En avoir ou pas

 

Un ami bien plus jeune que moi vient de m’écrire. Il me faire part des discussions qui ont eu lieu au sein d’une revue dont il est l’un des rédacteurs. Il s’agit d’une revue comme il en existe d’autres, où des universitaires, des professeurs, des amateurs plus ou moins éclairés, ayant étudié dans de grandes écoles, flirtent avec la philosophie, avec la littérature – une philosophie et une littérature plutôt antimodernes, plutôt à rebrousse-poil – passant de l’une à l’autre sans se déterminer, mais sans se priver non plus de quelques frissons religieux çà et là, avec le sentiment de transgresser les interdits de l’époque. Chaque époque a ses tabous, et bien que le comité de rédaction de la revue soit composé d’esprits érudits, parfois même intelligents, quoiqu’assez confus et indécis, il me font penser à une bande d’écoliers timides qui griffonnent le mot Dieu sur le mur des toilettes, en douce et sans bien savoir de quoi il retourne, comme on y griffonnait jadis des génitoires poilus. A part mon ami, je ne connais aucun d’entre eux; mais je suis sûr que la plupart sont de gentils garçons sincèrement en mal de transcendance. C’est d’ailleurs ce qui ressort de leurs discussions, comme il me l’apprend: ils ont tous exprimé le désir d’écrire «moins d’articles académiques», et «plus d’articles littéraires, combattants et personnels».

Ce n’est pas par hasard que mon ami me fait cette confidence ; il y a quelques mois la revue en question a refusé un texte littéraire dont je suis l’auteur et que je leur avais proposé dans cet esprit combattant et personnel qui m’est coutumier. L’épisode avait donné lieu a un malentendu sinistre ou comique, selon les points de vue, car j’avais d’abord compris qu’ils l’acceptaient : le rédacteur en chef m’avait répondu noir sur blanc qu’à partir de telle date «ils pouvaient envisager de le publier». La date passée, je m’étonnai de ne rien voir venir : mon ami se porta à mon secours en m’expliquant que l’expression n’était qu’une formule d’usage, une façon polie de me signifier qu’ils ne le publieraient pas : j’étais un peu bête, car j’aurais dû comprendre que non seulement cette formule en vogue dans les milieux professionnels n’engageait à rien, mais qu’elle signifiait rigoureusement le contraire de ce qu’elle disait. Aujourd’hui, quand on vous dit qu’on peut envisager de vous publier, c’est qu’on ne vous publiera jamais. Magnifique. Chaque jour qui passe me fait découvrir à quel point le monde dont je viens est ancien. J’en profite pour remercier mon ami d’avoir ouvert mon vieil entendement à un genre de politesse nouveau.

Cette précision n’est pas superflue si l’on veut comprendre pourquoi, après m’avoir fait part de ce désir d’écrire des articles plus littéraires, combattants et personnels, mon ami ajoute aussitôt : «Bien que cette nouvelle direction soit bonne, que va-t-il se passer quand le rédacteur en chef se retrouvera avec des textes trop littéraires et trop personnels entre les mains ? Pourrait-il envisager de les publier? Et avons-nous tous véritablement les moyens de répondre à cette ambition ?».

J’ai réfléchi un instant, et j’ai commencé à lui répondre par une longue lettre, puis je me suis ravisé. Dans cette lettre, j’écrivais qu’il importe peu de savoir si ces camarades et lui doivent être plus ceci ou plus cela, car leur désir aggravera leur problème au lieu de le résoudre, comme il arrive toujours quand on se propose de paraître ce qu’on n’est pas. En raison d’un préjugé ordinaire, lié au prestige de la littérature (prestige extrêmement dégradé, mais encore présent sur nos terres, comme on voit), les rédacteurs de cette revue semblent croire qu’une personnalité leur viendra tout à coup s’ils se décident à jouer les écrivains; bref, ils semblent croire qu’ils vont devenir des hommes en changeant de style. C’est ici que se trouve l’étrange illusion dont je veux parler. Nul n’est jamais devenu un homme en écrivant. Il faut être un homme pour écrire ; et on écrit, éventuellement, parce qu’on en est devenu un. La littérature n’est pas la poubelle des âmes mort-nées; elle n’est pas la garde-robe du Vestibule de l’Enfer, où Dante situe les esprits lâches et indolents qui n’ont fait ni bien ni mal, en compagnie des anges qui sont restés neutres, qui n’ont jamais choisi leur camp. Soyez d’abord des hommes, cessez de prendre des poses dans le jardin des compromis et des hésitations, et un jour, peut-être, je dis bien peut-être, si vous avez réellement combattu, si vous avez véritablement vécu les vérités que vous ne faîtes que citer, commenter et diluer dans les articles de votre revue, si vous avez au moins essayé de vivre ces vérités de toutes vos forces, en leur donnant votre chair et votre sang, au risque d’échouer, au risque de vous tromper, au risque d’être jugés et condamnés, vous aurez quelque chose de personnel à dire. Alors, et alors seulement – à moins que ne descende sur vous la grâce divine qui délivre de cette vanité – dîtes-le.

J’en étais là quand un très vieux souvenir m’est revenu à l’esprit. J’ignore si la chose se pratique encore, mais autrefois, vers l’âge de cinq ou six ans, tout garçon devait se soumettre à un examen désagréable : on l’amenait chez le pédiatre, et ce dernier lui palpait les testicules pour vérifier si elles étaient bien descendues. (Autant que je sache, il s’agissait de prévenir les dangers d’une anomalie nommée cryptorchidie). En relisant le courrier de mon ami, j’ai eu l’impression d’être ce pédiatre. N’ayez crainte : en l’occurrence, la palpation est inutile. Feuilleter leur revue suffit. Au fond, à force d’emprunter les testicules des autres, ils ont pensé que la greffe prendrait. Et maintenant, ils constatent qu’il faudrait qu’il leur en pousse une paire. Ils sont perplexes, car si la chose se produisait, ne serait-ce pas pesant, gênant, voire handicapant ? Par mesure de précaution, ne vaudrait-il pas mieux se contenter d’une seule, d’une demi, voire d’un quart de couille ?

Pour finir, mon ami – que je remercie une fois de plus pour m’avoir inspiré ces passionnantes réflexions – me demande quelque chose. Il veut savoir qui a dit :« Il faut en avoir dans la caboche pour être un artiste ». Il se souvient de m’avoir entendu prononcer cette phrase un jour, mais je dois lui dire si elle est de moi, ou s’il s’agit de la citation d’un illustre écrivain. Si elle est d’un illustre écrivain, il la mettra en tête de l’article combattant et personnel qu’il est en train d’écrire, «pour ajouter un peu de poids au propos», explique-t-il. Si elle est de moi… eh bien, il ne dit mot à ce sujet, mais il est clair qu’il n’en fera rien; il a besoin de poids, et le nom d’un écrivain inconnu, fût-il un ami, ne ferait qu’en retirer.

En avoir ou pas, telle est la question. Il faut en avoir dans la caboche pour être un artiste. J’ai bien peur que cette trivialité ne soit de moi. Mais la réalité est encore plus triviale : il faut en avoir dans la caboche et davantage ailleurs que dans la caboche.