. Aujourd’hui, ils bronzent au bord d’une piscine – preuve que notre cruauté a augmenté, car nous ne leur laissons aucune chance d’expier leur crime avant l’au-delà.

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Parce que les hommes ne cessent de se comparer aux autres, la vitesse de leur chute leur échappe. Les locataires de chaque étage se jugent toujours mieux lotis que ceux du dessous, même quand tout l’immeuble s’effondre.

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Les démocraties ont inventé la fierté de se déculotter en public et l’opprobre pour ceux qui n’en ont pas le goût.

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Combien d’interlocuteurs, dès que vous passez du vous au tu, se croient soudain autorisés à vous traiter comme leur égal, c’est-à-dire comme un petit cochon quelconque !

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Que de métamorphoses, lorsqu’un sexe n’a pas l’esprit de son genre ! Dans un monde où les poules cocoriquent, les coqs ont envie de pondre.

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Il n’y aura bientôt qu’un seul genre : la Fille, mais de tout sexe.

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Après l’ère du Divorce et de la Séparation, voici l’ère des Mariages Impossibles et des Unions Contre-Nature. Une fois l’homme et la femme désunis, pourquoi ne pas leur greffer le sexe de l’autre ? Et pourquoi ne pas greffer le genre humain au genre porc, au genre mygale, au genre scorpion ? Des mœurs à la génétique, c’est la Fête aux Chimères. 

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Le point d’arrivée de toutes les utopies se trouve systématiquement en arrière de leur point de départ.

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Par peur de dire un mot de travers au milieu de ce grand lupanar psychiatrique, Adam et Eve n’osent plus nommer ce qu’ils voient. Ils sont nus, mais leur feuille de vigne est sur la bouche. 

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A chaque époque, sa vision de l’homme. La nôtre suppose que nous sommes des chimpanzés augmentés de super-pouvoirs disponibles à l’achat et à la vente.

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Les “soins palliatifs” et le “droit à l’euthanasie” sont les paradigmes du monde moderne en phase terminale.

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A celui qui a soif, la pharmacie vend une pilule anti-soif. Le don d’un verre d’eau porte atteinte à la santé du marché.

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Discerner le bien et le mal est l’équivalent moral de l’opération instinctive qui consiste à discerner ce qui est vivant de ce qui est mort. Les hommes sont en train de perdre cet instinct.

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Il y a une grande affaire d’anesthésie en marche. Elle prend moins l’apparence d’un discours que la forme d’un gaz qu’on inhale avec l’oxygène, un gaz non seulement incolore et sans odeur, mais inhibant l’odorat, intimidant et trompant le flair ; son principal effet est de saper toute confiance dans le témoignage de vos sens, dans les liaisons, les correspondances, les rapprochements auxquels l’attention naturelle invite l’esprit. A partir d’un certain degré, vous cessez de percevoir la différence entre une question vitale et une question oiseuse, un organe et sa fonction, un corps et son artefact ; rien de vous alerte lorsque vous portez à votre bouche un poison, ou lorsque vous retournez dans votre crâne une idée mortelle qu’il eût fallu s’interdire. Un jour, on vous apprend que ce parfum dont vous raffolez n’est rien d’autre que le fumet d’une charogne en putréfaction, mais vous n’en concevez aucune horreur ; vos cheveux ne se dressent pas sur votre tête et vous ne vous mettez pas à fuir en hurlant ; vous enregistrez l’information, vous ne la traitez plus, car déjà quantité d’autres informations du même genre affluent au seuil d’une sensibilité dont la réalité vous semble, au fond, sujette à caution comme tout le reste. Vous avez été gazé. 

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Une poignée d’individus qui se blesseraient en taillant un silex dispose des moyens d’intoxiquer la vie de 8 milliards de leurs semblables.

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Les vérités mathématiques, moralement indifférentes, esthétiquement neutres, n’ont pas de nez pour sentir ce qui pue ou ce qui réjouit les Cieux.

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Mathématiser le vivant, c’est faire un calcul létal.

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Davantage que l’empire du mensonge, ce qui nous menace est l’empire des choses ni vraies ni fausses, comme ne sont ni vrais ni faux les gestes du robot qui vous remplace. Le robot ne triche jamais, et c’est pourquoi il est incapable de jouer, car la beauté du jeu implique la possibilité de sa laideur.

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Les conservateurs et les réactionnaires auto-proclamés se plaignent de la dégradation du décor, alors que le sol se dérobe sous nos pieds, avec les piliers qui supportaient une civilisation tout entière. On ne fait pas de garde-meubles dans une ville bombardée.

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Vive le durcissement de la censure, que l’esprit retrouve son imagination, l’imagination sa ruse, la sensibilité sa vigueur, et le cœur sa nausée de l’insignifiant ! 

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Quels que soient les clans qui s’affrontent, rien n’est plus assez sacré pour dominer en eux la force qui les pousse au néant. Les totems sont à bout.

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Impuissant à créer, sec de cœur et d’imagination castrat, le pharisien cherche toujours le blasphème dont il aura la vertu de s’indigner.

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La dégradation de la faculté de rêver altère gravement le raisonnement logique.

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La victoire des machines est le nouveau conte de fées que se racontent pour s’endormir les esclaves qui n’ont jamais songé à se libérer d’eux-mêmes.

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Le contraire de l’esclave est le libre serviteur de Dieu.

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Méritocratie ? “Si l’on traitait chacun selon son mérite, qui donc éviterait les coups de fouet ? Traitez-les selon votre honneur et votre propre dignité : moins ils le méritent, plus vos bontés seront méritoires.” (Hamlet, Acte II, scène 2)

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Parmi tous ceux qui disent “je”, combien ont vérifié s’il y avait réellement quelqu’un derrière le pronom qu’ils utilisent ?

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Toutes les institutions ont subi de telles transformations internes que l’on est en droit de se demander dans quelle mesure ce sont toujours les mêmes, bien qu’on les désigne toujours du même vocable. Au-delà d’une certaine dose d’autre chose, n’importe quelle chose change de nature. Mettons qu’on vide vos veines pour y mettre cinq litres de sang de porc, pourra-t-on dire avec certitude de quoi vous êtes le nom ?

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Nous disons que l’homme ne change pas pour justifier la répétition de nos fautes favorites, et nous exigeons qu’il change pour que d’autres cessent de répéter les leurs.

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“Le bonheur est un vase posé sur la tête d’un mandarin ivre, et qui éternue” dit un proverbe chinois. Bien vieillir consiste à marcher parmi les tessons des bonheurs perdus sans oublier que nous ne sommes bons qu’à briser des vases.

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Les efforts fournis pour éviter de souffrir constituent l’essentiel de la souffrance.

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On se ménagerait des occasions d’émerveillement si l’on prenait pour une grâce inespérée toute conduite qui n’est pas directement fondée sur la vanité, l’orgueil, la jalousie ou l’envie.

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Lire, méditer, consulter les êtres, contempler les choses, et demeurer tranquille : crime de lèse-majesté quand l’agitation et la mobilisation permanente sont les ordres du souverain.

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– Pourquoi relire les vieux classiques?
– Parce qu’ils sont en avance sur nous.

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A l’inverse des poissons, les livres les plus frais sont les plus vieux. La majorité de ceux qui viennent de paraître sentent déjà le pourri.

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Nous sommes des nains sans vision depuis que nous sommes descendus des épaules des Anciens.

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Tant de phrases écrites, balayées par les vents, perdant voile et mâture, parce qu’il leur manque un lest, une quille, qui est la conscience de la mort.

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L’histoire de l’art se résume à l’histoire des temples : qui les bâtit, comment on les décore, ce qu’on y chante.

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Si nos temples sont hideux, la faute n’en incombe pas aux architectes, mais aux idoles pour le culte desquelles nous les élevons.

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Chercher l’émotion en art est le plus sûr moyen de la rater. Les plus belles œuvres n’ont pas été voulues belles, mais bonnes. Vidit quod esset bonum.

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La notion d'”art éphémère” témoigne d’un degré d’ignorance et de présomption rarement atteint. Qu’est-ce que l’art, sinon ce qui veut durer au-delà de la mort ? Qu’est-ce que sa durée, sinon une vie à peine un peu plus longue que la nôtre ? 

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Ce n’est pas seulement son environnement social et naturel que l’homme affecte par sa conduite, c’est l’essence de toute chose. Responsabilité écrasante que les hommes du XIème, du XIIème et XIIIème siècles, les hommes de ce Moyen Âge qui fut tout sauf “moyen”, supportaient avec une joie et une créativité qui nous semblent aujourd’hui presque désinvoltes ; joie, créativité qui étaient à la fois les blasons de leur liberté et les fruits d’une certitude métaphysique à travers laquelle tous les tourments de l’existence prenaient signification, couleur, volume et densité. On ne comprend rien à l’art roman, par exemple, si l’on ignore qu’il tenait de cette volonté ardente d’inscrire le genre humain dans une perspective cosmique.  

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Pour les premiers chrétiens, tout a commencé par une étoile.

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Les critiques littéraires sont d’étranges organismes qui trouvent encore le moyen de parler après qu’un écrivain les a tués.

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Au bout du compte, la meilleure littérature aura été ce qu’est le champion de jeûne de Kafka : un obstacle minime sur le chemin de la ménagerie.

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Ma sympathie va au lecteur qui, ayant lu Madame Bovary, renoncerait à lire quoi que ce soit d’autre. En revanche, les professeurs qui tiennent Flaubert en laisse de colloque en colloque donnent des envies de meurtre.

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Les livres pour enfants ont envahi les librairies – surtout le rayon pour adultes.

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La France, pays qui possède la plus grande variété de races bovines. Paris, sa capitale, qui possède la plus grande variété d’intellectuels porcins.

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A force de nous regarder écrire au lieu de regarder ce que nous écrivons, et de nous écouter penser au lieu de penser à écouter, nous avons instauré le système du mannequinat littéraire et du karaoké philosophique.

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Pire que détruire une chose, faire croire qu’elle vit en habitant son cadavre. Notre culture ressemble à la dépouille d’un lion qui remue parce que les vautours lui fouillent les entrailles.

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Le critique se trompe en tirant à boulets rouges sur l’œuvre mauvaise, et à fortiori sur son mauvais auteur lui-même. Ce qu’il faut, pour en finir avec toutes ces mauvaisetés, c’est débusquer l’informe déité à laquelle l’auteur sacrifie en secret sur l’autel de l’œuvre.

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Ce que j’admire, je préfère qu’on l’insulte et qu’on le persécute, plutôt que de le voir domestiqué par des platitudes.

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Le rôle de l’argent n’est pas aussi déterminant qu’on le dit dans les milieux d’argent ; en revanche, il est surdéterminant dans les milieux culturels, où l’on n’en fait jamais mention.

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Joseph Goebbels avait établi un programme culturel pour occuper les Français ; il tenait en deux points : 1) Films stupides 2) Chansons légères. Force est de constater que nous l’avons poursuivi assidûment depuis l’Occupation, en y ajoutant il est vrai : 3) le cirque télévisuel, 4) l’art hideux, 5) la littérature d’illettrés.

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Les populations suivent docilement leur chef là où elles le mènent.

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Le vote est le moyen par lequel les électeurs exhaussent leurs propres contradictions pour avoir le plaisir de s’en plaindre en s’arrachant les cheveux.

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Plus c’est sensationnel, plus c’est sans importance ; plus c’est spectaculaire, plus il n’y a rien à voir.

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Ce qui déplait toujours aux esprits distingués, c’est la goutte d’âme en trop qui fait déborder la page.

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“S’il n’y a pas de marché pour ce que vous avez à offrir, qu’est-ce qui vous fait penser que vous avez quelque chose à offrir ?” (Jordan Peterson). Ainsi s’exprime la superbe des camelots du monde, vendeurs de camelote et rentiers du camelotage. 

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Dans le domaine spirituel, l’offre du démon arrive à peine à satisfaire la demande. Quant à l’offre de l’Autre, elle ressemble au mendiant assis par terre, sur le seuil des boutiques, et à qui on jette des épluchures.

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Il est désormais convenu de penser qu’une personne qui s’enflamme dans une discussion ne cherche qu’à dominer les autres. Quelqu’un qui exprime une conviction avec énergie est un dictateur en herbe, un oppresseur, un individu dangereux. En vérité, la plupart du temps, il cherche moins à persuader qu’à se sentir en vie ; il fait une expérience plurimillénaire, aux antipodes de la façon récente de voir les échanges : il vérifie s’il a assez de feu en lui pour produire de la lumière et de la chaleur. Toute discussion est aussi préhistorique que l’assemblée de quelques chasseurs d’ours autour d’un brasier nocturne.

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Les grands hommes ont une fâcheuse tendance à vivre à l’insu de leur biographe.

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On ne devient pas guerrier parce qu’on se sent des pulsions héroïques. On devient guerrier parce qu’on est réduit à rien, brisé, misérable, menacé d’anéantissement. On devient guerrier parce qu’on est acculé à se battre pour une seule bouffée d’air.

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Pour faire un poète digne de ce nom, la recette est simple : des souffrances précoces, quelques expériences amères, une timidité maladive et une sensation d’asphyxie terminale aussi fréquente que possible. Avis aux aspirants.

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Certaines proses ne sortent de l’ordinaire que pour se jeter à fond dans le poncif.

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Pour écrémer les écrivains, tempérer leur incontinence et prévenir l’irresponsabilité intellectuelle, il faudrait que chacun des mots qu’ils emploient soit relié à un fil dont l’extrémité se termine par un crochet directement planté dans la pulpe de leur système nerveux. D’un pareil dispositif – difficile à mettre en pratique, certes -, résulterait à coup sûr la plus belle accalmie éditoriale qu’on ait vue depuis Gutenberg.

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Grâce à Dieu, nous avons tous le même ange gardien : il s’appelle le sens de l’humour.

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La volonté de Dieu est aimable en tant qu’elle n’est pas la nôtre. Rendre grâce de nos bonnes fortunes à la Providence ou remercier le Malin, ça peut être tout un, moins l’honnêteté. 

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Les bons vivants toujours contents d’eux-mêmes croient volontiers bénéficier d’une grâce spéciale. Un jour, l’un d’eux m’a fait cet aveu : “Je sais que Dieu m’aime, et ça me suffit !”. Je n’ai pas osé lui dire qu’il devait se préparer à une éternité compliquée, ayant été jugé trop fragile pour commencer son purgatoire ici-bas.

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Ceux qui préfèrent parler de “spiritualité” plutôt que de religion ont complètement perdu de vue que les démons sont spirituels. De purs esprits : non seulement c’est ce que sont les démons, mais ils ne sont même que ça.

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“La vie est courte, il faut en profiter…”: philosophie de violeurs et de tueurs en série.

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Un riche peut connaître le prix des choses, d’aventure en fixer quelques-uns, mais c’est seulement dans la grande pauvreté qu’on apprend que tout est gratuit.

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Malheur à l’idée qui naît sans que se penchent sur elle la fée de l’enthousiasme, la fée de l’attention, et leur aînée, la fée farouche qui la défend contre l’appropriation de la bête collective ! 

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Ménager sa sensibilité est le souci de ceux qui en ont peu.

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Cherchez la douleur d’un homme, vous trouverez sa douleur et sa joie.

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Se connaître, c’est découvrir de combien d’imitations ratées notre reflet dans le miroir est l’agrégat inédit.

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A peine mettons nous le doigt sur une vérité qu’elle nous le mord, et parfois nous l’arrache. Nous appelons for intérieur ou quant-à-soi l’endroit où se rétablit la distance de sécurité.

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Est-ce parce que désir et dérision forment une douce euphonie que la vie se plaît à les associer si souvent ?

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Dieu ne frustre pas nos désirs ; ils sont seulement trop mesquins pour l’atteindre, ou incapables de s’élever jusqu’à lui, comme les volailles de basse-cour dont les ailes ne sont plus assez musclées pour leur poids.

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Le problème des hommes, c’est qu’ils ignorent ce qu’il faut désirer mais qu’ils savent toujours comment se le procurer.

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Il y a tant de divertissements gratuits qu’un jour les foules paieront pour expérimenter cette chose effrayante et disparue qu’on appelait l’ennui.

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N’importe quel expédient vaut mieux que la connaissance de notre propre misère, que le don des larmes, que les moyens d’expier. Même les discours qui dénoncent les tyrans appartiennent au grand Distracteur, qui gouverne la grande dictature de la distraction. 

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N’est pas sorti d’Egypte qui se soumet encore au pharaon qu’il porte en lui.

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Après nous avoir baladés comme des fous dans la jeunesse, le diable nous invite à trouver une “situation” digne d’un homme mûr et raisonnable, qui ne sera plus entraîné par rien, ni par la folie des ténèbres, ni par celle de l’amour.

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Il y a des choses que la mauvaise foi du colérique exprime bien mieux qu’une bienveillance trop émue de plaire.

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Grâce à la science, Roméo peut enfin déclarer sa flamme en termes précis : « Le sentiment amoureux ayant désactivé les circuits cérébraux qui mobilisent les affects négatifs et le jugement sur autrui, ce que j’éprouve à ton contact, ma Juju, n’est rien d’autre qu’un silence neuronal temporaire… »

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Nous cherchons d’autant plus à nous faire comprendre que nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes.

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Non seulement rien de ce qui est inhumain ne nous est tout à fait étranger, mais rien de ce qui est humain ne nous est tout à fait familier.

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Beaucoup d’expériences ouvrent l’esprit, c’est un fait, mais l’on oublie souvent de vous dire que certaines d’entre elles peuvent détruire le cerveau. La propagande fait un bruit considérable sur l’ouverture d’esprit ; elle reste parfaitement silencieuse sur les ravages subis par ceux qui ont dilaté leur entendement au point d’avoir tout connu sans avoir rien compris.

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Nul ne va à la véritable connaissance de son plein gré, mais tiré par les cheveux, en découvrant qu’elle coûte les yeux de la tête. 

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L’essentiel est invisible, mais il n’est pas inaudible ; c’est pourquoi les aveugles patientent aisément, tandis que les sourds se fâchent.

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Dans ces villes qui ne sont plus des villes mais des agglomérations, les arbres et les âmes appartiennent au mobilier urbain.

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L’impromptu, l’improvisé, la surprise sont les piments de la vie. Une société où il faut tout réserver trois mois à l’avance n’offre rien qui mérite qu’on se dérange.

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Le touriste de dernière génération fait du tourisme en fuyant les touristes, dont il se plaint. Il met en balance les prestations locales, le degré de docilité des indigènes et l’exclusivité dont il se sent bénéficiaire. Ainsi va-t-il, jusque dans les derniers recoins, propager l’artificiel au nom de l’authentique.   

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Faute de sentiments forts, et de peur d’être blessée, la jeunesse petite-bourgeoise invente le “polyamour”, ou l’art des cocus satisfaits.

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Gardez-vous des mots nouveaux, ils font les dents molles.

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Chez les baudroies cératioïdes, les corps s’accouplent en fusionnant. Les parties inutiles du mâle, tels les yeux et les nageoires, se mettent à dépérir, et le pauvre bougre passe le reste de sa vie attaché à la femelle comme un vulgaire appendice sexuel. Ce qui arrive dans les grands fonds se voit parfois dans les salons.

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Un signe certain auquel on reconnaît qu’une femme aime un homme : elle l’époussette comme un vieux meuble.

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Il est impossible de s’entendre avec quelqu’un qui ne se souvient pas qu’il vous a offensé. A fortiori que vous l’avez vous-même offensé.

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L’impression de souillure indélébile que donne une peau tatouée clame haut et fort ce cuisant secret que le tatouage entend pourtant recouvrir : ma chair est sale.

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La mode des chauves invite à réfléchir à ce nouveau type d’êtres qui semblent fiers d’avoir autant de cheveux sur le caillou que d’idées dedans. 

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L’idolâtrie dont les acteurs et les comédiens sont aujourd’hui l’objet contraste fortement avec la réprobation dont ils étaient naguère victimes. Nous rendons un culte aux hommes et aux femmes qui, n’ayant ni talent ni génie propre, se font les virtuoses de ces merveilleux attributs possédés par tout le monde : l’envie de se faire voir et d’être applaudi, la capacité de feindre et de tromper.

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On doit faire preuve d’astuce et d’habileté pour se rendre célèbre sans entacher sa réputation par des bavures de vertu ou des traces de valeur.

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Combien d’infirmes et de galeux, s’ils croisaient le Christ au coin de la rue, se contenteraient de lui demander un autographe ?

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Il y a une explication à la disparition des enfants timides : on ne peut plus se cacher sous les mini-jupes de sa mère.

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Dans un magazine féminin, il y a dix ans : la recette du clafoutis aux cerises, suivi par un article intitulé “Il vous trompe? Trompez-le!”, suivi par le patron d’un chemisier à froufrous. Rien à ajouter depuis sur l’émancipation de la femme.

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Dieu a fait le chien fidèle, sachant qu’Ève se sentirait moins obligée.

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Un grand nombre de Français redoutent les musulmans de la même façon qu’ils s’inquiètent de l’empire des machines. Ils ont moins peur d’être remplacés que de voir paraître en plein jour la vérité sur ce qu’ils sont. Gloire à l’Islam de montrer à quel point sont veules ces hommes qui ne croient en rien ! Gloire aux robots de montrer à quel point ces veules en sont venus à haïr la vie !

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La persécution acharnée du progressisme contre toutes formes de vie traditionnelle se comprend en termes de physique  : le vide a horreur du plein.

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Les citadins courent s’installer à la campagne, croyant qu’ils renoueront tous les vieux liens dont ils se félicitaient d’être libérés. Ne les trouvant pas, méconnaissant le climat, la langue, la patine et les pudeurs qui accompagnaient la convivialité d’autrefois, ils paniquent, se grattent la tête, puis se mettent à dresser des cages d’acier au fond desquelles chaque “acteur du réseau local” est vertement sommé de “faire l’expérience du partage et du vivre ensemble”.

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La façon dont l’homme des champs regarde l’homme des villes fait penser au regard du jaguar dans un zoo ; il se perd au loin après avoir traversé le corps du visiteur sans y trouver quoi que ce soit d’assez substantiel pour intercepter la vision.

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Il faut reconnaître que le talent s’accompagne rarement du sens de l’honneur ou de la dignité. La plupart des artistes mendient sans vergogne l’illusion qu’ils sont nécessaires à quelqu’un ; vous pouvez essuyer vos chaussures sur leur figure, pourvu que vous ne les trouviez pas insignifiants.

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Patriote pathétique, celui qui s’attarde dans le vestiaire militaire et qui prend des poses avec des citations ronflantes. On ne saurait trop se méfier d’avoir à la bouche des grands mots qu’on ne défendrait pas les armes à la main.

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Ecrasée sous le poids d’un casque trop grand pour elle, la tortue n’a jamais vu la ligne de front.

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Attribuer tous les maux d’une nation à la perversité de ses élites est un moyen commode de courtiser la dégénérescence de son peuple.

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Les politiciens qui accèdent à la tête de l’Etat sont ceux qui présentent l’offre la mieux adaptée à la demande du moment en matière de mystification. De chacun d’eux, se demander en regardant sa montre : quel leurre est-il ?

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Au fond des déplorations et des désespoirs inspirés par le déclin national, se cache une petite ingénuité historique, qui nous abuse sur le millésime de notre nostalgie. Le mal du pays a commencé avec Adam.

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Seule une parole qui sait situer nos rechutes dans l’histoire de la Chute a quelque chose à nous apprendre sur notre rédemption.

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Quand viendra l’heure inouïe de la Parousie, les psychanalystes parleront enfin à bon escient du Retour du Refoulé.

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La guerre antique, comme rituel et comme institution, a sauvé plus d’hommes qu’elle n’en a tué. Sans elle, nous nous serions exterminés au hasard depuis longtemps.

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Le malheur du monde vient des alphabètes qui ne savent rien lire ni deviner, pas plus le double sens d’un poème que l’ombre d’un nuage ou la santé d’un pissenlit.

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Les girardiens s’appliquent désormais à démontrer que les Pharisiens ont été les boucs émissaires des Evangiles. Jusqu’où iront-ils ? Oseront-ils dire que, quand Jésus-Christ accusait les hommes de regarder la paille dans l’œil de leur frère, Il ne voyait pas la poutre qui était dans le sien ? Oseront-ils dire qu’Il faisait d’eux ses victimes expiatoires ? Pauvre Girard, non seulement tes disciples ne savent pas ce qu’ils disent, mais ils croient le savoir mieux que Dieu !

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L’existence de boucs émissaires est un fait. L’existence d’émissaires du Bouc en est un autre.

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Pour l’Enfer, le meilleur moyen de faire le plein, c’est d’annoncer qu’il est vide.

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Quand la vie t’est légère, demande-toi à qui tu la rends lourde.  

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Ce n’est pas le système qui est corrompu, c’est la corruption qui est le système.

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Il n’y a que dans les pays où il ne se passe rien qu’on organise des “manifestations” et des “événements”.

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Je ne suis pas plus élite que peuple, mais sous le règne du Technodertal, j’ai grande tendresse pour le Péquenopithèque, mon semblable, mon frère, dernier rebut du génome adamique.

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La vie publique du mâle se change en martyre quand l’agora bourdonne d’histoires de femelles, inventées par des femelles, à l’intention des femelles.

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Cerné par des contemporains incultes, méprisé par les ignorants et traqué par ceux qui cherchent la flatterie, le lettré se rapproche chaque jour un peu plus de son modèle originel : ermite ou moine.

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L’ermite se protège de la folie des hommes, ce qui est compréhensible et raisonnable, mais d’une raison encore trop humaine à côté de la divine raison qui consisterait à se faire enfermer chez les fous, pour y vivre parmi les fous, en tant que fou, comme ces petites sœurs de saint Vincent de Paul qui se faisaient enfermer en prison en tant que criminelles.

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Aucune parole n’est assez exagérée par rapport aux pressions colossales qui cherchent à rabougrir l’énormité de la Création.

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L’extrême intelligence parait toujours outrancière au regard d’une opinion modérément conne.

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Les hommes étouffent les cris de leur conscience avec le bruit de leur bavardage intérieur. Inutile de crier, ils sont sourds d’eux.

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L’espèce humaine se distingue nettement des animaux par son exceptionnelle malhonnêteté. Une évidence après des milliers d’années d’exercice sur la terre, mais qui, c’est curieux, ne semble pas éblouir les yeux du grand nombre. Nous sommes les seuls à prendre la voix de nos pulsions pour une imitation acceptable de la voix de la conscience, quand il ne s’agit pas de la voix du Saint-Esprit lui-même. A noter qu’en général, afin de farder leur simple intention de meurtrir ou de duper quelqu’un, les individus les plus malhonnêtes s’appliquent à commencer leurs phrases par “En toute honnêteté…”, “Pour parler franchement…”, etc.  

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Lors d’une épidémie de trous de mémoire, ceux qui se souviennent sont traités comme des malades de la peste.

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La communauté des assassins a coutume de juger “cynique” la vérité crue qu’on a la naïveté de confesser. C’est que le cynisme authentique adore les euphémismes, les paravents sémantiques, les sentiments ornementaux. On a toujours été très fleur bleue, dans la boucherie.

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A côté des hordes d’anthropophobes sauveurs de la Planète, le misanthrope d’hier était un joyeux camarade.

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 Le monde entier n’est pas notre prochain, mais n’importe qui peut l’être.

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Les masses, en nous gâchant la vue, nous cachent la vie.

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Les Mentawaï de Sumatra se décorent de fleurs et se tatouent des pieds à la tête ; selon eux, le corps doit être beau pour que l’âme ne soit pas tentée d’en sortir. L’élévation d’une telle croyance passe infiniment les sinistres raisons de tous nos maquillages. 

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Quand Viollet-le-Duc chuta au fond d’une crevasse du Schwarzberg, il sut qu’il allait mourir, mais s’émerveilla des concrétions de glace autour de lui. Suspendu par un fil, promis à une fin certaine, il s’abîma dans la splendeur qu’il avait sous les yeux, qui l’enveloppait, lui gelait les doigts et lui frigorifiait les os. L’erreur qu’il avait commise en partant sous-équipé pour cette marche, avec un seul guide, n’occupait pas son esprit. Tout à coup, il oublia de calculer ses chances de survie. C’est en apparence que le froid le tuait, car son cœur fondait dans une extase mortelle… Qu’au moins, si nous chutons, cette faveur nous soit accordée !

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A quoi sert de relever le taux de natalité si on oublie de donner des raisons de vivre ? La semence d’un poète solitaire a des chances d’être plus féconde qu’un père de dix enfants qui ne transmet aucun enthousiasme poétique.

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Le cœur humain grince et couine comme la boîte aux lettres qu’une petite vieille ouvre chaque matin, y trouvant toujours les mêmes tentations commerciales, jamais le courrier transcendant qu’elle attend.

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Mentalité de gendarme, celle qui aime être torturée par les craintes que lui inspire tout ce que ses sens meurent de ne pas ressentir.

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Quand nous écoutons quelqu’un exposer ses idées, c’est à ses pauses et ses silences que nous savons s’il leur est arrivé de séjourner dans son propre cerveau.

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Pour les agités qui vivent en surface, la vie intérieure correspond à l’idée vague qu’ils se font d’une localité reculée, cadrant avec une retraite au soleil, impotente et placide, où ils pourront enfin se foutre de tout ce qui les agitait tant. Comme cette situation les effraie par ailleurs, ils se promettent secrètement de ne jamais y mettre les pieds. 

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La critique de la marchandise est non seulement une marchandise comme les autres, mais la plus creuse de toutes.

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Le futur est écrit, mais nous ne savons pas encore quel sera notre passé.

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Dans la profondeur des années, apparaissent des visages et des noms, fugaces, égarés, douloureux, des visages qui cherchent leur nom, des noms qui cherchent leur visage, comme les habitants de limbes personnels. Tel regard surgit au-dessus de telle bouche qui a prononcé telle parole, et le regard disait quelque chose que la parole ne pouvait rejoindre, la bouche quelque chose que le regard ne voyait pas, comme si la distance et le temps, loin d’avoir tout brouillé dans l’oubli, se chargeaient de restituer à la mémoire – au-delà des harmonies fortuites et des significations apparentes – l’essence même du drame dont ils étaient déchirés.

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Et dire que si l’enfant que je fus avait survécu il aurait à peu près mon âge !

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Dieu est, donc je suis… et encore, ce n’est pas gagné !

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Il nous aura été donné de voir briller le catholique à théologie variable. Son oui est un “peut-être” et son non un “ça dépend”; il abuse de la locution “en même temps” pour ménager la chèvre et le chou, servir plusieurs maîtres à la fois, et dérober ses mains avec souplesse aux clous du paradoxe crucifiant.

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C’est la vulgarité du slogan qui a révélé la noblesse du préjugé.

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Ne pas confondre limite et modération. Les prêcheurs de modération haïssent tout ce qui n’est pas aussi faible qu’eux. Tandis que la fonction réelle des limites est d’intensifier la force qu’elles contraignent, comme les parois d’un canal augmentent le débit d’un fleuve qui, sans elles, s’étalerait sur ses bords dans un marécage statique et pestilent.

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Ce sont les heures de douleur et de désespoir au-delà de toute mesure, aussi bien que les heures de délectation et de félicité au-delà de toute mesure, qui creusent un être et lui donnent ses dimensions – hauteur, largeur, profondeur –, s’il en réchappe, bien entendu.

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Les personnes raffinées sont très à cheval sur la qualité des vins qu’elles boivent, mais dès qu’il s’agit de la qualité de ce que leur esprit ingurgite, elles s’empressent de la diluer dans l’élément le plus neutre, le plus insipide, pour en abolir les effets. Là, c’est toujours le miracle de Cana à l’envers. Combien de fois a-t-on conseillé au Christ de mettre de l’eau dans son vin ! 

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Tout bien pesé, ce nouveau totalitarisme tant redouté aura mérité de s’appeler le Règne des Fades.

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Etre vraiment pauvre, ce serait l’être de tant de façons qu’on n’ait même pas de quoi s’en rendre compte.

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Les pingouins nous ressemblent : musiciens d’un orchestre dévalisé, cherchant leurs instruments sur la glace, avec le pantalon sur les chevilles. Blanche à perte de vue, l’absence de musique qui plane sur leur détresse.

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Il y a deux sortes de vérités : celles qui nous laissent indifférents et celles qui nous transpercent l’âme. Les premières prospèrent aux dépends des secondes, sans lesquelles on oublie qu’on a une âme.

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Que des hommes soient allés sur la Lune est indifférent. Que tant d’hommes y croient dur comme fer fait mal au cœur.

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Toute connaissance acquise sans trembler d’amour ou de pitié rend idiot.

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Il existe chez beaucoup une limite au-delà de laquelle la conscience de l’immense souffrance du monde bascule du côté de la cruauté. La pure indifférence est incompatible avec les muscles du cœur, et ce qu’on ne peut plus aimer, on le hait bientôt.

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A certains de leurs patients, les thérapeutes seraient en droit de rendre ce diagnostic : – Le sens du Vrai s’est atrophié en vous; vous subissez “la force des choses” comme s’il s’agissait d’un dieu, et vous vous obstinez à croire que penser du bien de vous-même est la fin dernière de toute action. Encore heureux que vous vous sentiez malheureux !

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Les escrocs sans remords et bien bronzés souffrent de pathologies incurables. Quant à nous, tant que nos scrupules réussissent à nous empêcher de dormir, à nous faire le teint jaune et des poches sous les yeux, on peut considérer que nous restons en bonne santé.

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La beauté est la trace, plus ou moins furtive, de quelque chose qui a été aimé avec une ferveur éternelle.

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Scandale pour les idéalistes, folie pour les matérialistes : il n’y a pas de vraie distinction entre la forme et le fond. La forme n’est que le fond retourné comme un gant.

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Il semble désormais nécessaire d’expliquer une œuvre avant de la lire ou de la regarder, de telle sorte que l’explication prévaut quasi toujours sur ce qu’elle explique. Malédiction de l’art réduit à la notice du professeur et du commentateur ! Ce n’est pas seulement le monde de la spéculation financière qui a réduit l’expérience esthétique à des jeux de concepts (faciles à convertir en chiffres), mais la société dans son ensemble, dont les meilleurs élèves sont tragiquement insensibles aux formes, à leur nécessité, à leur profondeur, au fait qu’elles soient ces formes-là et non d’autres formes, comme dans le discours indifférent de l’information pure.

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Toute note de bas de page dégrade le texte, comme la pisse du chien au pied d’un lampadaire.

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Nous ne voyons que ce que nous pouvons nommer. Et souvent, une fois nommé ce que nous voyons, nous ne le regardons plus.

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Faisant œuvre de salubrité publique, le petit monde intellectuel, éditorial et journalistique retient dans ses filets un nombre très élevé d’enfants de putain.

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L’abus du mot “transcendance” révèle le pédant qui, n’ayant pas grand chose à transcender, se pique d’appartenir à une caste où il est opportun d’abuser de certains mots.

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Les gens vont au musée du Louvre comme ils vont au zoo de Vincennes, pour voir des bêtes sauvages dont la magnifique liberté est humiliée devant leur servitude innombrable.

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On peut être trop paresseux pour faire les choses sans passion.

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La bronca des rébellions est l’écho anticipé du vivat de la soumission. Rebelle : bêle deux fois.

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Il y a peu de différence entre celui qui se flatte de s’être affranchi de sa vieille croyance en Dieu et le cul-de-jatte qui crache sur l’archaïsme d’avoir des jambes au nom de la modernité du fauteuil roulant.

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L’animal doué de la plus grande liberté d’esprit, c’est l’homo catholicus. Le sceptique se trouve juste en dessous, parce qu’il est encore assez servile pour se prosterner devant ses propres doutes.

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Toute l’histoire de la chrétienté repose sur l’acquiescement d’une jeune Juive timide à une proposition terrifiante. Si Marie avait dit non, jamais les Cieux ne se seraient ouverts.

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La foi est une quantité – non une qualité ou un ensemble de qualités et de vertus.

Il n’y a pas des croyants d’un côté, des athées de l’autre, et des agnostiques au centre. Il y a celui qui reçoit 90% de foi, celui qui reçoit 50%, celui qui reçoit 10%, et l’immense majorité qui oscille entre 0,1 et 5 %, selon ce qu’elle peut encaisser sans mourir de brûlure. Les convertis le savent: la conversion n’est pas le refroidissement du désir, c’est l’augmentation d’un feu.

Quand le Christ demande trois fois de suite à Pierre s’il l’aime, il ne lui demande pas comment ni de quelle façon, mais combien il l’aime ? A quel point ? Jusqu’où ? (Jean 21, 15-17). Il insiste sur la différence entre “philéis” (aimer tout court) et “agapas” (aimer de façon inconditionnelle).

Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ? Au premier, au deuxième, au troisième degré ?

Comme l’amour, LA FOI EST UNE QUANTITE. Son unité de mesure est le grain de moutarde (Luc, 17, 6).

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Chercher Dieu, c’est bien, mais ce n’est pas tout. Hérode aussi cherchait Jésus, avec les poignards de sa milice.

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Pour certains d’entre nous, la foi peut être l’expérience quotidienne de l’ignominie que serait la vie sans la foi.

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Les progrès rapides et fluides indiquent une erreur de direction ; si vous boitez en trébuchant et en poussant des jurons, il y a des chances que vous soyez sur le bon chemin. 

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Un enseignement qui ne saigne pas n’a rien à enseigner.

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Mettre de l’ordre dans ses pensées est une chose, affronter ses démons en est une autre, mais elles se suivent comme le poulain suit la jument qu’il tète.

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Il y a trois sortes de régimes politiques : les mauvais, les très mauvais, et les épouvantables. Régime épouvantable celui qui ne permet pas de revenir aux deux précédents.

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Un pays reste sous occupation étrangère tant que durent les divisions entre les autochtones qui s’y opposent.

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Parler avec un militant évoque le plaisir de faire du crawl dans une piscine de ciment frais.

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La légende raconte qu’on vint demander à saint Fiacre, ermite près de Meaux, de prendre la succession du méchant roi destitué. Il refuse, on insiste; il s’enfuit, on le poursuit. N’en pouvant plus, saint Fiacre finit par supplier le Ciel de lui flanquer la lèpre. Aussitôt, par miséricorde, le Ciel le fit lépreux. 

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Soyons reconnaissant au monde moderne d’avoir rendu si facile de renoncer à ses richesses. On ne se prive de rien quand ce qui est le plus cher est aussi le plus laid.

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C’est dans la mesure où le travail est devenu une servitude qui rapporte, que la contemplation a été prise pour une oisiveté sans fruit.

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L’homme adulte passe son temps à oublier ce que son enfance lui a appris.

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Il se passe plus de choses dans une seule heure d’ennui que dans toutes nos semaines pleines de rendez-vous.

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L’histoire est un théâtre dont le souffleur amnésique ridiculise les acteurs, en mélangeant les rôles et les époques.

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A la lecture de certains manuels scolaires, on a l’impression que la crucifixion était le propre d’une espèce d’oiseaux rares, sujets aux parasites, ouvrant d’instinct leurs ailes au soleil, pour s’en débarrasser.

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Telle est la jobardise humaine qu’elle croit venir à bout des cataclysmes avec des pétitions. Nous imprimons des bouts de papier couverts de signatures pour dire au volcan : Plus jamais ça ! 

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En entendant parler les médias, on se dit qu’il eût mieux valu que la langue française ait disparu dans sa beauté de femme mûre ; elle n’aurait pas donné cette impression de petite grand-mère sans défense, séquestrée dans une cave par des sadiques, pour y subir les derniers outrages.

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Jadis, quand il y avait encore des livres, si l’éditeur s’apercevait qu’une coquille s’était glissée dans une phrase, il faisait insérer une petite feuille volante avec sa correction, un ERRATUM. La présence d’un erratum entre deux pages témoignait d’un esprit enclin à s’amender, était une politesse, un hommage rendu par l’infirmité de l’ouvrier à la perfection de l’objet. Cette pratique s’est perdue avec le reste – non parce que les hommes ne commettent plus de fautes mais parce qu’ils ne commettent plus que ça. A tel point que tout ce qui s’imprime, tout ce qui s’écrit, tout ce qui se dit pourrait être signalé comme ERRATA, liste des erreurs, errances, errements, dans quoi nous ne cessons de tomber, à cette différence près que notre arrogance et notre désinvolture nous interdisent d’imprimer la vraie version, d’écrire la chose exacte, de dire la juste chose.

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Il en va d’écrire comme de cultiver un champ. Il y a des phrases toutes faites et des tournures faciles qui permettent d’atteindre plus vite la compréhension, comme il y a des engrais chimiques qui permettent d’atteindre un rendement plus rapide. Dans les deux cas, forcer le temps perd le fruit : ce qu’on gagne en durée est pris sur la denrée.

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Au lecteur trop hâtif, qui se précipite pour commenter un texte cuvé durant des années: “Quelle jaculation précoce ! C’est madame qui doit être contente…”

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Aucune crise ne peut avoir lieu tant qu’on parvient à reconduire les conditions de possibilité d’une vie qui ajourne tous les choix. C’est le manque de fièvre qui rend indécidable le sort d’un malade.

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Nous détestons les propos décisifs, parce que notre existence repose souvent sur une absence de décision entretenue avec soin. Ce que nous aimons, c’est qu’on chatouille en nous la glande des possibles, et qu’on nous caresse l’imagination avec des images de ce tout que nous aurions pu être sans renoncer à rien pour le devenir.

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Lorsqu’on parle souvent de malentendus entre deux personnes, il faut commencer à se demander si ce n’est pas le contraire qui a lieu : elles se sont bien entendues l’une l’autre, beaucoup trop bien pour réussir à étouffer une différence qui les met au bord du conflit – ce qui s’appelle un différend. Il y a des malentendus heureux comme il y a des bienentendus sanglants.

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Contrairement aux apparences, des personnes croisées à un carrefour nous sont moins proches que d’autres qui poursuivent une route lointaine et ignorée, mais parallèle à la nôtre. Les effusions de hasard se terminent souvent en se tournant le dos, dans des directions opposées. 

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L’éclairage d’une pensée dépend de l’endroit où elle tombe, comme une torche selon qu’elle est lâchée au-dessus d’un puits ou d’une flaque.

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Ce n’est pas avec le pinceau le plus fin qu’on trace le trait le plus subtil.

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La vérité en général et la vérité chrétienne en particulier sont les seules choses à bénéficier d’une entente tarifaire universelle. Ciguë pour l’une, croix pour l’autre.

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La façon dont Dieu s’est fait homme respecte le processus naturel, tandis que le diable s’immisce en l’homme par tout ce qui le dénature. La chair est le berceau de l’un, comme elle est la proie de l’autre : Dieu s’incarne, le diable s’acharne.

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Lorsqu’on ne pense plus la vie qu’en termes de “problèmes”, il arrive toujours quelqu’un pour proposer une “solution finale”.  

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La honte que nous inspire un admirateur idiot ne se soigne qu’en acceptant de voir l’idiotie dont nous sommes complices.

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Qui n’a jamais été qualifié de “lucide” et d'”exigeant” par des tartuffes aveugles ne connaît pas le sens du mot ironie.

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L’habitude de croire que les gens sont ce qu’ils disent remplit d’imposteurs qui s’ignorent une société où tout est fiction.

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Se sentir toujours indigne et proche de l’imposture est une condition nécessaire pour ne pas être un imposteur. Nécessaire mais non suffisante.

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Toute œuvre, une fois achevée, est un attentat contre la perfection de l’idéal qu’on en avait.

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Plus un idéal est élevé, plus le risque s’accroît d’en être l’apôtre hypocrite ou le bouffon pontifiant. Mais le risque n’a jamais été un argument contre l’idéal, car c’est sa vie, son épreuve, son aventure même. L’absence d’idéal n’entretient que des cloportes, en toute sécurité.

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Un idéal serait de forger des phrases assez tranchantes pour s’insinuer dans les fibres de l’orgueil comme un couteau à la recherche des articulations du poulet.

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Le seul véritable reproche qu’on puisse faire aux traditionnalistes, c’est de respecter la Tradition comme une mère, au lieu de l’honorer comme une femme. Le trésor des siècles a besoin d’enfants vivaces et créatifs, non de taxidermistes ou de gardiens de musée.

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Si nous nous plaignons à juste titre de l’usage profane des lieux saints, nous devrions nous soucier plus encore de sanctifier les lieux profanes. La petite Agnès de Rome opéra des conversions dans la chambre sordide où on l’avait prostituée ; d’un bordel, elle fit un sanctuaire.

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Dans notre bêtise, nous imaginons que les forces bénéfiques ne sont jamais dangereuses. Ainsi nous rendons le bien inoffensif et le mal tout puissant, pour nous dispenser des coups du bien et succomber au mal sans résistance.

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C’est pour avoir voulu corriger l’imperfection humaine par la technique qu’on en est arrivé à faire des hommes comme des blockhaus, d’une étanchéité à toute épreuve et suant de trouille derrière leur regard plus étroit qu’une meurtrière.

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Nos têtes sont trop dures pour qu’un réel changement s’opère sans effraction. Les anges auxquels je crois se comportent comme des barbares : quand ils ont à traiter un butor, ils commencent par violer tous ses rêves, puis lui torturent ses idées, les découpent en morceaux et font leurs besoins dessus, avant d’y mettre le feu.

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Si on a la disgrâce d’être à la fois poète et catholique, il faut s’habituer très tôt à brouter l’herbe des outrages et des humiliations. Qui ne sait pas en faire du lait comme une vache est bien malheureux, car il n’aura pas grand chose d’autre à se mettre sous la dent pour produire quelque chose.

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On doit craindre le sommeil de la raison ; on doit craindre aussi son insomnie. La raison qui ne sait pas s’arrêter devant ce qu’elle ne peut comprendre et qu’elle ne comprendra jamais – fût-ce en mille ans de calculs et d’hypothèses – est encore plus dangereuse que l’idiotie qui ne comprend rien. Elle se croit éveillée, elle est somnambule. Elle prend son impatience pour un devoir et l’agitation de ses nerfs pour de la force. Avec un tel devoir et une telle force, on détruit le monde entier, et on détruirait d’autres mondes pareillement si on en découvrait.

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Le mystère de l’existence n’est pas fait pour être percé, mais pour être bu et respiré. C’est pour avoir confondu le mystère et l’illusion que la plupart des philosophes se sont mis à regarder l’univers de travers, comme on regarde le tour d’un prestidigitateur : ils ont cherché le truc. Les scientifiques leur ont emboîté le pas, et ainsi sont-ils, dans des millions de laboratoires, en train de traquer la perfide petite combine moléculaire qui fait que les choses sont ce qu’elles sont.

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Les sciences humaines regorgent de formules et de mots tellement maladifs qu’aucun individu menant une vie simple ne peut les épeler sans voir se dessécher aussitôt la fleur de son entendement.

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L’humanisme a engendré la science de l’homme qui a engendré le laboratoire de cobayes humains.

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Il n’existe pas de “sciences humaines”. La seule science de l’homme, c’est le Christ qui l’a ; son nom est amour.

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Le sacre de la religion de l’Homme, c’est Napoléon Bonaparte déposant la couronne sur sa propre tête. Or l’homme ne peut pas se donner le sacré à lui-même. Pressentant que les autres sont tout aussi crapules que lui, il s’en doute bien d’ailleurs, car depuis il n’existe plus aucune autorité qui soit légitime.

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Rien d’aussi désespérant que la volonté de “donner un sens à la vie”, comme si la vie en manquait et comme s’il fallait en élucubrer un, quel qu’il soit, pour ne pas désespérer. Il n’y a de sens que reçu, perçu, deviné ou découvert. Tout le reste est absurde.

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La perte du sensus surnaturalis au plus haut niveau de l’Eglise est directement responsable de la perte du bon sens (sensus naturalis) dans le reste de la société.

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“Les idées divisent, les émotions rassemblent” déclare à la radio un prêtre qui fait dans la chansonnette. La niaiserie et l’anti-intellectualisme sont les péchés mignons d’un certain clergé, qui ne comprend pas l’importance première de la bêtise dans l’augmentation du mal sur cette terre. Si on a de la lumière dans le cœur et des ténèbres dans la tête, on échoue fatalement dans les ténèbres, parce que le cœur est la chaudière et la tête le pilote. Dieu abrutit ceux qu’il veut perdre.

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Le théologien sans psychologie fait penser à un oiseau sans pattes auquel il manque le bec et les plumes.

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Craindre d’être idiot est sensé. Craindre de paraître idiot est idiot. 

On sait, hélas, laquelle de ces deux craintes l’emporte sur l’autre, surtout chez les idiots qui font métier d’être intelligents.

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Le principal fléau intellectuel de notre époque est de crouler sous les prophètes annonçant l’imminence de catastrophes qui ont déjà eu lieu. Etre toujours en retard semble une faculté innée chez ceux qui parlent sans arrêt de l’avenir.

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Il n’y a pas de “catastrophisme éclairé”. Dans un monde qui choisit les ténèbres, c’est la lumière qui est une catastrophe. 

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Des individus qui n’étaient pas complètement imbéciles au départ réussissent à le devenir avec beaucoup d’efforts, rien que pour avoir la paix.

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La plus grande illusion serait de croire qu’autre chose que la guerre nous attend dès qu’on cesse de se mentir.

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Les êtres originaux cherchent la ressemblance. Les grégaires cherchent le dissemblable.

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On est comme tout le monde quand on ne se prend pas pour n’importe qui.

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Les experts, comme naguère les politiciens qu’ils ont remplacés, débattent quotidiennement des paramètres économico-scientifiques auxquels ils souhaiteraient nous offrir l’opportunité de donner notre sang. Réunissez-en trois dans une pièce, et le spectacle commence, qui rappelle, par le pittoresque chicaneur et le sadisme tranquille, les disputes à propos des façons les plus séantes de sacrifier un être humain. Pour ces drôles, tout est question de protocoles et d’instruments ; à la fin, il faut que quelqu’un disparaisse, et ce n’est jamais eux.

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Depuis que les droits de l’homme ont remplacé les dix commandements, la privatisation de la souffrance et la collectivisation des vices marchent main dans la main. Le Péché originel et ses suites, qui étaient la vérité de tous, sont devenus le sale petit secret de chacun et le moteur unique du corps social. 

*

Maintenant que l’uniformité des modes de vie s’impose à tous, chacun cherche à se distinguer au moyen d’aberrations artificielles que l’ancienne variété éradiquait naturellement.

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Dans la Genèse, Dieu parle et le diable aussi. Il y a donc deux régimes du langage, le créateur et le mensonger : le premier donne tout, le second promet plus encore.

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Au lieu d’une aventure de péchés et de pénitence, d’erreurs et de repentir, nous avons préféré cette fable carcérale, où le désir de punir invente chaque jour de nouveaux crimes inexpiables. 

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Ceux qui ont la charge de réprimer un crime sont les plus exposés à la commission du crime qu’ils répriment.

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La Satanocratie n’est rien d’autre que le Grand Désordre organisé pour renverser les trois ordres définis par Pascal. Lorsque nous sommes horrifiés par la défiguration, offensés par l’abrutissement et laminés par le bizness impitoyable, rappelons-nous que ces fléaux rendent hommage malgré eux à l’ordre de la nature, à l’ordre de l’esprit et à l’ordre de la charité. 

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Tout pouvoir secret secrète son ennemi, afin de pouvoir paraître au grand jour avec la mission de le combattre.

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C’est dans le moment de légère euphorie qui suit une bonne action qu’on se sent le plus libre d’en accomplir une qui l’est moins.

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“Mon Dieu, venez à mon aide! Hâtez-vous, Seigneur, de me secourir !”. La courte prière de Jean Cassien convient à tous les états, et tout particulièrement lorsqu’on commence à se sentir content de soi.

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Rien ne lave autant les yeux que l’habitude de regarder les turpitudes des autres comme si elles étaient les nôtres.

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Beaucoup d’esprits attendent un autre corps pour se convertir, alors que c’est un autre esprit qu’il leur faut. Le mot conversion signifie changer d’orientation, il ne signifie pas changer de cheval.

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La seule alternative sérieuse au suicide, c’est le martyre.

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Il s’agit de faire des hommes avant d’espérer faire des saints. Ayant oublié cet ordre immuable, beaucoup comptent se sanctifier sans fournir les efforts nécessaires au minimum vertical ; ils ne peuvent jamais devenir des saints, mais ils deviennent parfois des “anges”, comme on disait jadis des fœtus avortés. 

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Bienheureux les simples d’esprit dont les capacités intellectuelles n’augmentent pas la perversité jusqu’à l’angélisme. Car

L’homme s’élève au niveau de l’ange
Pour plonger de plus haut dans la fange

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Si je fais le mal, ce n’est pas moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi ; si je fais le bien, ce n’est pas moi qui le fais, mais le Christ qui habite en moi. L’identité du chrétien consiste à n’en avoir aucune, hormis l’écartèlement.

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Il n’y a qu’une seule Eglise. Un bateau coupé en trois ne fait pas trois bateaux, mais trois morceaux d’une seule épave.

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Pour le chrétien protestantisé, ce qui demeure de plus révoltant dans la confession c’est que le pécheur n’est jamais absous au nom de ses excuses mais au nom du caractère inexcusable de ses péchés.

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En nous agenouillant pendant la messe, nous reconnaissons que nous adorons Quelqu’un que nous avons nous-mêmes immolé et que nous immolerons sans faute à nouveau – n’était le Saint-Esprit – dès que l’occasion se présentera.

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Ce qu’est l’enfer, les damnés l’ignorent. Dieu seul le sait, parce que lui seul sait ce qu’ils perdent.

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Tous nos jugements sont des jugements avant-derniers.

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L’homme jouit d’une disposition naturelle à être indisposé. La véritable éducation ne cherche pas à adapter toutes ses facultés au monde existant, mais à le rendre capable de souffrir ce qui ne pourra jamais le satisfaire.

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La tendance de l’individu à se fondre dans le collectif précède la tendance du collectif à oppresser l’individu. Mais comme la première tendance est plus difficile à admettre, c’est la seconde que tout le monde dénonce, afin d’échapper collectivement aux efforts de l’individualité.

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Quand on leur donne à choisir, les foules préfèrent toujours le pastiche le plus hideux de l’original qu’elles détestent. Le prénom de Barabbas était Jésus.

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La crainte de ne pas être dans le vent a fait plus de mal au catholicisme que toutes les hérésies réunies.

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La formule « Dieu est mort » fait penser à ces gens qui croient que vous n’existez plus dès qu’ils ne pensent plus à vous.

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C’est ne pas connaître l’homme que d’être occupé par tout ce qui vient des hommes.

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Il existe quantité de cas de possession froide et tranquille. Lorsque Satan entra dans Judas (Jean, 13:27), Judas se mit-il à convulser en hurlant des blasphèmes ? Non, il termina sa petite affaire, se fit payer, jugea que le compte n’y était pas et courut se pendre parce qu’il ne servait plus au chauffeur dont il s’était fait le véhicule. 

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Ce monde est sans issue, mais il est accompagné.

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Savoir être seul fait le bon compagnon.

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De nuit d’agonie en nuit d’agonie, l’âme fait sa mue. Les journées sont réservées aux choses subalternes : gagner son pain, échanger avec les autres, etc.

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En tant qu’homme, le Christ est le premier homme à mourir vraiment. Avant Lui, les hommes ne faisaient que s’endormir dans le mythologique, comme nous semblons démangés par l’envie de le faire à nouveau.

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Le Fils a bu le calice de l’angoisse jusqu’à la lie, pour qu’il nous soit possible de le rejoindre dans l’angoisse et par l’angoisse, seule voie d’accès réelle au visage du Père.

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Imaginer la vie sans l’art m’est physiquement aussi impossible qu’imaginer l’Eternité sans Dieu.

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Une des grandes réussites de la modernité sera d’avoir fait passer le christianisme pour une énorme clef de château, à la fois somptueuse et désuète, qui n’ouvre aucune des petites portes à digicode derrière lesquelles cette modernité a claquemuré nos vies.

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Les modestes ont beaucoup de mal à tolérer les humbles, parce que la modestie consiste à reconnaître qu’on n’est jamais qu’un homme, tandis que l’humilité consiste à accepter de devenir fils de Dieu pour toujours.

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Comme la vie me manque depuis que je suis né !

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Dire que le Verbe s’est fait chair et qu’Il a parlé notre patois ! Cela devrait nous exalter et nous terrifier chaque fois qu’on ose ouvrir la bouche.

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Ecrire non pour parler, mais pour se taire. Ecrire des choses ayant non pas pour critère de valoir une interruption du silence, mais pour mission de rétablir le silence dans ses droits.

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Un saint n’est jamais “quelqu’un de bien”. D’abord parce qu’il n’a pas de biens, ensuite parce qu’il a l’insolence de ne pas rendre la fausse monnaie dont nous nous payons les uns les autres. Au vice d’être désargenté, il ajoute celui d’être mauvais payeur. 

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Chacun a sa façon de ne pas être saint. De là toutes les disputes sur la meilleure façon de ne pas l’être.

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Nos esprits sont si fumeux et si peu consistants qu’en écrivant on a moins l’impression de s’adresser à quelqu’un que d’imiter le geste de Christophe Colomb, quand de la pointe de son épée il traça un signe de croix dans le brouillard.

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Si la plus grande ruse du diable est de nous faire croire qu’il n’existe pas, la plus grande douceur de Dieu est de nous laisser croire que nous existons sans lui.

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Plus les choses sont mystérieuses, moins elles sont obscures. Le mystique voit de plus en plus la lumière, de moins en moins les objets qu’elle éclaire ; l’éblouissement finit par être la seule chose qu’il distingue.

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La prière est une piste d’où nos pauvres pensées décollent pour laisser atterrir la majesté de ce que pense Dieu.

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