Le pêcheur





Le meilleur d’entre nous : 
un roc, un prince, dur au mal, fils de Jonas.
Et pourtant il a trahi. Regardez ces mains : des mains fortes,
Carrées, calleuses, de pêcheur, habiles à repriser, habiles avec le gros poisson
Qu’il faut assommer d’un coup de rame
Ou saisir par la queue avec une poigne d’homme.
Des mains capables d’étrangler un cou.
Regardez ces genoux : rotules de granit
De qui a poussé vingt ans sa barque en bois
Dans le ventre de l’eau.


Regardez ces yeux : habitués à voir là-bas
D
’où vient le grain, les grandes poches violentes comme des mamelles
D’où pleut le lait froid des tempêtes.
Des yeux habitués à scruter l’eau,
L
es écailles de l’eau dressées par la risée.
Et là-dessous, dans les abîmes,
L
e peuple des bêtes aux yeux ronds et grands ouverts.
Regardez-le tout entier : droit. Solide. Rustique.
Planté sur ses deux jambes. Bâti au fil à plomb.
Et pourtant, il a trahi.


Abandonnant sa barque comme sous l’effet d’une drogue,
Il a suivi le Maître. Il a beaucoup appris : qu’on peut manquer de pain
Et le donner à tous. Qu’on peut, sur la peau de l’eau, en pleine nuit, par grand vent,
Danser la tarentelle. Qu’on peut payer l’impôt avec un bout de ferraille
Trouvé dans la bouche d’un poisson. Et d’autres choses encore,
T
outes aussi drôles. Il a accepté de ne rien comprendre,
De ne rien savoir, d’être surpris, provoqué, bousculé,
Jusqu’au jour des Outrages. Tout, il le supporte. Sauf ça.
Les Outrages et la Croix, ça, il n’accepte pas, il refuse absolument.
Non, dit-il. Dieu n’est pas un ver qui se tortille autour de l’hameçon,
U
n ver dérisoire avec ce crochet dans la tête
Exposé à la risée des rieurs.
Cela n’est pas, ne sera pas. Ne doit pas être.


Le refus en lui se met à durcir comme un kyste : 
le refus
Qui n’est pas la peur mais le durillon cardiaque des durs au mal,
Des endurants, des regimbants, de ceux qui serrent les dents sans céder,
De ceux qui sont tentés de regarder la souffrance face à face,
E
t de ne plus voir qu’elle au monde
C
omme on regarde le poisson s’asphyxier lentement,
Gueule ouverte, au fond d’une barque. Et le refus engendre la colère.
Et la colère engendre le trouble. Et le trouble l’affolement.


La nuit est déjà bien avancée, 
cette nuit qui est sa nuit,
L
a nuit la plus froide qu’il ait connue : la nuit dans la grande ville
P
our un gars de la campagne ! Langues rapides, regards qui jugent, manières nouvelles :
P
artout des cercles qui s’ouvrent et se referment.
Et le cœur empoté, contracté, rétracté, ne sachant où donner de la foi.
Parce qu’il n’a pas beaucoup dormi depuis qu’ils sont en ville,
A coucher dehors comme des crève-la-faim, dans les squares et les jardins publics,
Il avance en titubant. A peine s’il peut garder les yeux ouverts,
Et on lui dit de s’approcher du feu pour profiter de la chaleur dans la cour du Palais.
On lui offre la chaleur à partager avec les commis de cuisine
Et les porteurs de plats, et toutes les blanchisseuses, et toutes les lessivières
Aux yeux vifs, aux joues brillantes, qui rient à belles dents autour du feu.
Une femme, une jeune femme, une servante, le reconnaît :
Eh toi ! 
Oui, toi : tu n’étais pas avec l’autre ?
Alors il tourne le visage vers l’arrière, pose la main sur sa poitrine,
Fait l’étonné. Devant son joli minois de citadine,
Il dit : non, je ne le connais pas. La soubrette insiste, et il fait une deuxième fois
Comme nous faisons tous, d’une manière ou d’une autre,
Le plus naturellement du monde, avec une sincérité complète,
Ce que nous faisons tous. Il dit : de quoi parlez-vous ?
Mais pendant qu’il trahit, son accent le trahit.
Son accent de Besthaïde, de plouc Galiléen, d’asticotier rustique.
Et il maudit sa basse extraction, car la caque sent toujours le hareng,
Et une troisième fois, il nie.


N’allez pas croire qu’il est faible : 
c’est le meilleur d’entre nous.
Tous ont fui : seul, il a passé le portail derrière le Maître enchaîné.
N’allez pas croire qu’il est lâche, car la foule, reine du monde, est l’Esprit du temps.
Et l’Esprit du temps est à l’âme ce que l’attraction terrestre est au corps,
Une puissance de pesanteur irrésistible.


Et l’homme,
même un roc, un prince, fils de Jonas, n’y saurait résister.
Plus tard, il porte à son visage ces mains habituées à gratter les écailles,
A vider les viscères du poisson. Et il vide l’eau de ses yeux.
Plus tard, il voit comment Dieu comme un ver
Crocheté par l’hameçon, un ver saisi rudement
Entre deux gros doigts, percé de part en part
Par le fer du crochet, a trompé Satan.
Il voit Satan bondir hors des eaux troubles,
Hors des eaux populeuses du cœur, pour gober Dieu d’un coup.
Et plus tard, il rit en voyant Satan
Trompé par l’appât, hissé hors des eaux sombres,
Hors des abîmes du cœur, hors des abîmes de la mortalité,
Attrapé à jamais, à la vue de tous, pour les siècles et les siècles.