Musique de table pour une meute de cannibales affamés

Quasi ultima verba

 

Ils veulent manger de l’homme, et en même temps ils craignent d’être mangés;
aussi est-ce avec la plus grande circonspection qu’il s’observent“.
Lu Xun, Le Journal d’un fou

 

 

Quand une porte se ferme, une autre s’ouvre… et les lions rentrent.

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La mauvaise conscience est le prix à payer si l’on veut découvrir ce que les hommes sont prêts à vendre pour en avoir une bonne.

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Ne pas avoir l’esprit de son âge a de lourdes conséquences. Dans un monde où les vieux sont crédules comme des poussins, les jeunes sont clos comme des huîtres.

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Les époques grotesques se distinguent des époques médiocres par un point : les louanges y sont systématiquement pires que les insultes.

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La charité de la vérité s’oppose radicalement à la séduction. La séduction est l’opération par laquelle un individu offre à un autre une image aussi conforme que possible de ce qu’il demande. Or ce que nous demandons n’a souvent aucun rapport avec ce dont nous avons réellement besoin. Identifier ce dont notre prochain a réellement besoin est une tâche plus ardue que la satisfaction de ce besoin une fois identifié.  

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La fille aînée de l’Eglise est tombée dans des égouts si profonds qu’il faudra un séisme au moins pour en retrouver la trace.

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Il y a des ampoules au xénon de 7000 watts capables d’éclairer un livre à 16 km de distance, mais il n’y a plus de lecteurs.

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Avoir quelque chose à dire ne suffit pas ; encore faut-il avoir le mauvais goût de croire ce qu’on dit ; alors on mérite l’honneur de ne pas être lu.

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Désormais, tout ce qui a du prestige est sans valeur, et tout ce qui a de la valeur est sans prestige.

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Tout le monde a des opinions, mais rares sont les cerveaux qui ont le privilège d’assister à la naissance d’une idée personnelle.

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Certaines âmes sont comme des maisons qui ont une chambre d’ami et une chambre pour l’assassin de l’ami. Beaucoup d’autres ont de la lumière aux fenêtres, mais personne à l’intérieur.

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Dès qu’ils se rassemblent, les intellectuels forment des cercles et tournent en rond. Il faut briser les cercles pour faire des arcs.

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Sans colorant, sans gluten, sans alcool, sans caféine, etc. L’habitude de définir les aliments par ce qu’ils ne contiennent pas ne pouvait s’épanouir que dans une société sans foi ni loi.

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Un art, un peuple, une culture doivent être jugés selon leur aptitude à assurer concrètement la sauvegarde de ce qui est vraiment humain dans l’homme.

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Soit vous avez un programme, soit vous avez des principes. Le combat actuel se livre entre ceux qui planifient des choses à faire et ceux pour qui il y a des choses qui ne se font pas.

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L’histoire de l’art se résume à l’histoire des temples : qui les bâtit, comment on les décore, ce qu’on y chante.

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Les conservateurs et les réactionnaires auto-proclamés se plaignent de la dégradation du décor, alors que le sol s’effondre sous nos pieds, avec les étages qui supportaient une civilisation tout entière. On ne fait pas de garde-meubles dans une ville bombardée.

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Au bout du compte, la bonne littérature aura été ce qu’est le champion de jeûne de Kafka : un obstacle minime sur le chemin de la ménagerie.

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La liberté de penser a été assortie de la liberté d’expression pour qu’on ne puisse plus penser dans le vacarme.

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Lire, méditer, consulter les êtres, écouter les choses et demeurer tranquille dans son coin deviennent des crimes de lèse-majesté quand l’agitation et la mobilisation permanente sont les ordres du souverain.

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Pire que détruire une chose, faire croire qu’elle vit en habitant son cadavre. Ainsi le monde des lettres ressemble-t-il aujourd’hui à la dépouille d’un lion qui remue encore parce que les vautours lui fouillent les entrailles.

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Ce que j’admire, je préfère qu’on l’insulte et qu’on le persécute, plutôt que de le voir domestiqué par des platitudes.

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Satan a inventé les cabinets de conseil et les agences de communication pour optimiser son image de marque.

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La volonté de Dieu est aimable parce qu’elle n’est pas la nôtre. Attribuer nos bonnes fortunes à la Providence ou faire un pacte avec le diable, c’est tout un, moins l’honnêteté. 

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“La vie est courte, il faut en profiter…” Philosophie de violeurs et de tueurs en série.

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Cherchez la douleur d’un homme, vous trouverez sa douleur et sa joie.

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Il y a tant de divertissements gratuits qu’un jour les foules paieront pour s’ennuyer.

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L’impression de souillure indélébile que donne une peau tatouée révèle haut et fort ce que le tatouage entend pourtant recouvrir. Il en va pareillement avec la mode des chauves, qui semblent se vanter d’avoir autant de cheveux sur le caillou que d’idées dedans. 

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Inquiétante disparition des enfants timides : ce qui devait arriver, puisqu’on ne peut plus se cacher sous les mini-jupes de sa mère.

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Dans un magazine féminin, il y a dix ans : la recette du clafoutis aux cerises, suivi par un article intitulé “Il vous trompe? Trompez-le!”, suivi par le patron d’un chemisier à froufrous. Qu’y-a-t-il à ajouter sur ce qu’on appelle l’émancipation des femmes?

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Quand la vie t’est légère, demande-toi à qui tu la rends lourde.  

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Je ne suis pas plus élite que peuple, mais sous le règne du Technodertal, j’ai grande tendresse pour le Péquenopithèque, mon semblable, mon frère, dernier rebut du génome adamique.

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Le cœur humain grince et couine comme la boîte aux lettres qu’une petite vieille ouvre chaque matin, y trouvant toujours les mêmes tentations commerciales, jamais le courrier transcendant qu’elle attend.

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Le futur est écrit, mais nous ne savons pas encore quel sera notre passé.

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Dans la profondeur des années, apparaissent des visages et des noms, fugaces, égarés, douloureux, des visages qui cherchent leur nom, des noms qui cherchent leur visage, comme les habitants d’un vaste purgatoire. Tel regard surgit au-dessus de telle bouche qui a prononcé telle parole, et le regard disait quelque chose que la parole ne rejoignait jamais, la bouche quelque chose que le regard ne voyait pas, comme si la distance et le temps, loin d’avoir tout brouillé dans l’oubli, se chargeaient de restituer à la mémoire – au-delà des harmonies fortuites et des significations superficielles – l’essence même du drame dont ils étaient déchirés.

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Et dire que si l’enfant que je fus avait survécu, il aurait à peu près mon âge !

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Les gens intelligents sont toxiques pour les crétins, mais les crétins se vengent en les faisant mourir d’ennui.

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Le voisin est l’avenir de l’homme. Tout dépend non d’une embrassade universelle mais de la bonne tenue des murs mitoyens.

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Quand on voit de quel paradis rêvent certains, on comprend mieux pourquoi leur vie est infernale.

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Il nous aura été donné de voir briller le catholique à théologie variable. Son oui est un “peut-être” et son non un “ça dépend”; il abuse volontiers de la locution “en même temps” pour servir plusieurs maîtres à la fois et dérober ses mains avec souplesse aux clous du paradoxe crucifiant.

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C’est la vulgarité du slogan qui a révélé la noblesse du préjugé.

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Les pingouins nous ressemblent : musiciens d’un orchestre dévalisé, cherchant leurs instruments sur la glace, avec le pantalon sur les chevilles. Un silence d’une blancheur infinie plane sur leur détresse.

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Il y a deux sortes de vérités : celles qui nous laissent indifférents et celles qui nous transpercent l’âme. Les premières prospèrent aux dépends des secondes, sans lesquelles on oublie qu’on a une âme.

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Que les hommes soient allés sur la Lune est indifférent. Que tant d’hommes y croient dur comme fer fait mal au cœur.

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Toute connaissance acquise sans trembler d’amour ou de pitié rend idiot.

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Il existe chez beaucoup une limite au-delà de laquelle la conscience de l’immense souffrance du monde bascule du côté de la cruauté. La pure indifférence est incompatible avec les muscles du cœur, et ce qu’on ne peut plus aimer, on le hait bientôt.

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A certains de leurs patients, les thérapeutes seraient en droit de rendre ce diagnostic : – Le sens du Vrai s’est atrophié en vous; vous subissez “la force des choses” comme s’il s’agissait d’un dieu, et vous vous obstinez à croire que penser du bien de vous-même est la fin dernière de toute action. Encore heureux que vous vous sentiez malheureux !

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La beauté est la trace, plus ou moins furtive, de quelque chose qui a été aimé avec une ferveur éternelle.

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 Rebelle : bêle deux fois.

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Il n’y a pas de différence entre celui qui se flatte de s’être affranchi de sa vieille croyance en Dieu et le cul-de-jatte qui crache sur l’archaïsme d’avoir des jambes au nom de la modernité du fauteuil roulant.

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La foi est une quantité – non une qualité ou un agrégat de qualités.

Il n’y a pas des croyants d’un côté, des athées de l’autre, et des agnostiques au centre. Il y a celui qui reçoit 90% de foi, celui qui reçoit 50%, celui qui reçoit 10%, et l’immense majorité qui oscille entre 0,1 et 5 %, selon ce qu’elle peut encaisser sans mourir de brûlure. Les convertis le savent: la conversion n’est pas le refroidissement du désir, c’est l’augmentation d’un feu.

Quand le Christ demande trois fois de suite à Pierre s’il l’aime, il ne lui demande pas comment ni de quelle façon, mais combien il l’aime ? A quel point ? Jusqu’où ? (Jean 21, 15-17).

Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ? Au premier, au deuxième, au troisième degré ?

Comme l’amour, LA FOI EST UNE QUANTITE. Son unité de mesure est le grain de moutarde (Luc, 17, 6).

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Chercher Dieu, c’est bien, mais ce n’est pas tout. Hérode aussi cherchait Jésus, avec un poignard dans la main.

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Un enseignement qui ne saigne pas n’a rien à enseigner.

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Mettre de l’ordre dans ses pensées est une chose, affronter ses démons en est une autre, mais elles se suivent comme le poulain suit la jument qu’il tète.

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Il y a trois sortes de régimes politiques : les mauvais, les très mauvais, et les épouvantables. Régime épouvantable celui qui ne permet pas de revenir aux deux précédents.

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Parler avec un militant évoque le plaisir de faire du crawl dans une piscine de ciment frais.

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Il en va d’écrire comme de cultiver un champ. Il y a des phrases toutes faites et des tournures d’esprit faciles qui permettent d’atteindre plus vite la compréhension, comme il y a des engrais chimiques qui permettent d’atteindre un rendement plus rapide. Dans les deux cas, forcer le temps perd le fruit : ce qu’on gagne en durée est pris sur la denrée.

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Toute œuvre est un attentat contre la perfection de l’idéal qu’on en avait.

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Les sciences humaines regorgent de formules et de mots tellement maladifs qu’aucun individu menant une vie simple ne peut les épeler sans risquer de voir se dessécher aussitôt la fleur de son entendement.

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L’humanisme a engendré la science de l’homme qui a engendré le laboratoire de cobayes humains.

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Les experts, comme naguère les politiciens qu’ils ont remplacés, débattent quotidiennement des paramètres économico-scientifiques auxquels ils souhaiteraient nous offrir l’opportunité de donner notre sang. Réunissez-en trois dans une pièce, et le spectacle commence, qui rappelle, par le pittoresque chicaneur et le sadisme tranquille, les disputes à propos des façons les plus séantes de sacrifier un être humain. Pour ces drôles, tout est question de protocoles et d’instruments; à la fin, il faut que quelqu’un disparaisse, et ce n’est jamais eux.

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Depuis que les droits de l’homme ont remplacé les dix commandements, la privatisation de la souffrance et la collectivisation des vices marchent main dans la main.

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Au lieu d’une aventure de péchés et de pénitence, d’erreurs et de repentir, nous avons préféré cette fable carcérale, où le désir de punir invente chaque jour de nouveaux crimes inexpiables. 

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Ceux qui ont la charge de réprimer un crime sont les plus exposés à la commission du crime qu’ils répriment.

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La Satanocratie n’est rien d’autre que le Grand Désordre organisé pour renverser les trois ordres définis par Pascal. Lorsque nous sommes horrifiés par la défiguration, offensés par l’abrutissement et laminés par le bizness impitoyable, rappelons-nous que ces fléaux rendent hommage malgré eux à l’ordre de la nature, à l’ordre de l’esprit et à l’ordre de la charité. 

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Tout pouvoir secret secrète son ennemi, afin de pouvoir paraître au grand jour avec la mission de le combattre.

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C’est dans le moment d’euphorie qui suit une bonne action qu’on se sent le plus libre d’en accomplir une qui l’est moins.

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Si je fais le mal, ce n’est pas moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi; si je fais le bien, ce n’est pas moi qui le fais, mais le Christ qui habite en moi. L’identité du chrétien consiste à n’en avoir aucune, hormis l’écartèlement.

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L’homme jouit d’une disposition naturelle à être indisposé. La véritable éducation ne cherche pas à adapter toutes ses facultés au monde existant, mais à le rendre capable de souffrir ce qui ne pourra jamais le satisfaire.

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La tendance de l’individu à se fondre dans le collectif précède la tendance du collectif à oppresser l’individu. Mais comme la première tendance est plus difficile à admettre, c’est la seconde que tout le monde dénonce, afin d’échapper collectivement aux efforts de l’individualité.

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La formule « Dieu est mort » fait penser à ces gens qui croient que vous n’existez plus dès qu’ils ne pensent plus à vous.

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Si la plus grande ruse du diable est de nous faire croire qu’il n’existe pas, la plus grande douceur de Dieu est de nous laisser croire que nous existons sans lui.

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Ce monde est sans issue, mais il est accompagné.

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Une des grandes réussites de la modernité sera d’avoir fait passer le christianisme pour une énorme clef de château, à la fois somptueuse et désuète, qui n’ouvre aucune des petites portes à digicode derrière lesquelles cette modernité a claquemuré nos vies.

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Comme la vie me manque, depuis que je suis né !

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Un saint n’est jamais “quelqu’un de bien”. D’abord parce qu’il n’a pas de biens, ensuite parce qu’il a l’insolence de ne pas rendre la fausse monnaie dont nous nous payons les un les autres.

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Les choses sont parfois si confuses, les esprits si fumeux et si peu consistants qu’en écrivant j’ai moins l’impression de m’adresser à quelqu’un que d’imiter le geste de Christophe Colomb, quand de la pointe de son épée il traça un signe de croix dans le brouillard.

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La prière est un aéroport d’où nos piètres pensées décollent pour laisser atterrir la majesté de ce que pense Dieu.

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(…)