Peut-on rire de tout?

 

Peut-on rire de tout ? Quelle drôle de question que cette question ! Une question des plus drôles et des moins interrogées qui soient – et qui revient pourtant avec un sérieux métronomique, comme un refrain inepte, ou comme le bruit d’une tête contre un mur dans un asile d’aliénés.

La réponse devrait sauter aux yeux, mais il semble qu’elle manque sa cible à chaque fois qu’elle saute, à croire que les yeux ont développé une adresse infaillible dans l’art d’esquiver l’évidence.

Naturellement, la réponse est affirmative : on peut rire de tout. Non seulement on le peut, mais c’est ce qu’on a fait. Et on l’a fait si bien, si longtemps, si inconsidérément – jusqu’à se moquer de tout ce qui, depuis le début des temps, a contribué à maintenir l’homme au-dessus de la bête et de la vermine – qu’il est devenu presque impossible de se moquer de quoi que ce soit. En s’autorisant à rire de tout, le rire a perdu contact avec sa source, comme son compagnonnage avec les émotions qui ne sont pas le rire. Résultat : il nous faut des juges pour distinguer ce qui est risible de ce qui ne l’est pas, et les juges sont loin d’être connus pour leur sens de l’humour… Il en va ainsi avec l’ensemble des choses qui n’ont d’existence qu’en fonction de leur contraire – c’est-à-dire avec à peu près tout. Si tout avait la même température, alors le chaud et le froid seraient des conceptions vides de sens. Si tous les jours étaient fériés, alors il n’y aurait plus de jours fériés, car il n’y aurait aucun moyen de distinguer une journée sans travail dans une suite ininterrompue de journées sans travail. Si une chèvre, un cafard, un arbre ou un robot étaient des personnes, alors nul n’en serait une (et cela malgré le fait évident que la chèvre, le cafard et l’arbre ne sont pas des machines). Quand tous les écarts sont permis, les écarts disparaissent, car la règle dont ils s’écartent a disparu. Le jour où vous ne mangerez que du sel, c’est qu’il n’y aura plus de plat à saler. Et si vous pouvez rire de tout, vous ne pourrez bientôt plus rire de rien.

En vérité, dans la vie quotidienne, nous ne rions jamais de tout. Dans la vie quotidienne, il n’y a même aucun doute que la plupart d’entre nous éprouverait une saine inquiétude pour la santé mentale de quelqu’un qui se mettrait à rire sans pouvoir s’arrêter. L’idée d’un individu perpétuellement hilare, poussant des cris d’euphorie incontrôlable et secoué de spasmes musculaires en n’importe quelles circonstances, est une idée parfaitement sinistre : elle évoque une intoxication au gaz hilarant, la démence, ou l’un de ces affreux accidents neurologiques précédant la mort.

L’humour est le signe d’un intellect équilibré, capable de percevoir ce qui perd l’équilibre. Il est aussi l’indispensable pare-feu contre l’inflammation de l’amour-propre et contre ses manœuvres incendiaires. L’humour et le rire sont des sentinelles qui veillent sur l’ordre authentique des choses et qui se manifestent avec plus ou moins d’éclat devant sa parodie. Ils ont beaucoup plus à voir avec le sens d’une harmonie momentanément perdue, celle de la beauté et de la vérité par exemple, qu’avec la férocité ricaneuse du ressentiment, par nature insensible à cette harmonie ou désirant sa destruction. D’une façon beaucoup moins paradoxale qu’il n’y paraît, ce sont des gardiens des limites plutôt que des forces qui les transgressent.

C’est d’avoir cru que le rire était autre chose que ce qu’il est – une transgression, une provocation, une revendication, donc un droit, donc un privilège s’opposant à d’autres privilèges, donc un caprice ou une liberté s’exposant à la législation – que sont venus les excès que nous voyons de nos jours.

Pour donner une autre image : le rire n’est jamais un contenant, mais un contenu, autrement dit une substance comprise dans un réceptacle qui lui préexiste. C’est parce que nous nous sentons contenus que nous sommes contents; et le rire est l’expression de ce genre de contentement, celui qui nous assure que le sens de l’harmonie est toujours en nous, et qu’elle sera rétablie pour finir, au-delà de toutes les chutes et de toutes les disgrâces. Alors, si le rire est toujours contenu, me direz-vous, qu’est-ce que qui le contient ? Qu’est-ce que le contenant ? Le contenant, c’est la flagrante misère et l’irréfragable dignité de la condition humaine, et c’est le partage de cette condition à la fois noble et misérable, et c’est le pauvre vase de glaise frémissant qui est l’intériorité même de l’homme soumis aux épreuves de la vie et de la douleur. Ce vase peut se remplir d’amertume ; il peut se remplir de désespoir ; il peut aussi se remplir de gratitude et de joie, dont le véritable rire et le véritable humour sont, peut-être, les manifestations les plus solaires.

Puisque le rire est perception du parodique, du difforme et du délirant, de l’absurde et du contradictoire, il y a pas mal d’occasions de rire aujourd’hui. Il y en a même beaucoup plus qu’il n’y en a jamais eu par le passé ! Et cependant, nous savons que nous rions de moins en moins. Nous savons que le monde se dirige à toute vitesse vers une nuit de pleurs et de grincements de dents. C’est un châtiment terrible et néanmoins juste, épouvantable et pourtant prévisible – pour avoir cru que nous pourrions rire de tout sans que s’installe dans la face de l’homme, comme une grimace hideuse, profondément encastrée entre les mâchoires de sa gueule, le seul rire charognard de la hyène.

 

Francis Gravis Hilaris