L’AVEU

 

à Emmanuel Caspar

 

A la suite de mes derniers propos, j’ai reçu plusieurs courriers m’enjoignant de préciser le fond de ma pensée. Ces correspondants s’inquiètent ; certains soulignent mes ambiguïtés, d’autres m’accusent de tergiversations (« Quel funambulisme ! » s’écrie l’un d’eux), tous me pressent de questions qui ne me laissent le choix qu’entre la fuite et la franchise. Comme je suis paresseux, j’ai fini par opter pour ce qui demande le moins d’effort, c’est-à-dire la franchise.

Cette franchise prendra la forme d’un aveu. Un aveu qui me coûte sur un autre niveau, parce qu’il me fera perdre l’estime et le crédit des innombrables esprits éclairés de ce temps ; parce qu’il décevra la chaleureuse affection de tant de journalistes et d’universitaires ; parce qu’il me privera de la richesse et de l’effervescence des débats dont déborde la vie intellectuelle contemporaine ; parce qu’il me fermera sans doute les portes des revues et des éditeurs, lesquels me toléraient dans leurs colonnes et leurs maisons avec une aimable libéralité, bien faite pour adoucir la solitude de mes vieux jours ; enfin, parce qu’un tel aveu m’attirera certainement le blâme, voire le mépris, de tous les vaillants hérauts de la nuance et de la complexité que je respecte et qui combattent ce fléau.

Mais puisqu’il faut avouer, avouons donc : je suis complotiste. Je le suis depuis longtemps et je le suis de façon incurable. Et il y a plus grave encore : parmi les complotistes, je me range au sein de la frange ultra – celle qui trouve que la théorie du complot ne va pas assez loin.

Cette frange de fanatiques a une longue tradition derrière elle. C’est ce qui la distingue du complotisme modéré dont la particularité consiste à croire que des forces occultes gouvernent le monde depuis quelques années, quelques décades tout au plus. A dire vrai, le seul point commun entre les complotistes modérés et le type extrême auquel j’appartiens est l’existence d’une gigantesque conspiration. Sur ceci nous sommes d’accord. La différence est que là où ils conçoivent la conspiration sur un temps court, nous la concevons sur une durée bien plus étendue. Et que là où ils ne voient qu’un complot, nous en voyons deux.

La première conspiration n’a pas commencé récemment à la faveur de la tyrannie sanitaro-policière ; elle n’a pas commencé le 11 septembre 2001 avec le terrorisme médiatique ; ni avec les multiples spoliations du XXème siècle, ni avec l’expansion industrielle au XIXème ; ni avec la Révolution française ; ni même avec les trois grands divorces, politique, philosophique et religieux, qui précédèrent ces événements. Elle a vu le jour au milieu d’une élite, avec la révolte de cette élite – et nous partageons ce constat avec d’illustres complotistes modérés, comme Christopher Lash[1], sauf qu’il ne s’agit pas des élites qu’ils dénoncent, mais de la toute première élite qui ait jamais existé, et d’une des factions les plus puissantes de cette élite. Je veux parler de la proto-aristocratie céleste, ou caste archangélique créée en même temps que le Ciel, dans le monde invisible, et du meneur de la révolte, nommé tour à tour Lucifer, Abaddon, Satan, plus communément Diable ou Malin. De ce conjuré en chef, on sait peu de choses, sinon qu’il jugea mauvaises la Terre et toutes les choses de la Terre, absurde la création de l’homme à la ressemblance de Dieu, et encore plus insensée la liberté qui lui fut donnée. Excité par la jalousie, on sait qu’il jura de faire déchanter les étoiles, et qu’il se promit de changer l’ordre naturel en un chaos si atroce qu’aucune gorge ne pourra plus émettre une seule louange à son Créateur.

C’est lui et sa horde de démons qui se mirent à comploter contre la Beauté qui existait, s’insinuèrent à leur ophidienne manière dans le désir des premiers humains, armèrent le bras des Caïnites, exaltèrent l’ambition des Babéliens et l’autorité des Pharaons ; c’est lui et sa horde qui firent lapider les Prophètes, chuchotèrent à l’oreille des Pharisiens, inspirèrent son baiser à Judas et lui tendirent la corde pour se pendre. Et quoique les Grecs les aient désignés sous d’autres noms, il n’est pas interdit de penser que c’est lui et sa horde qui machinèrent dans le cerveau d’un guerrier la géniale fourberie du Cheval de Troie – ruse diabolique s’il en fut, plus que jamais d’usage à l’heure actuelle, où chaque âme est une citadelle à prendre. Enfin, c’est lui et sa horde qui, depuis le début des temps jusqu’à aujourd’hui, veulent soumettre l’univers au pouvoir du néant et conspirent à faire tomber la race humaine sous leur joug.

Parmi les complotistes modérés, quelques-uns sont prêts à reconnaître cette conspiration démoniaque ; ils sont d’accord pour dire qu’elle est à l’œuvre sous des formes de plus en plus trompeuses, de plus en plus sophistiquées, mais ils ne voient qu’elle; ils sont comme les manichéens qui croient que le Bien et le Mal sont depuis toujours des forces antagonistes et d’égales valeurs, et que le Mal a tendance a peser d’un plus grand poids dans la balance; ils font souvent la même erreur que les démons, qui croient qu’ils sont les seuls à conspirer. C’est pourquoi ils sont pessimistes, et leur pessimisme est parfaitement justifié, à ce détail près que, dans ce monde qui semble tout entier soumis aux manigances du diable, ils oublient l’autre puissance, d’une inflexible bonté, qui a ourdi le jour et la nuit, le soleil et toutes les formes de vie, et qui l’a fait avec une munificence si prodigieuse qu’elle a accepté une forme de vie qui intrigue contre la vie. En résumé, ils oublient qu’il y a une autre conspiration, une conspiration antérieure, une conspiration de toute éternité, une conspiration d’une envergure cosmique, qui n’est autre que la conspiration de Dieu lui-même.

Oh, oh, qu’entends-je ? Est-ce bien orthodoxe ? Oui, si l’on convient que Dieu a créé le cosmos avec une idée derrière la tête. Oui, si l’on considère que Dieu a un plan et que sa Providence conspire à son accomplissement intégral. Oui, si l’on veut bien prendre en compte que Dieu a prémédité la béatitude infinie de ses créatures, avec la rédemption de la chair, en dépit de leurs crimes et des malheurs provoqués par leurs choix, en les faisant même servir à son immense dessein. Oui, si l’on tolère l’idée encore plus fantastique qu’au cœur de la galaxie, il a planté la Croix comme un axe, un moyeu surnaturel autour duquel tourbillonnent non seulement les tribulations de toutes les créatures, mais tout le passé et tout l’avenir de l’humanité et des mondes.

Notre raison est trop faible pour scruter la profondeur de son plan ; à peine si elle nous permet d’y voir clair dans les tactiques de son ennemi. Et d’ailleurs cela importe peu, car la raison ne suffit jamais pour la Révélation. Les saints et les martyrs le savaient, comme ils savaient qu’il existe un complot des ténèbres et qu’il existe un complot de la Lumière. Ils ne voyaient aucun des problèmes qui nous obnubilent, mais seulement le formidable choc de cet affrontement universel. Ils savaient aussi que, quoi qu’ils fussent amenés à faire, ils n’étaient pas destinés à gagner, mais à participer à la contre-offensive, du côté de la Lumière, au sein d’une ligue d’ouvriers obscurs, illégaux, souterrains, spécialisés dans la joie de persévérer et la délectation de sa gloire. Une ligue, une société secrète, avec laquelle s’acoquinent parfois les individus plus insignifiants que nous sommes, lorsqu’en marge des soucis de la vie ils commettent le petit coup de force clandestin que des temps disparus appelaient une bonne œuvre.

Cette vision des choses ne fait pas recette, naturellement. On pourrait se demander si c’est parce qu’elle n’est pas assez scientifique ou si c’est parce qu’elle est trop humble. Car il est vrai qu’elle ne doit rien à la science et qu’elle doit tout à l’humilité, aussi bien dans la place qu’elle nous assigne que dans les possibilités qu’elle nous laisse. Je n’ignore pas que les avis diffèrent et qu’il n’y a aucune chance que des mots enrayent le terrible principe de division qui nous sépare les uns des autres. Mais si nous ne sommes plus capables de nous unir, au moins pouvons-nous nous entendre sur ce point, que l’humilité est une autre de ces choses qui appartiennent à des temps disparus.

 

 

[1] The Revolt of the Elites: And the Betrayal of Democracy (1994).