Le territoire à la carte


Un idéosophe délirant dont je veux oublier que j’ai suivi les cours a mis le mot territoire à la mode dans le petit monde intellectuel. Il parlait abondamment de « territorialisation » et de « déterritorialisation » sans que personne n’ait jamais compris ce qu’il entendait exactement par là, sauf qu’il faisait plus ou moins l’éloge du nomadisme, – un mode de vie assez étrange qui consiste à vivre de pillage et de razzias sur le dos des sédentaires ou à fuir les prédateurs qui exercent ce mode de vie. Notre idéosophe, qui n’était pas à une incohérence près, ne bougeait pratiquement jamais de chez lui. Il mit un terme à cette longue contradiction en se défenestrant : une « déterritorialisation » spectaculaire s’il en fût. Aujourd’hui, ce mot aussi laid qu’imprononçable sert à châtier ceux qui veulent épater la galerie, et c’est toujours un plaisir d’entendre un journaliste plus snob que les autres se casser les dents dessus.

Il existe seulement deux catégories d’êtres vivants qui raisonnent toujours en terme de territoire : les animaux et les militaires. Et encore, nous en savons beaucoup moins sur les animaux que sur les militaires. Ces derniers pensent territorialement, c’est-à-dire par secteur et par position, quand le chaos politique est tel que toutes les frontières s’estompent et que la guerre est au programme. Un territoire est par définition un no man’s land, un endroit où personne n’habite « légitimement », et cela jusqu’à preuve du contraire.

C’est pourquoi le mot territoire se trouve toujours accompagné par une cohorte d’autres mots comme une colonne de chars derrière le camion de tête : compétitivité, conformité, mobilisation, intégration, valorisation, efficience, etc., – tout l’arsenal sémantique de l’ulta-libéralisme actuel. L’ultra-libéralisme, qui n’est rien d’autre qu’une absence de théorie politique déguisée en théorie politique, ou le droit du plus gros d’imposer ses normes au plus petit, est le nom de cet Etat Major nomade affamé de territoires : il consulte avec gourmandise ses cartes territoriales et considère à priori cet ensemble de zones comme dysfonctionnelles et en faillite, – dans l’attente d’un repreneur éventuel.

Un de mes amis se consacre depuis des années à un travail intitulé Critique de la politique territoriale. Je passe sur la consternation et les rares moments d’enthousiasme que lui procurent ses découvertes ; nos conversations ont toujours abouti à la même conclusion : il n’y a pas de politique territoriale, car il est impossible de construire une politique à partir d’un territoire. Une politique se construit à partir d’une commune, d’un pays, d’une nation, pour la simple raison que toute politique, bonne ou mauvaise, vise le Bien Commun. Or aucun Bien Commun ne peut voir le jour dans une abstraction dépourvue de fondement, et le territoire est une abstraction qui non seulement n’a pas de fondement mais nie le fait qu’on en ait besoin.

Le territoire est la négation du lieu par essence. Un lieu est d’abord un sol sur lequel se sont succédé plusieurs générations d’âmes ; chacune d’elle y a laissé un peu d’elle-même dans le paysage, dans les traditions et dans les mœurs. Le territoire, lui, n’a pas de mémoire ; il est essentiellement amnésique ; s’il a des souvenirs et des héritages, c’est pour en vitrifier la nature et en trahir l’esprit. Au fond, le territoire n’est nulle part : il n’a jamais lieu. Il est le non-lieu dit. Les seules choses qu’on puisse mener à bien dans un territoire, ce sont des mouvements de troupes. L’intendance, nommée gouvernance, suit.

Quand la Terre ne sera plus qu’un vaste assemblage de territoires rebaptisés par les consortiums, elle ressemblera à peu près à la lune. D’ici là, espérons que la plupart d’entre nous se seront « déterritorialisés » au Royaume des Cieux, ou dans les mornes plaines du Purgatoire, au pire en Enfer dont tous les habitants s’appellent les damnés et jouissent, faute d’autre consolation, de la certitude définitive d’être quelque part.