PROLOGUE
A la mémoire de Pierre-Guillaume De Roux (1963-2021)
« Nous sommes des serviteurs inutiles,
nous avons fait ce que nous devions faire »
Saint Luc 17, 10
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Notule liminaire en forme de paillasson
Il y a longtemps que les ennemis de la vérité ne prennent plus la peine d’argumenter : en général, ils se satisfont de formules passe-partout qui les dispensent de penser ce qu’ils disent. Je me souviens qu’un jour, alors que je me permettais de la contredire, une personne de ma connaissance coupa court à la conversation en usant d’une de ces formules qu’il me sembla avoir déjà entendues souvent : « Même si c’est vrai, à quoi ça sert ? ».
En ce temps-là, la chose avait tendance à me faire bondir ; elle représentait le comble de la malhonnêteté, un peu comme l’attitude du joueur qui renverse la table pour éviter d’admettre son échec. Mais il se pourrait qu’il en aille autrement. La personne en question n’était pas une sceptique doctrinale, ni une théoricienne du relativisme ; elle n’était pas plus matérialiste ni plus nihiliste que la moyenne, et elle n’était pas exagérément stupide. Sa réaction appartenait à un genre de réactions répandu et difficile à cerner. Depuis, il m’est arrivé de retrouver cette interrogation fausse et faussement désinvolte dans la bouche d’autres personnes, un très grand nombre de fois, mais toujours avec le même accent, la même indolente torpeur, la même réticence à poursuivre une pensée jusqu’à son terme, à croire ou à douter beaucoup – quel que soit l’âge, le sexe ou la condition. C’est pourquoi j’en suis peu à peu venu à me demander si elle ne cachait pas l’étrange cri de notre époque. Un dernier cri, languide, souterrain – ou plutôt un soupir de lassitude, de résignation, de désespoir, bien plus présent qu’on ne l’imagine, et mystérieusement triomphal aujourd’hui, comme s’il avait gagné l’ensemble des activités humaines.
Si c’est le cas, comme je le pense, nous devrions reprendre la conversation où elle s’était arrêtée, en essayant de savoir de quoi il retourne, quitte à tirer du nez de notre fuyant adversaire les arguments que sa paresse, ou son dégoût, l’empêche de nous fournir :
« Vous avez raison. Dans le monde tel qu’il est, le vrai est sans usage. Je ne peux pas vous dire à quoi il sert, sans doute à rien. En revanche, je peux nommer ce qui nous sert de façon quotidienne, ce qui nous fournit vous et moi en services complaisants, faciles et rapides, cette banque qui prête sans crédit jour et nuit, cette merveilleuse et très efficace solution à nos problèmes – de toutes les pratiques la plus répandue, la mieux partagée – je veux dire le mensonge.
Non seulement je reconnais avec vous l’inutilité du vrai, mais je suis prêt à reconnaître la valeur du mensonge, ainsi que ses bienfaits. Outre les avantages matériels qu’il procure, le mensonge ne pourvoie-t-il pas à toutes les commodités de l’esprit ? Il n’exige ni discipline, ni longue étude ; il n’implique aucun combat, aucun repentir, aucune pénitence, aucun renoncement à soi. Il est la voie large et spacieuse où chacun a ses aises.
La tolérance à l’égard du mensonge a toujours été l’une des conditions de possibilité de la vie en société. L’hypocrisie et ses euphémismes sont les garants de la paix. Mais il ne suffit pas de l’admettre ; il faut aller plus loin et se rendre compte que, parmi les nombreux progrès dont s’enorgueillit notre civilisation, rien n’a connu un essor aussi phénoménal que les moyens de propager le mensonge. La capacité à le supporter s’est développée d’autant : nous en avalons des quantités encore jamais vues.
J’observe que vous ne niez pas l’existence de la vérité ; vous vous contentez de l’écarter prudemment, presque sagement, comme on met de côté un appareil hors-service. Ce geste atteste d’une ascèse nouvelle – celle de notre temps, que je déclinerai ainsi : ne décidons pas du vrai et du faux ; ne tranchons pas entre le bien et le mal ; ne choisissons pas entre l’essentiel et l’accessoire ; n’arbitrons pas entre le permanent et l’éphémère ; ne distinguons pas entre le nécessaire et l’accidentel ; ne discriminons pas entre le supérieur et l’inférieur. Dans la débâcle des idéologies, face à l’écrasante puissance des modes et des croyances provisoires, sous un déluge d’informations qui se contredisent et s’annulent, abdiquons tout jugement. Assumons un conformisme sans foi, soulagé du devoir de croire en ce à quoi il se conforme. Suivons le courant et prenons notre parti : faisons-nous une raison. Bref, soyons raisonnables à la façon dont tout le monde est à peu près raisonnable désormais.
Ceci pour votre doctrine. Reste à définir la tonalité affective de ces préceptes, l’atmosphère morale dans laquelle ils prennent place. Si mon intuition ne me trompe pas, elle se diffuse à partir du sentiment que les hommes sont angoissés et déprimés, contraints de s’adapter chaque jour à de nouveaux dangers, à de nouveaux dispositifs, à des directives inédites, à des ordres peut-être absurdes mais qui ne le sont pas moins que la fatalité d’être né. Le loisir et les forces leur manquent pour vouloir quelque chose comme la vérité. Si elle existe, elle est trop compliquée à saisir, ou trop difficile à atteindre, ou trop cruelle pour être défendue. Surtout, elle est bien trop violente : n’y a-t-il pas fort à craindre que, si quelque archange s’avisait d’abolir toutes les formes de mensonge, dans la seconde même où claqueraient ses doigts célestes la terre ne soit ravagée par des épidémies de meurtres et de suicides ?
En résumé : laissez-nous nos dernières illusions, car sans l’amour et sans la charité, la vérité est pire que la peste. Sans l’amour et sans la charité, elle se change en arme de destruction ; et puisque l’amour et la charité n’ont pas augmenté dans le monde, nous devons considérer le refus de son autorité comme la conquête majeure de notre Histoire… La vérité ? Que plus personne ne la cherche : les robots feront cela pour nous ! ».
Voilà ce qu’il importait de mettre au clair. Voilà ce qui, me semble-t-il, méritait d’être dit – à supposer que nous souhaitions voir dans quels viscères desséchés, ou déjà fossiles, s’enracine le triste soupir dont nous parlons. De quelque côté que nous nous tournions, nous l’entendons, nous le sentons, contaminant jusqu’aux sources de la vie. Par peur de se tromper en croyant ce qui n’est pas vrai, les hommes ont cessé de croire ce qui l’est. De toutes les manières de se tromper, ils ont finalement choisi celle qui ne demande rien. Que le Rien soit leur salaire est la moindre des choses. Et ceci suffit à expliquer pourquoi, malgré la tyrannie technocratique en cours, notre monde persévère dans ses commandements : le premier ordonne de ne pas succomber à la tentation de Dieu, le deuxième de ne pas obéir à la vérité – qui est son autre nom. Et ce n’est pas que la vérité n’existe pas pour nous, c’est que nous n’en voulons pas. Pas davantage qu’il y a deux mille ans, lorsque la Vérité en personne – par un mouvement incompréhensible, aussi scandaleux qu’aberrant pour les aveugles du cœur – s’incarna en chair et en os sur notre petit globe terraqué.
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Tombeau de Castellani
Dans les pages qui suivent, un homme de Dieu prend la parole. C’était un prêtre ardent et vertical, qui écrivit, enseigna et prêcha durant cinquante longues années en Argentine. Héritier d’une tradition millénaire, il voulut être à sa hauteur. Pour peu qu’il nous soit accordé d’en juger, il le fut. Cela lui coûta cher. Le nom de cet homme est Leonardo Castellani.
Disons-le tout de suite, il n’a pas eu du bon temps parmi nous. Parcourir sa biographie suffit à dissuader de suivre une pareille voie. Selon certains de ses contemporains – à commencer par ses frères en religion qui aspiraient de plus en plus au vil honneur d’être les témoins de leur siècle – il fallait l’enfermer. C’est qu’il ne rendait témoignage qu’à la Vérité. Il sut très tôt à quel martyre le vouait ce témoignage. Encore jeune, avec l’humour qui le caractérisait déjà, il demanda qu’on inscrive sur sa tombe :
Ci-gît qui aima la vérité
comme un enfant et comme une mule.
Bien sûr, ce n’était ni César ni Crésus
et on lui donna promptement
permission d’être défunt.
Quatre décennies après sa mort, les choses ont peu changé. Il faudrait demander la permission de l’exhumer, tant il va à rebours de ce qui s’écrit, s’enseigne et se prêche aujourd’hui. Et nous pensons particulièrement aux Français, ces fils ingrats de la Chrétienté, qui ont beaucoup fait pour la haine de soi, l’abandon de leur héritage et le mépris de sa grandeur. Nous pensons particulièrement à nos compatriotes, car beaucoup d’entre eux ont tendance à se méfier des écrivains qui vont loin, c’est-à-dire toujours trop loin des apologies du doute mineur et du scrupule insignifiant ; attirés par ce qui leur ressemble, ils préfèrent le littoral de la littérature à sa haute mer.
Or, Castellani n’était pas un plagiste de la connaissance, ni un amateur de pédalo dialectique : sa vision l’emporta à grandes distances de nos côtes, à la rencontre de cette Vérité Eternelle, Une et Indivisible, qu’il lui arrivait d’imaginer sous les apparences d’une île merveilleuse, mais indomptée, mais redoutable, « interdite à ceux qui souhaitent l’atteindre en bonne santé, esquif pimpant, habits secs et bagages en ordre ». Fit-il tout ce qu’il put pour que son embarcation ne se fracasse là-bas, sur le récif tant désiré ? Il paraît que non. Circonstance aggravante : il l’y précipita lui-même. A voir l’issue, on en oublierait presque la traversée, et ce qui la conditionne. Au début de l’aventure, il y a un esprit de conquête, un transport de l’intelligence au grand large, un appétit de compréhension insatiable, presque dévorant.
Nous devons le noter, car il ne va pas de soi. Il est possible qu’il faille être sensible à l’enthousiasme de ce genre d’élan pour être sensible aux difficultés de ce genre de voyage. Tandis que philosophes et penseurs commençaient à se réfugier dans les jeux de mots et les arguties techniciennes, le jeune Castellani voulait magnifier et sublimer l’existence, embrasser toute la réalité, en découvrir la clef, connaître Dieu et l’homme dans un même mouvement. De nos jours, ce grand désir, ce desiderio desideravi[1], demeure la chose la plus inaperçue, quand elle n’est pas la plus moquée, la plus secrètement jalousée aussi. Dans un monde devenu insupportable parce qu’il n’est le support de rien – un monde qui nous parle sans cesse de ressources limitées sans jamais évoquer la source infinie dont il procède, un monde dont on ne dira jamais assez combien il a privilégié l’esprit vivisectionniste et négateur (tout le contraire de l’esprit affirmatif et vivant) – il n’est peut-être pas vain de rappeler qu’on doit désirer l’impossible pour seulement envisager d’accomplir, avec beaucoup de chance, quelques petites choses.
Eperonné par cette nécessité interne, Castellani n’y alla pas par quatre chemins. Nul jésuite aussi peu jésuitique que celui-là. Au milieu de sa vie, les alertes qu’il osait lancer au sujet de la dégénérescence de la Compagnie de Jésus finirent par provoquer son expulsion sans procès. Les pharisiens de l’Eglise durent se sentir assez dévoilés, car ils mirent tout en œuvre pour le briser. Ils y parvinrent, le contraignant à se trouver une autre vocation, celle d’ermite urbain, comme il baptisa ironiquement la perte officielle de son magistère. Ce que ses censeurs n’imaginaient pas, c’est que la blessure qu’ils lui avaient infligée pût se mettre à saigner par en haut ; au lieu de l’annihiler, elle intensifia la piété de leur victime, aiguisa son regard, amplifia sa contemplation, redoubla même l’audace du paria qui n’avait pas peur d’écrire au puissant archevêque de Buenos Aires – cardinal qui plus est : « Tout le monde sait que j’ai raison, y compris Votre Eminence. Et tout le monde sait que personne ne me la fait, y compris moi ».
Pour les individus qui ne haïssent pas le mensonge, une telle passion pour la vérité est brutale. Castellani était si naïf qu’il ne lui vint jamais à l’idée qu’on pût l’aimer autrement. Et il était si lucide qu’il savait que cette naïveté était ce qu’il avait de meilleur. Jusqu’au bout, il fit le pari qu’on ne fait plus, joua sa vie pour elle, car la vérité, à ses yeux, plus encore que de raison, avait besoin de soutien et de foi – étant au-delà de tout service, étant ce qu’on doit servir, quoi qu’il nous en coûte personnellement.
A la lumière de notre tiède rationalité, toute de calcul et de circonspection, une pensée intensément vécue passe pour l’expression d’un esprit complexe, voire violent et torturé. D’un point de vue social, on peut très bien interpréter son idéal comme le rêve d’un fou : à quoi bon imiter un modèle qui vous ravale au niveau des plus humbles ? Et puisque notre auteur a le culot de monter sur scène sous la forme d’un naufragé – en loques, boiteux, salé jusqu’à la moelle, un bout de planche sous le bras, débris du modeste radeau sur lequel il passa l’essentiel de ses jours – nous pouvons dire qu’il ne l’a pas volé. Mais on ne peut lui refuser ceci : il savait où il allait et il savait pourquoi.
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Brûlantes raisons de cette anthologie
Le monde meurt de ne savoir ni l’un ni l’autre. Si nous proposons avec insistance au lecteur francophone un écrivain aussi viscéralement religieux, c’est que la panique actuelle n’a pas d’autre berceau ; son ampleur et son hystérie rayonnent autour d’un vide sans précédent, qui est un vide de religion et de principes doctrinaux, autrement dit l’absence de ce qu’on appelait autrefois salut de l’âme et Fin dernière.
Il devient chaque jour plus clair, y compris pour certains sceptiques, que des forces obscures entendent venir à bout des derniers obstacles à leur capacité de contrôle ici-bas. Ces forces n’auraient aucun pouvoir sur nos âmes si nous avions le courage de ressaisir les leviers majeurs de toute résistance. Dans ce sauve-qui-peut global, dans le regain de ténèbres qu’il enfante, seule une parole intellectuellement et spirituellement armée nous serait de quelque secours. Seul un verbe à la mesure du Verbe, ou point excessivement indigne de Lui, peut fournir l’huile qui manque à nos lampes.
Que nous dit ce verbe ? Alors qu’un nouveau paganisme s’installe à grand bruit, bien plus affreux et bien plus ignorant que l’ancien, les chrétiens sont inattentifs aux instruments qui les aideraient à le déchiffrer. Pourtant, ces instruments ne sont pas loin ; ils se trouvent sous notre nez, dans les Ecritures.
Et il y a plus, car la modernité nous a privés des exigences de l’orthodoxie catholique. Le christianisme a été falsifié : pour l’essentiel, cette falsification a consisté à le rendre facile et agréable. Dépouillée de l’effort intellectuel et spirituel, la religion vraie se livre pieds et poings liés à la catastrophe en cours, qui est surtout une dépossession, une docilité complice devant les « événements » tels qu’ils semblent désormais déferler sur nous, et quasiment sans nous. Or, tout homme sait au fond de lui que la poursuite de ce qu’il y a de meilleur et de plus beau ne peut se passer de discipline, de sacrifice, d’ascèse. Discipline de l’esprit, discipline des sentiments et des émotions : fondements non seulement d’une résistance digne d’être appelée résistance, mais d’une vie digne d’être appelée chrétienne.
D’autre part, et nous pesons ces mots, l’argentin Leonardo Castellani n’a pas d’équivalent dans notre langue au XXème siècle. (Ne parlons pas du XXIème, où l’on chercherait en vain les rudiments nécessaires à sa formation). Nous avons des romanciers catholiques et des philosophes catholiques ; nous avons des théologiens et des polémistes chrétiens ; nous avons même des chefs-d’œuvre dont la perfection formelle dépasse ce qu’il fut donné d’atteindre au pauvre apôtre de Buenos Aires. Mais nous n’avons pas d’esprit qui se soit battu sur tous les fronts pour le Christ (« reventar por Christo » écrivait-il), en alliant la sensibilité d’un artiste, la rigueur d’un Docteur et l’urgence d’un prophète.
Par cette combinaison, par l’équilibre de ses qualités, Castellani offre beaucoup de choses sur lesquelles nous serions avisés de réfléchir. Il s’adresse autant à ceux qui croient qu’à ceux qui doutent, mais pas en-dessous d’un certain ampérage ; le liront avec profit ceux qui sentent la vanité et l’insincérité du monde comme la vanité et l’insincérité de notre existence ordinaire. Avec lui, la vérité n’est pas facile, mais elle n’est pas triste. Ce qui est triste, c’est de croire qu’on peut facilement éviter d’être scandalisé par la vérité. Ce qui est triste, c’est de croire que la joie consiste à ne pas voir la bêtise, le mal et la souffrance.
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La Grande Confusion
« Aujourd’hui, l’homme manque essentiellement de but : sa névrose n’est qu’une carence de traction, celle de la Fin Ultime, ou de l’Idéal, sans lequel il ne peut vivre ». Ce constat, Castellani le faisait à propos des critiques de la Technique et de la société industrielle – critiques pour lui insuffisantes et pernicieuses. « Mécontents de tout, les raisonneurs modernes ont tendance à vouloir supprimer le mal de tête en tranchant la tête. S’en prenant à raison aux turpitudes de la société capitaliste, ils vont jusqu’à détruire non seulement le capitalisme, mais la société en soi, pour fonder une nouvelle société sur ses ruines, qui dans le meilleur des cas n’est jamais fondée, ou qui se révèle pire encore que la précédente ».
Nous pouvons dire pareillement de ce qui nous arrive. Les grandes entreprises de destruction que nous sommes en train de subir sont les filles d’une situation qui les précède de beaucoup. Bien avant que la convivialité ne disparaisse, bien avant que nos institutions ne s’effondrent, bien avant que quelques entités privées ne se disputent les outils de la puissance, plusieurs décades de sous-alimentation morale ont atteint notre vitalité, autant sur le plan collectif qu’individuel. Les masses se sont satisfaites de leur avachissement ; elles s’y sont installées, en revendiquant des droits à l’indépendance et à la satisfaction de leurs envies, et davantage : en réclamant des garanties contre les conséquences de cette autonomie et de cette cupidité (ce qui, soit dit en passant, surclasse les plus formidables corruptions de mœurs observées dans l’histoire, comme entre le IIIème et IXème siècle de notre ère, par exemple).
Que les hommes soient sur le point de se soumettre à une servitude dont la dépravation n’a plus rien d’humain, nous sommes tous d’accord. Nous ne le sommes pas sur les causes réelles d’une telle soumission, et nous ne le sommes pas sur ce qui rend l’humanité simplement humaine. Il est légitime d’accuser la perversité du « système » ou celle des « élites », mais un peuple sain se laisserait-il influencer par des pervers ? Pour qu’une telle chose arrive, il faut que se soit produite en lui une inversion : triomphe des valeurs inférieures sur les supérieures, triomphe des moyens ou des fins intermédiaires sur les fins ultimes. Il faut que les gens en soient venus à rivaliser les uns avec les autres dans tous les domaines sans réfréner leurs vices, à communier dans le culte de la camelote, dans la barbarie débile des propagandes et dans la dérision de ce qui les dépasse ; il faut qu’ils en soient venus à réclamer comme des choses dues les fruits (la « liberté », l’« égalité » et la « fraternité », par exemple) de vertus qu’ils négligent de pratiquer. Ces vertus ne sont pas toutes spécifiquement catholiques ; et elles sont les mêmes depuis toujours, depuis l’Antiquité grecque en tout cas[2].
Tout cela est connu, peut-on supposer. Ce qui l’est probablement moins, c’est qu’il n’y a pas de rupture entre l’esclavage confortable dont nous venons et l’esclavage sans agrément qui vient. Il y a accélération ou précipitation d’un mouvement séculaire, amorcé très en amont, à travers les trois grandes ruptures successives de la tradition occidentale : rupture religieuse, rupture philosophique et rupture politique. En établissant la généalogie de la mentalité non-chrétienne, on comprend la triple origine de l’espèce de messe noire dans laquelle l’Occident est en train de sombrer. On comprend d’où viennent son absurdité, sa terreur, son fatalisme technologique, ses idolâtries jetables, son imagerie morbide et mortifère. Et l’on découvre, si on l’ignorait encore, qu’il est insuffisant de déplorer un désastre sans essayer de corriger en nous-mêmes les erreurs intellectuelles qui l’ont engendré.
Alors oui, le « management » n’est qu’une organisation néo-païenne administrant des injustices en tout genre ; oui, ses multiples « innovations » ne sont que les masques d’une cruauté déchaînée ; et oui, les « comités d’éthique » ne servent qu’à valider des expérimentations délirantes qui font pâlir les holocaustes d’autrefois. Mais à qui la faute ?
La particularité de Castellani n’est pas d’avoir identifié ou prévu toutes ces nouvelles formes du mal. Elle est d’avoir nommé en quoi elles sont reliées à l’Ordre ancien. Il a fallu que cet ordre soit parodié et sclérosé par le pharisianisme, pour qu’apparaissent des phénomènes inédits qui ont prétendu y remédier et rompre avec lui[3].
Toute connaissance qui devient pouvoir a la mort comme force centrale : le pharisianisme – « la religion sans justice ni miséricorde » – en représente l’archétype, étant le détournement de la plus haute connaissance, celle du sacré. Ainsi, le pharisien d’avant-hier était persécuteur au nom de Dieu, et celui d’hier l’était au nom de l’Homme. Ne croyant plus en Dieu ni en l’Homme, le pharisien du Nouvel Ordre persécute au nom de la Sécurité, de l’Hygiène, de la Planète, de l’Evolution, du Progrès, etc., c’est-à-dire au nom de n’importe quoi. En montrant cette continuité pharisienne – et personne ne l’a fait comme lui, me semble-t-il – Castellani aura évité le double écueil de la réaction purement nostalgique et de la séduction des modernistes avec leur pharisianisme au cube[4].
Dans une conférence sur la Tradition, il déclara qu’il serait plus facile aux hommes de recréer tout l’univers physique et matériel que de recréer l’univers intellectuel et moral constituant le fragile patrimoine de l’Humanité. Il s’agit de mesurer la portée d’un tel postulat. Quelles qu’aient été ses faiblesses, ce fut le grand œuvre de l’Eglise d’incorporer sérieusement tout le legs du passé, de l’interpréter, de le quintessencier et le transmettre pour que l’homme cesse d’asservir l’homme. Inspirée par la Révélation, soutenue par l’exercice de la pensée, l’Eglise demeure la servante universelle partout où la conscience est en danger. « Nul n’est obligé de faire plus qu’il ne peut – écrivait Militis Militorum (un des noms de guerre de Castellani) – mais tout homme est obligé de FAIRE CE QU’IL DOIT ». C’est le devoir de tout chrétien de prouver concrètement qu’il n’est pas seulement le fidèle d’un rite, mais le contraire d’un esclave, un serviteur – gardien actif d’un dogme qui assure la liberté par la vérité, défenseur de la raison et de l’intelligibilité, de la véritable culture, de la philosophie, de la justice, de l’union du vrai et du beau, du bien-vivre et des savoir-faire, des principes de la loi naturelle et de tout ce qui est bon, depuis la hiérarchie des valeurs jusqu’au rythme des saisons – un serviteur fidèle, attaché aux choses mortelles et prêt à s’en détacher à tout instant. A défaut de cela, son service est un concept, sa fidélité un fantôme.
Quand l’homme ne prend plus soin de ce fragile patrimoine, tout ce qu’il gagne en irresponsabilité il le perd en certitude métaphysique. Dieu ne punit pas celui qui s’éloigne de Lui : « Il reste où Il est ». L’homme s’éloigne, et à la place de Dieu, autre chose vient à sa rencontre. Cette « autre chose » a reçu beaucoup de noms utopiques et grandioses. Nous respirons à peine sous leurs décombres. L’un des signes manifestes de la stérilité de notre époque, c’est que l’intelligence s’y réduit à sophistiquer le catalogue des effets et des effondrements. Tout le monde en fait l’expérience ; chaque nouveau diagnostic distrait du précédent, pour nous égarer chaque fois un peu plus dans une quête d’objectivité illusoire. De ces expertises, on peut vraiment dire qu’elles sont des déviations perpétuelles qui ne nous permettent même pas de prendre conscience du sens dont elles s’écartent. Aussi brillants soient-ils, les intellectuels qui ont balancé la boussole à la mer ne sauraient fixer un cap, encore moins insuffler les forces de le suivre.
Castellani – qui perdit tout, sauf le Nord – l’avait annoncé : « Dans l’ordre intellectuel, il y a cinq choses aussi mauvaises l’une que l’autre : le mensonge, l’erreur, la falsification, l’hérésie (qui falsifie la vérité religieuse) et… la confusion. De ces deux dernières, filles jumelles du diable, je ne sais laquelle est la pire : l’hérésie est gravissime, mais la confusion, dans laquelle nous commençons à entrer, est une entrave encore plus grande à l’intelligence. En réalité, c’est déjà de la démence… ». L’avertissement résonne avec une intensité qui devrait nous saisir. La confusion n’est plus une simple menace, et la démence avance de conquête en conquête, semant détresse et chaos. Démence des comportements, mais aussi démence des informations dont l’avalanche détourne le peu d’attention qui reste : au lieu des causes invariables de toute perdition (le péché originel, les péchés capitaux), autopsie des pertes ad nauseam ; au lieu des questions essentielles, inflation de faux problèmes, qui sont en réalité les solutions que nous avons trouvées pour continuer à tricher avec la vérité et avec la vie.
« Les causes religieuses, morales et politiques ont plus d’importance dans la création du désordre actuel que les machines (…). Si les machines esclavagisent, c’est que ceux qui les manœuvrent sont déjà esclavagisés : celui qui succombe à la tentation du péché devient esclave du péché ». Point.
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Catholicisme total et salaison évangélique
L’œuvre de Castellani vit le jour dans l’entre-deux-guerres et se développa sous le péril de la bombe atomique avec une vigueur et une variété exceptionnelles, mais sa radicalité apocalyptique – que nous pourrions aussi appeler son « totalitarisme », au grand effroi des peu-pensants – embarrasse et repousse. Pour Castellani, être un catholique total ou totalitaire signifie avoir conscience de l’attaque totalitaire qui, dans les derniers temps, s’en prend à l’idéal chrétien ; attaque qui – à travers ces racines – détruit non seulement les plus beaux fruits de notre culture, mais jusqu’à la bonté et jusqu’à la dignité de la vie. En avoir conscience pour résister totalement.
Total, il le fut encore dans sa façon d’envisager la Philosophie, l’Art, la Politique, l’Enseignement, et toutes les disciplines où son esprit pénétra avec le tranchant du guerrier et la délicatesse de l’amoureux. Il aima les pauvres et les opprimés, il aima son peuple et sa patrie, la poésie et la pensée, et il aima l’Eglise – même quand celle-ci le rejeta, parce qu’elle jugeait qu’il aimait beaucoup trop. « Pour être simplement possible, l’amour de l’Absolu doit s’enraciner dans beaucoup d’autres amours », rétorquait-il à ces jeunes séminaristes, plus mesquins qu’austères, qui adorent Dieu pour détester les hommes – tout en maintenant ferme à l’esprit que, par définition, l’Absolu n’est pas négociable.
Un grand enseignant catholique, moins robuste que lui, disait que nous n’avons pas deux vies, l’une pour chercher la vérité, l’autre pour la pratiquer. Existence et doctrine sont tenues de fusionner dans un seul acte, qui consiste à enseigner en étant vraiment ce qu’on enseigne. Suivant à la lettre l’injonction de Thomas d’Aquin – contemplata aliis tradere, « transmets aux autres ce que tu as contemplé ».– Castellani mit dans son métier de professeur et dans sa charge de conférencier tout le feu dont il était capable (ou « disons les nerfs, c’est bien assez »), sans oublier de mordre ses auditeurs de temps à autre (une manière de tenir en éveil quand l’ascension devient dure).
Dans un dialogue de son roman comique El Nuevo Gobierno de Sancho[5], on trouve cette définition de la noblesse, donnée au brave Sancho qui veut savoir ce que c’est : « Le noble est homme de cœur. C’est un homme qui a de l’âme pour soi et pour tous. Un homme de ceux qui sont nés pour commander. Qui sont capables à la fois de se châtier eux-mêmes et de châtier les autres. Qui ont mis du style dans leur conduite. Qui ne réclament pas la liberté mais la hiérarchie. Qui se donnent des lois et qui les respectent. Qui savent obéir, se retenir et voir. Qui exècrent la vilénie des foules. Qui ont le sens de l’honneur comme le sens de la vie. Qui peuvent se sacrifier parce qu’ils se possèdent. Qui connaissent à chaque instant les choses pour lesquelles on doit mourir. Qui ont la possibilité de donner ce que personne n’oblige à donner et de s’abstenir de ce que personne n’interdit… ». Assommé par cette superbe liste de virtutibus, Sancho s’exclame tout à coup : « Basta ! J’ai pigé : le noble est celui qui fait bien les choses et qui ne se raconte pas de salades ».
Castellani vécut jusqu’à un âge avancé, plus de quatre-vingt ans. Longévité inattendue, en partie imputable à son extrême frugalité, ainsi qu’à de solides gènes florentins, qui lui laissa tout le temps de se faire des illusions et de les voir tomber. L’humiliation, la persécution, le désespoir, le risque de la folie même, sont des réalités qu’il affronta autrement que dans des livres. De ces épreuves, dont les plus âpres vinrent du milieu catholique et de ses ministres, il sortit « armé d’une nouvelle et terrible expérience, d’une sagesse inespérée ». Chacun jugera si cette sagesse rend compte d’une manière satisfaisante de l’univers dans lequel il s’efforça de vivre, si elle rendit ou non ce solitaire plus solidaire de ses semblables. Jusqu’au fond de ses colères réside un grand calme, une énergie paisible qui ne cherche pas à persuader ou à se persuader elle-même. C’est qu’il a vu passer l’heure où les conseils pouvaient encore être entendus ; et le mal est trop intérieur, trop puissant désormais pour lui faire l’hommage de nos injures. Quand l’empire de la bêtise s’étend de façon inexorable, quand l’autodestruction se pare de tous les atours du bien, Castellani rappelait qu’il reste à sauver sa propre conscience, à se sanctifier, à s’élever vers la contemplation. L’essentiel n’est pas de savoir à quel point les hommes sont mensongers mais à quel point Dieu est vrai. Savoir l’un sans savoir l’autre est pire que ne rien savoir. Ainsi seulement peut-on endurer les mensonges sans y ajouter notre désarroi, en sachant que c’est contre la Vérité et contre sa gloire que la violence humaine s’exaspère.
Ce qui est sûr, c’est que le sens de l’humour ne lui manqua jamais ; et c’est peut-être là le plus courageux de tous ses courages, la plus noble de toutes ses noblesses, ce qu’il y avait de plus héroïque dans son caractère, ce qui le garda de l’orgueil, ce qui lui permit de se traiter de haut, de tenir à distance ses propres états d’âme.
Aussi sage qu’il ait été, ce serait s’égarer de croire qu’il a réponse à tout. Il fut souvent obligé de s’en défendre, quand certains espéraient qu’il élucidât n’importe quel problème politique, économique, social, etc. Il arrivait qu’il n’ait rien à en dire. « Le philosophe, comme le médecin, ne connaît pas le remède à toutes les maladies… Parfois, l’unique solution est de s’opposer aux solutions fausses… et parfois, mieux vaut se taire, car vous ne tiendrez pas compte de ce que je dis et vous me jetterez des pierres par-dessus le marché »… Il arrivait aussi qu’il botte le train de ces questionneurs, en blâmant l’habitude d’escompter des recettes là où il s’agit de se vaincre soi-même. Au fond, pour Castellani, les questions vraiment importantes ne pouvaient être que théologiques, car ce sont les questions qui concernent la totalité de la vie, les questions où l’ensemble de la personnalité est en jeu.
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De la mort et du style
Nous nous abstiendrons de fixer ce qui l’emporte chez lui, du théologien de choc ou du savant de grande saveur, de l’apôtre polémique ou du métaphysicien poète. L’écrivain donne parfois l’impression de mélanger les choses – un paradoxe concernant un homme aussi conscient des ordres de grandeur. Mais il ne mélange pas, il ne divise rien : il débrouille, rassemble, compose. La spéculation se raccorde à l’expérience, l’expérience monte jusqu’à la spéculation ; les problèmes vitaux sont posés sous une forme abstraite, et des problèmes qui semblent abstraits deviennent vitaux, quand ils méritent de l’être. Ce geste unificateur est le privilège d’un homme entier ; Castellani l’accomplit, tantôt sauvagement, tantôt avec drôlerie, contre les divisions artificielles et sophistiques, et plus encore contre ce qui lui semblait être le grave péché des catholiques : « l’extériorité religieuse », « la propagande religieuse », « l’ennui religieux qui ressasse au kilomètre des lieux communs religieux dont les gens sont définitivement dégoutés ».
C’est que la recherche de la vérité et la connaissance de Dieu – qui sont une seule et même chose – ne souffrent pas d’une baisse de savoir, mais de l’absence de disposition émotionnelle favorable. « Et la plupart du temps, il manque une disposition tout court : pas d’intérêt ». Comment éveiller cet intérêt ? Comment raviver, non pas dans nos cerveaux, mais dans nos entrailles, l’aiguillon de la faim ?
D’abord, en ne trompant pas cette faim, avec des objectifs au rabais, sous prétexte de modestie. Limiter la vie de l’homme au rapport à l’autre, au destin de la bête collective, est la meilleure façon de briser le ressort de son intériorité. De par notre nature imparfaite et faillible, notre action ne peut être que locale, maladroite et bornée, mais son enjeu la déborde infiniment, touchant au salut, à la victoire sur la mort – réalité transcendantale d’une autre envergure. Vous en a-t-on jamais parlé ? En conclusion d’un article sur le néant de la pédagogie contemporaine, Castellani n’hésite pas à écrire : « La seule chose digne d’être apprise est comment démourir ».
Ensuite, on peut tenter d’adopter un style qui convient à cette tâche, sur le terrain des idées. Au temps d’une religion non seulement désincarnée mais désincarnante, d’un art non seulement déshumanisé mais déshumanisant, d’une science dévitalisée et dévitalisante, d’une politique mécanique et machinatrice, Castellani en appelait à la pensée figurative. Le penseur figuratif combat le double fléau de la pensée sans imagination et de l’imagination sans pensée : « L’intellect sans image et l’image sans intellect se partagent désormais le monde. La pensée figurative, la pensée symbolique, la faculté de penser simultanément l’abstrait et le concret – qui est la pensée la plus élevée chez l’homme – a été remplacée d’un côté par la spéculation sèche et glaciale en philosophie comme en théologie, et de l’autre, chez les incultes, par une orgie de cirque, de cinéma, de radio et de télévision ».
On ne saurait trop insister sur ce divorce ; il entretient la grande abdication dont nous avons parlée au début. Depuis que nous avons apostasié la Vérité, nos fonctions cognitives se dégradent, notre sens moral s’amenuise, à toute vitesse ; l’intoxication technologique et les pollutions du commerce industriel ne sont que les éclaboussures de cette apostasie. Etant la plus fragile et la plus influençable, la « reine des facultés » est atteinte en premier. Faute d’idées rendues sensibles, faute d’images vivantes et charnelles de l’Espérance, de l’Immortalité de l’âme, de la Justice divine, du combat spirituel et cosmique dans lequel ils sont embarqués, les hommes se détournent bientôt de leur fin dernière et des issues par lesquelles ils peuvent l’entrevoir. Et sans vision du surnaturel, ils ne font plus face au naturel. N’imaginant aucun au-delà, ils prennent en horreur l’ici-bas. Ils en viennent à refuser la vie pour la raison qu’elle les tue. Ne voyons-nous pas, en ce moment même, à quelle aridité désertique, à quelle misère bactériologiquement pure certains voudraient aboutir, ne désirant plus que claquemurer le monde pour empêcher l’infection de la lumière ?
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Envoi
Bien sûr, ce livre ne leur est pas destiné. Lorsqu’il se disait pestillentiellement orthodoxe, en espérant être contagieux, Castellani savait qu’il plaisantait : le bien ne se propage ni ne s’attrape comme le mal. Toutefois, nous ne pouvons cacher au lecteur qu’il s’expose à des germes d’une certaine virulence séminale. Pour ceux qui prendront le risque, la présente anthologie réunit des textes appartenant à plusieurs genres : article, essai, sermon, exégèse, poème, lettre ou leçon magistrale, ils sont tous traversés par un ton, par une voix, qui donneront, je l’espère, aux chrétiens qui l’oublient, le souvenir et le goût de ce que peut être un homme libre. Un homme libre – autrement dit capable d’agir et de parler debout devant les hommes, parce qu’il se tient à genoux devant Dieu, et dans l’attente.
On trouvera au cœur de l’ouvrage une longue confession sous forme épistolaire, tout à la fois poignante, énergique et jubilatoire, probablement l’une des choses les plus fortes que Castellani nous ait léguées ; survolant sa vie, l’anticipant même, il s’y explique et se laisse expliquer par le mystère, avec une humilité suprême. Quant aux trois parties, étant donné la singulière unité de l’auteur, elles n’ont d’autre prétention que de marquer les paliers d’une quête sans cesse plus profonde. S’il connut nos tentations et nos angoisses, notre fatigue et nos mauvais rêves, pas d’abîme ou d’offense dont il ne fît l’occasion d’un chant, car « c’est justement à cela que sont destinées toutes nos disgrâces : à se transmuter en expériences poétiques, en expériences philosophiques ou en expériences pratiques ».
Rien d’original ici, que de l’originel. Rien de nouveau, sinon l’Eternité. Tout est aussi ancien que l’aube qui renaît depuis la nuit des temps, aussi immuable que la promesse de résurrection qui fut faite aux minuscules créatures que nous sommes. La bonne nouvelle que tu délivres est plus vieille que le monde, Leonardo, et c’est toute sa fraîcheur.
Erick Audouard[6]
Saint-Bonnet-le-Chastel, novembre 2020
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[1] « … et ait illis desiderio desideravi hoc pascha manducare vobiscum » (Luc 22 : 15).
[2] Comme elles ne sont pas à la mode, profitons-en pour nous remémorer les quatre vertus cardinales, qu’on pourrait dire « naturelles » : la justice et la tempérance, la prudence et la force d’âme. Elles correspondent au cinq principales vertus mises en avant dans la Grèce antique : la justice (dikaiosynè), la modération (sophrosynè), la sagesse (sophia), le courage (andrea) et la piété (hosiotès). Les trois vertus théologales – la foi, l’espérance et la charité – sont surnaturelles, c’est-à-dire données par Dieu.
[3] Luther ne s’explique pas sans le commerce des indulgences, Descartes sans les égarements de la scolastique, Rousseau sans la décadence de la monarchie.
[4] Parmi les chantres de ce modernisme, il se moqua particulièrement de Teilhard de Chardin et de ses théories mystico-scientifiques, dont nous voyons aujourd’hui le support qu’elles offrent à des aberrations comme le « transhumanisme ».
[5] Buenos Aires, Penca, 1944.
[6] Pour plus d’informations sur Leonardo Castellani, nous invitons le lecteur à consulter la notice biographique et bibliographique détaillée en fin de volume, ainsi que l’introduction de la précédente anthologie, Le Verbe dans le sang, éditions Pierre-Guillaume De Roux, 2017.