Entretien sur La Vérité ou le néant

Entretien de juin 2021, avec Marc Obregon, sur La Vérité ou le néant, anthologie de Leonardo Castellani, préfacée, composée et traduite par Erick Audouard (édition Artège). A paraître en ligne dans la revue L’Incorrect.

 

  1. Pouvez-vous revenir sur votre rencontre avec Leonardo Castellani et son œuvre, qui sont plutôt méconnus en nos terres ?

Quasi inconnus – même en Argentine, son propre pays. C’est en m’intéressant à l’euphémisation du péché dans le monde moderne, ainsi qu’aux maladies mentales et à leur caractère épidémique à partir de la Renaissance, que je suis tombé sur ses écrits. Ils m’ont fait un tel effet qu’ils m’auraient converti si je n’étais revenu à la foi bien auparavant, avec toutes les difficultés que cela comporte en France, où le scepticisme et l’irréligion sont des brevets de sérieux littéraire et intellectuel. Ayant abandonné l’agréable projet de m’y faire une situation, traduire et défendre Leonardo Castellani m’a paru le moyen le plus rapide d’aggraver mon cas.

Mais avant toutes choses, il faut souligner le trait le plus frappant de son esprit, parce qu’il fait défaut aujourd’hui : l’humour, un humour authentique, qui est le privilège de la pensée chrétienne réaliste, le garant de toute humilité, le rayon ultraviolet qui détecte le faux, le déformé, l’inepte et le contradictoire – « signe d’une intelligence saine, capable de contempler l’être dans son harmonie et de comprendre la splendeur de sa beauté », comme disait le père Uriburu, un autre prêtre argentin.

  1. Vous parlez de lui comme d’un « être viscéralement religieux ». A plusieurs reprises dans cette anthologie, on sent en effet que sa foi est d’abord inscrite dans sa chair, parfois douloureusement, parfois instigatrice de folie. Comment Castellani était-il perçu par ses pairs ? De quel autre écrivain radical et catholique le rapprocheriez-vous ? Pour ma part je n’ai pu m’empêcher de penser à Léon Bloy, pour cette recherche de la vérité qui consume parfois l’écrivain…

Leonardo Castellani n’était pas « fou », sinon aux yeux d’une société pour laquelle seuls le profit, le goût du pouvoir et la quête de satisfaction immédiate méritent d’être qualifier de raisonnables et de rationnels. Dans un tel monde, quelqu’un qui ne se rend jamais à ces puissances passe ordinairement pour un anormal. Mais il avait toute sa tête – une tête merveilleusement structurée – et c’est bien pourquoi on a voulu la lui couper.

Quelqu’un a résumé en une phrase l’impression qu’il faisait sur ses pairs : « Nous étions tellement habitués à l’atmosphère d’impuissance et de prostration dans laquelle baignait le clergé que la stature verticale de Castellani nous frappa comme un attentat aux bonnes mœurs ». Pour cette raison, certains l’admirèrent ; pour la même raison, la plupart des autres le maudirent et s’acharnèrent contre lui comme s’il était un terroriste. Ces derniers ne se trompaient pas, au fond, car dans le royaume de servitude et lâcheté qu’est en train de devenir la société des hommes, le Christ lui-même est une sorte de terroriste : à son approche, les démons ne sont-ils pas littéralement terrorisés ? Voilà 2000 ans que cette arête de poisson est coincée dans la gorge des siècles ; elle ne passe pas et ne passera jamais.

Quand on découvre Castellani, comme les repères nous manquent, on peut aussi penser à Chesterton, à Belloc, à Bernanos, à Lewis, à Thibon, etc., mais il faut renoncer à le comparer, comme à ranger son œuvre dans un genre ou une discipline. Apologiste et polémiste, exégète et poète, philosophe et conteur, prédicateur et journaliste, théologien et romancier – souvent simultanément, qui plus est –, il est un genero único, un « genre en soi », selon le mot d’un de ses préfaciers.

Castellani a écrit deux articles sur Léon Bloy, qui vont au cœur du sujet : la Pauvreté et la violence de sa charité. Je n’ai pu faire paraître qu’un seul article, mais on trouve ceci à la fin de l’autre, dont j’ai traduit le titre par Bloy au dessus du temps : « Par-delà son style coruscant, égolâtrique et vociférateur, c’est la charité violente jusqu’au hurlement, par-delà ses raffinements verbaux c’est sa vie tourmentée, ravagée, toujours sur le fil, qui ont rendu immortel ce transfuge du Moyen Age. Charité à l’égard de qui ? Charité à l’égard de personne en particulier, charité à l’égard de la Chrétienté vaincue dont son âme médiévale avait l’incurable nostalgie, charité à l’égard de tous les miséreux, pour peu qu’ils ne fussent pas trop proches… ». Et plus haut, afin d’éclaircir l’énigme, il cite la dédicace de Bloy au musicien Carlos Olivarès : «  On a souvent parlé de mes livres, mais personne n’a dit que je suis un poète, rien qu’un poète, que je vois les hommes et les choses en poète comique ou tragique, et que, par-là, tous mes livres sont expliqués. Je vous livre ce secret ». Léon Bloy fut donc essentiellement un poète (il n’en était pas toujours satisfait), un poète visionnaire sans aucun doute, mais je ne conseille à personne de s’instruire de la doctrine chrétienne dans son œuvre. Sa théologie a pas mal de plomb dans l’aile, comme celles de ses aînés romantiques, dont il a hérité certaines errances.

Castellani avait une métaphysique robuste, et il est orthodoxe jusqu’à la moelle. Si vous aimez surtout les raffinements verbaux, les brumes de l’ambiguïté et les frissons de l’équivoque, il ne faut pas le lire. Si vous cherchez des poteaux indicateurs, des pierres milliaires, un oui qui est oui, un non qui est un non, il est pour vous. Il y a une prière à l’Esprit Saint dans la messe de Pentecôte qui me fait penser à lui, surtout quand j’arrive à ce passage : « Irrigue ce qui est desséché, assouplis ce qui est rigide, réchauffe ce qui est froid, redresse ce qui est tordu »… Orthodoxe, Castellani l’a été jusqu’à s’exposer aux foudres de l’académisme catholique, qui commençait à forniquer avec de coquettes hérésies modernistes et ne voulait plus rien savoir des prophéties du Christ ni de l’Apocalypse de Saint Jean.

  1. Comment situez-vous la pensée de Castellani, en particulier dans l’héritage de la pensée chrétienne hispanophone ? Y a-t-il selon vous une spécificité argentine chez lui ?

Bonnes questions… Ses admirateurs s’accordent à dire qu’il est le plus grand penseur catholique de langue espagnole du XXème siècle. C’est ce que je crois aussi. Mais comment le situer dans une culture que les Français connaissent si peu ?

Rappelons d’abord qu’Ignace de Loyola, le fondateur de son ordre, sur lequel il écrivit son tout premier ouvrage[1], était un basque de la province de Guipuscoa ; ensuite, que sa connaissance de la tradition littéraire en Espagne est immense, en commençant par les auto-sacramentels du théâtre religieux, les romanciers, les dramaturges et les poètes catholiques (Cervantès, Quevedo, Lope de Vega, etc.), mais aussi bien sûr tout le corpus religieux de l’ordre jésuite (Francisco Suárez, Baltasar Gracián, etc.), la grande mystique (Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, etc.), et la réflexion théologico-politique (Donoso Cortès, Menéndez y Pelayo, Ortega y Gasset, etc.) – tradition qu’il a porté à la hauteur des enjeux de son époque, en lui donnant une forme personnelle d’une grande singularité.

Il échangea avec son contemporain le philosophe thomiste Julio Menvielle, qui influença si fortement le nationalisme catholique en Argentine et qui est un peu moins inconnu que lui en France. Mais nous ne savons rien ici de penseurs tels que Ramiro de Maeztu (1874-1936), Jaimes Balmes (1810-1848), ou l’étonnant millénariste chilien Manuel de Lacunza (1731-1801), qui compta lorsque Castellani entreprit de retraduire L’Apocalypse du grec ancien, en livrant une véritable somme de toutes les interprétations passées, augmentée d’une exégèse exhaustive. J’ajoute – pour ceux que des termes comme « herméneutique » font fuir (j’en suis) – que ce livre est un régal de vigueur et de fraîcheur, tout comme son Evangelio de Jesuchristo, lecture et commentaire sans pareils des quatre Évangiles : il mériterait une traduction… mais le temps passant, je me dis que nous ne la méritons peut-être pas !

Comment faisait Castellani pour vulgariser le Verbe sans être vulgaire, pour être à la fois si plaisant à lire et si riche à méditer ? C’est un mystère dont il avait le secret.

Par ailleurs, son « argentinité » est extrême (pour quelques-uns, il est le plus argentin de tous les auteurs argentins), et c’est d’ailleurs l’une des raisons profondes de son universalité (je vais m’expliquer). Argentinissime, il l’était par sa langue, car il en maniait tous les registres, depuis le porteño et le lunfardo de la capitale, jusqu’au vocabulaire et aux accents régionaux – tout cela très présent dans son œuvre ; par son atavisme rural (né dans la province du Chaco), dont il conserva la rusticité et le bon sens sauvage dans le béton et la sophistication de Buenos Aires ; par cette haute culture intellectuelle qu’il possédait, et par la formidable diversité de cette culture, enfin, qui vient autant du peuple d’immigrés auquel il appartenait que de ses années de voyage et d’études en Italie, en France, en Allemagne, en Angleterre.

Il se définissait de façon comique comme un hybride de créole et de gringo : « Face de gringo créoloïde / Intellect de créole engringolé »[2]. Maîtrisant huit langues, il avait une érudition véritablement européenne – dont je connais peu d’équivalents avec une telle capacité de synthèse et un tel pouvoir résurrecteur, que ce soit dans son temps ou dans le nôtre. Il savait rendre vivant le meilleur de notre civilisation, parce qu’il était animé par sa suprême raison de vivre, par ce double principe vital et civilisateur, sans lequel elle tombe en ruines, comme nous le voyons aujourd’hui – à savoir la foi et la charité.

  1. Il y a chez Castellani, c’est assez rare chez nos modernes pour le souligner, une terrible conscience du mal, de son emprise sur le monde, qui le rapproche davantage d’un philosophe médiéval. Cette vision eschatologique doublée d’une expérience presque viscérale du mal est-elle selon vous la principale particularité de Castellani ?

Avoir conscience que le mal est terrible, que son emprise est énorme, qu’une semence de perversité habite le cœur de l’homme, qu’il y aura toujours du bon grain et de l’ivraie mais que l’ivraie augmentera vers la fin – voilà qui devrait être une « particularité » de tout chrétien. La conscience du Péché Originel est la condition même de la Rédemption. L’oubli des fins dernières – particulières et universelles – est la marque du christianisme apostat. Alors je ne dirais pas qu’il s’agit d’une particularité de Castellani, car cette vision devrait couler de source chez les catholiques. En revanche, penser que le mal est un pur accident et que le bien-écologique-intégral va bientôt dominer la planète est une particularité des pseudo-chrétiens modernes.

Ce sont plutôt eux qui se sont distingués en perdant leurs viscères et en écoutant les philosophes leur conter fleurette sur la bonté intrinsèque de leur propre nature, sur le Progrès indéfini, sur la possibilité de bâtir un paradis terrestre sans Dieu, sur la relativité de la vérité et de la religion, sur l’inexistence du surnaturel, et pour finir, sur l’inutilité du Retour du Christ (ou le caractère « immanent » de la Parousie) – puisque nous nous en sortons si bien tout seuls !

Quand le terrible Castellani ose dire « Le christianisme n’est pas fait pour consoler, mais pour épouvanter. La consolation, il la donne après l’épouvante. »[3], est-il médiéval ou prodigieusement moderne? C’est une vraie question. La scolastique du XIIIème siècle n’était pas aussi obnubilée par la violence que nous le sommes aujourd’hui ; la relative stabilité de la communauté médiévale et de son ordre hiérarchique ne rendaient pas les philosophes très conscients de leur chance et de leur privilège, en quelque sorte, c’est-à-dire de ce qui rendait possible le libre exercice de leur pensée. Or, Castellani a payé rubis sur l’ongle tout ce qu’il disait ; il a senti de très près l’haleine de « la foule », de la masse démocratique, et la cruauté des pharisiens, des envieux et des jaloux ; à cet égard, je pense qu’il appartient plus à la race de Saint Augustin, qui vécut dans des temps extrêmement troublés, dans une période assez semblable à la nôtre, faite d’invasions, de destructions, d’anarchie, de schismes, d’hérésies tous azimuts et de démences sectaires – où la nécessité de sauver l’essentiel s’imposait.

  1. A le lire j’ai l’impression que Castellani tente de réaliser le grand œuvre recherché par beaucoup d’écrivains catholiques : assembler une pensée de la Tradition, presque guénonienne, à une dialectique rigoureusement chrétienne. Etes-vous d’accord sur ce point ? Ce qui lui permet in fine de dépasser la critique marxo-hégélienne de l’histoire, dans un mouvement plus ample…

Il y a une réussite indéniable chez lui qui va dans le sens de ce que vous indiquez.

René Guénon ne fait pas partie de la bibliothèque castellanienne. La quête d’une « Tradition Primordiale » ressemble à la recherche d’une civilisation extraterrestre : c’est chercher dans un télescope ce que nous refusons de découvrir dans la Révélation.

Cela étant dit, l’enseignement de Castellani nous rappelle qu’être catholique, c’est participer à la Grande Conversation initiée par les Pères de l’Eglise, par Saint Paul lui-même, avec l’Antiquité grecque et latine, avec ce qu’il y a de meilleur dans le paganisme, qu’il s’agisse des semina verbi (Platon, Aristote, etc.), des vertus ancestrales ou des évidences premières de la conscience (aujourd’hui réduites en miettes). La Vérité révélée transcende les vérités du sens commun, elle ne les annule pas ; le surnaturel ne supprime pas le naturel, il l’élève au carré.

Castellani permet-il de « dépasser » la critique marxo-hégélienne ? Il se sentait solidaire de son pathos, c’est-à-dire de l’indignation à l’égard de l’injustice sociale et de l’horreur devant l’exploitation de l’homme par l’homme, mais il s’est battu farouchement contre tous les principes de cette critique, qui sont faux et contrefaits. L’hégélianisme et le marxisme sont des hérésies, des idéologies messianiques qui veulent remplacer le christianisme sur le terrain même des causes finales. Dans un article de la précédente anthologie[4], Castellani va encore plus loin : « Suprêmement actuel, Saint Thomas est appelé à l’être de plus en plus dans l’avenir. D’ici peu, le champ intellectuel se changera en champ de bataille tout entier occupé par une lutte à mort entre Hegel et lui. (…) A l’ère nucléaire qui est la nôtre, la philosophie est condamnée à disparaître. Seule la théologie restera ; car la philosophie sera retournée à ses racines religieuses. Il n’y aura plus qu’un violent combat religieux entre l’athéisme et l’Eglise catholique, c’est-à-dire entre la théologie hégélienne et celle de l’Aquinate… ».

  1. Vous évoquez à son propos la « sensibilité d’un artiste, la rigueur d’un Docteur et l’urgence d’un prophète » : j’y vois là presque un ordre trinitaire…

Un lecteur m’a aimablement fait remarquer que j’ai oublié la charité du prêtre, qui fait le liant. C’est embêtant, parce que j’aime aussi le chiffre trois !

La formule que vous évoquez localise Castellani dans un autre champ que celui que nous avons coutume d’attribuer aux écrivains catholiques. Le religieux se situe au-dessus du littéraire ; quand il fait irruption en littérature, il ne s’agit pas d’un petit supplément d’âme optionnel, mais d’une cosmovision totalitaire qui défie toutes les autres.

Evangéliser la culture est une tâche qui exige bien plus qu’un assemblage heureux de mots, qu’une rhétorique « spirituelle » ou le simple ressassement d’une doctrine. De fait, ça coûte la vie. J’ai tenté de montrer comment et pourquoi à travers un grand nombre de textes et d’entretiens sur Leonardo Castellani, mais cette vérité a beaucoup de difficultés à « rentrer » – c’est le moins qu’on puisse dire.

L’écrivain et penseur argentin Guido José Mizrahi (qui m’aura été d’un immense secours pour mettre la main sur ses ouvrages à Buenos Aires, beaucoup n’étant pas réédités) vient de m’écrire une très belle lettre ; elle s’achève sur ces mots, que je vous donne parce que je ne saurais mieux l’exprimer : « Castellani a mis la Croix devant ses livres et non ses livres devant la Croix – comme font tant de croyants et de pharisiens qui préfèrent le prestige de l’encre publiée à l’honneur du sang versé ».

  1. Castellani était également un critique littéraire qui a su se montrer particulièrement féroce avec les écrivains du XXème siècle, je pense notamment à James Joyce, ou encore à ses rapports compliqués avec Borges, le grand écrivain argentin de son temps…

Le grand écrivain argentin de son temps était Leopoldo Lugones (1874-1938) – de l’avis même du « grantécrivain » Borges, qui est surtout une fabrication française tardive. Je me suis étendu sur le sujet dans l’introduction du Verbe dans le sang, en sachant que je ne me ferais pas que des amis parmi nos gendelettres. Chez Borges, outre le talent du narrateur, Castellani a vu le talent du sophiste, ou de l’« ensophisté », pour qualifier celui qui ne sait même plus qu’il jongle avec de pures aberrations philosophiques et théologales. Il l’a interpellé et corrigé fraternellement. Borges n’a jamais répondu ; sa punition est de servir de pâture aux amateurs de colloques, ad vitam aeternam.

Je ne pense pas que Castellani ait lu James Joyce en profondeur, mais il a vu les effets aussi dévastateurs que burlesques produits par la traduction espagnole d’Ulysses chez les snobs de Buenos Aires (ceux de la revue Sur, par exemple) ; j’ajoute qu’en matière de snobisme, les farceurs de nos désuètes revues d’ « avant-garde » n’ont rien à leur envier.

  1. Ce qui rend unique à mes yeux Castellani, c’est son « esthétique du temps », à ce titre il est très proche de Baudrillard, notamment lorsqu’il dénonce la grande parodie des temps modernes. Son anti-progressisme est finalement doublé d’une conscience très aigue de son temps, grâce à la lecture et à l’interprétation des Evangiles, qui lui confère une vision scripturaire de l’histoire…

Je ne suis pas certain de comprendre votre question… peut-être voyez-vous quelque chose qui m’échappe, mais je crois que Castellani n’a rien « esthétisé », contrairement aux intellectuels qui finissent toujours par rendre abstrait ce qui ne l’est pas. A cause de leur mode de vie, et d’un refroidissement probable de leur humanité, ils ne sentent plus la réalité souffrante derrière la parodie et le simulacre ; et s’ils la sentent, ils font de l’esthétique ou de l’ironie destructive, parce que ce massacre ne les touche plus personnellement…

« … on ne peut attaquer directement le Parodique sans risquer de blesser ce qui se trouve derrière. Le rayonnement radioactif de l’humour est requis »[5]… La délicatesse de ce « sans risquer de blesser » ne vous semble-t-elle pas marquer une fracture entre la pensée d’un Castellani – humaine, latine, affectueuse – et la critique acide, cérébrale, sans joie, des « théoriciens de la post-modernité »? Il percevait la souffrance de la réalité blessée – souffrance de l’homme, mais aussi souffrance de la substance humiliée par sa falsification, du principe outragé par son inversion, du langage assassiné par le charabia, etc. Et il n’a jamais posé en dandy ou en photographe esthète devant l’effondrement des hommes, devant l’abandon de leur « fragile patrimoine intellectuel et moral » – aussi piteuses que fussent les conséquences de cet effondrement et de cet abandon. Il s’est attaché à sauver ce qui pouvait l’être : non les fruits – pour la plupart pourris – mais la semence de la Vérité – qui est éternelle.

  1. Quel est le rapport de Castellani à la Sainteté ? La Sainteté est-elle possible lorsqu’elle est cernée par la modernité ? Ne confine-t-elle pas à la folie, comme Castellani semble le suggérer parfois ?

C’est l’aspiration et la volonté de toute sa vie. Vouloir être un saint – car on ne le devient pas par hasard, il faut vouloir l’être, disait Thomas d’Aquin – est un projet passablement saugrenu dans un univers où l’apostasie et le christianisme bourgeois ont triomphé. Mais il en fut toujours ainsi, ou presque.

C’est par humour que Castellani assumait l’appellation infamante de « Cura loco », le Curé fou. Les mathématiciens, les philosophes et les artistes peuvent devenir fous (dans cet ordre, statistiquement !) ; ça ne risque pas d’arriver aux saints, car leur folie n’est pas en eux, elle est en Dieu.

Castellani n’a pas sauté à pieds joints dans la merveilleuse aubaine d’être un martyr ; il aurait aimé une vie sereine et paisible, écrire, enseigner, prêcher tranquillement, au lieu de devenir ce que Dieu voulait qu’il soit, un témoin, un signe avant-coureur parmi ces malheureux élus « transformés en témoins objectifs, en images vivantes et prophétiques des derniers temps, ayant à souffrir des prémices, des combles et de l’essence des ténèbres versées par la Cinquième Coupe »[6].

Une bonne part de sa poésie est fondée sur son épreuve du naufrage et de la nuit obscure (« Lorsque la foi touche l’intellect, alors se produisent la lutte et l’obscurité »[7]). Il a traversé cette nuit ou s’est laissé traverser par elle avec une espérance hors du commun – pendant que le monde tombait dans la désespérance, pour s’aveugler de tant de lumières factices.

  1. En quoi Castellani parvient-il selon vous à raccorder son expérience d’homme à l’exercice de la spéculation théologique ? Quels sont les éléments dans sa biographie qui lui permettent d’allier à la théologie quelque chose de presque vitaliste ?

¨Permettez-moi de formuler les choses simplement, avec naïveté même : soit vous suivez le Christ, soit vous suivez une autre route, d’autres modèles, qu’il s’agisse d’une idole ou de votre propre « épanouissement ». Castellani a choisi la porte étroite, le renoncement à soi, la solitude et le silence de celui qui s’engage sur le chemin de la foi. Le croyant résout les tensions qui l’écartèlent par un « acte existentiel », dans l’engagement total de son âme, qui choisit de servir plus grand qu’elle.

Comme théologien, Castellani est un apologète, non un propagandiste. Or l’Eglise de son temps s’est précipité dans la propagande, dans la recherche des suffrages, du succès, de la télévision. Pour le dire à sa manière, l’Eglise a eu la télé pendant que Castellani gardait la vision. L’une de ses missions fut de sortir la théologie et l’exégèse de l’ennui et de la sécheresse où elles se trouvaient. Il y est parvenu parce qu’il n’était pas un « professionnel », mais un homme en guerre, engagé dans une lutte à mort contre le pharisianisme. C’est une chose sérieuse que ce combat, et qui vous relie au combat du Christ d’une façon bien plus charnelle que tous les diplômes universitaires – qu’il avait obtenus par ailleurs !

On pourra découvrir dans La Vérité ou le néant comment il oppose l’imagination, la pensée dynamique, la quête passionnée de compréhension, à la stérilité du théologien moderne « minutieux et scrupuleux jusqu’au délire, gardien et palefrenier de l’hippogriffe théologique, auquel il ne vient jamais l’idée d’enfourcher l’animal fabuleux pour s’envoler sur son dos. L’archiviste a tué le rêveur. De nos jours, les traités de théologie ressemblent à des codes législatifs plutôt qu’à des poèmes »[8].

  1. Parmi les nombreuses étrangetés de ses affinités, Castellani est un grand admirateur de Soeren Kierkegaard, qu’il surnomme affectueusement « Kirkegord ». Un lien qui ne semble pas évident…

… surtout pour les Français qui ne connaissent Kierkegaard qu’à travers les contorsions dilatoires de Heidegger ou les âneries de l’existentialisme français et de certains de ses traducteurs. Le lien paraîtra plus clair en lisant ne serait-ce que la mince plaquette Point de vue explicatif de mon œuvre, pour ne pas parler du colossal Post-scriptum aux Miettes philosophiques, des sermons de Vie et règne de l’amour, ou des prières ardentes de L’école du christianisme. « Le sublime religieux est considéré par l’humanité infatuée d’elle-même et par les hordes d’esprit confus comme un crime de lèse-majesté contre ‘l’humanité’, ‘la foule’, ‘le public’, etc. »[9].

Cette catégorie du sublime religieux a passionné Castellani, car elle correspondait à ce qu’il vivait. Elle représente le moment où la vérité la plus objective doit entrer dans la subjectivité la plus profonde, se faire toute intériorité, chair, nerfs et sang… Il se trouvera toujours un vieux thomiste pour dire que je blasphème, mais qu’importe : Dieu lui-même se serait-il incarné dans notre histoire et pourrait-il aimer les petites crapules que nous sommes si son amour n’était pas absolument et infiniment subjectif ?

  1. Les rapports de Castellani avec les institutions religieuses ont été particulièrement houleux, voir tragiques….

Comment en aurait-il été autrement, à une époque où les autorités ecclésiastiques se sont mises à lécher l’arrière-train de toutes les modes, tout en essayant de conserver leur petite hypothèque confessionnelle ? Castellani ne cherchait pas à plaire ni à flatter, mais à comprendre et à être compris. Il avait quelque chose à dire, et il a réussi à le dire, providentiellement, en dépit de l’exclusion et de la persécution. « Dieu m’a plongé comme une sonde vivante dans l’Eglise pour que j’atteigne le vitriol de ses soubassements ; quand l’acide était sur le point de me dévorer tout entier, Il m’a tiré de là, armé d’une nouvelle et terrible expérience, d’une sagesse inespérée »[10].

On parle beaucoup de la « perte du sacré », ces temps-ci. Étonnante nostalgie : que sont les immolations aztèques et tous les rituels sanglants, sinon du sacré à l’état pur ? Et le monde actuel n’est-il pas infesté par d’atroces mythologies sacrificielles, sur fond de dogme et de liturgie scientistes ? La mal-nommée « technologie » – crainte autant qu’adorée, à l’instar de Baal-Moloch – est l’instrument d’un holocauste massif, l’outil le moins douloureux et le plus efficace que nous ayons jamais trouvé pour égorger plus que des corps, les âmes. Pourquoi dire cela ? Parce que les pharisiens qui ont persécuté Castellani durant toute sa vie étaient les sévères gardiens de la morale sociale et d’un « sacré » redevenu archaïque, comme les Pharisiens juifs du premier siècle. Leur victime était un artiste, un prophète, et probablement un saint – un de ces « pauvres saints d’à-présent, comètes en perdition dans le tourbillon des ténèbres (…) qui vont de-ci de-là comme ils peuvent, tantôt beuglant et donnant des coups de cornes dans le noir, tantôt criant comme des aigles déplumés par les rafales »[11].

  1. « Le christianisme a échoué », finira-t-il par dire. Pourquoi cet aveu d’échec ? Une posture doloriste de mystique, ou bien la tentation de faire table rase de l’Eglise contemporaine ? 

Ce n’est pas lui qui le dit ! Dans son extraordinaire Lettre à l’écrivain communiste Leonidas Barletta, qui se trouve au cœur de cette anthologie, Castellani adopte temporairement le point de vue de son correspondant matérialiste-athée – lequel pourrait dire cela de manière assez légitime, en constatant le fiasco de l’Eglise visible. Lorsque quelqu’un formule une objection religieuse, « il faut consolider l’objection, l’intensifier, la pousser jusqu’à son point d’incandescence le plus brûlant, de façon à ce que votre inquisiteur comprenne que vous la sentez aussi bien que lui, sinon mieux »[12]. Ceci pour sa méthode. (Notons en passant qu’une des conditions de la pensée est la capacité à formuler l’opinion d’un adversaire ; si nous perdons cette capacité, nous devenons bientôt incapables de formuler la nôtre.)

Ensuite, il ne sert à rien de nier cet échec temporel de l’institution, qui n’est pas l’échec du christianisme en soi. Ce qui importe c’est que nous comprenions ce qu’il signifie et que nous sachions qu’il a été annoncé par le Christ lui-même. Et s’il a dit vrai, alors…

Votre réflexion sur la douleur me laisse perplexe. Jésus a-t-il adopté « une posture de doloriste mystique » quand la Synagogue l’a condamné au supplice romain ? Il n’y a aucun dolorisme chez Castellani, et son mysticisme est particulièrement bien chevillé à ses épaules. La douleur, il n’en voulait pas, et il n’a cessé de demander à Dieu de ne pas le faire souffrir. Jusqu’à la fin, il ne comprenait pas pourquoi sa prière n’était pas exaucée ; mais il a accepté et enduré. Il souffrait terriblement de voir l’Eglise s’autodétruire et faire table rase de ses propres vertus ; il souffrait terriblement de voir l’état de porcherie dans lequel elle se trouvait, et il l’invitait à se laver, à faire le ménage – pas à se tirer une balle dans la tête, comme elle fait de nos jours.

Castellani n’a pas fait que voir et savoir, il a été contraint d’agir et de vivre quelque chose que Georges Bernanos a très bien formulé : « On ne réforme rien dans l’Église par les moyens ordinaires. (…) On ne réforme l’Eglise qu’en souffrant pour elle, on ne réforme l’Eglise visible qu’en souffrant pour l’Eglise invisible. On ne réforme les vices de l’Eglise qu’en prodiguant l’exemple de ses vertus les plus héroïques ». Ainsi soit-il.

 

[1] La catharsis catholique dans les exercices spirituels d’Ignace de Loyola (La première semaine, Paris, 1934).

[2] « Autoportrait », p. 127, La Vérité ou le néant, éditions Artège, 2021.

[3] « Sans Eloquence ni Dialectique », p. 303, La Vérité ou le néant, éditions Artège, 2021.

[4] « Demain, Thomas d’Aquin », p. 241, Le Verbe dans le sang, édition Pierre-Guillaume De Roux, 2017.

[5] « Le Parodique », p.34, La Vérité ou le néant, éditions Artège, 2021.

[6] « La croix de Léon Bloy », Le Verbe dans le sang, édition Pierre-Guillaume De Roux, 2017.

[7] « Lettre à Barletta. Idéal communiste ou idéal chrétien », p. 168, La Vérité ou le néant, éditions Artège, 2021.

[8] « Saint Thomas d’Aquin”,  La Vérité ou le néant, éditions Artège, 2021.

[9] Point de vue explicatif de mon œuvre (1849), traduit par P.-H. Tisseau.

[10] « Mon testament », p.187, La Vérité ou le néant, éditions Artège, 2021.

[11] « Lettre à Barletta. Idéal communiste ou idéal chrétien », p.146, La Vérité ou le néant, éditions Artège, 2021.

[12] « Sans Eloquence ni Dialectique », p.293-294, La Vérité ou le néant, éditions Artège, 2021.