Ecrire à la fin des temps

 

«  Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? »

Isaïe

 

Depuis la disparition de Castellani  – comète passée sans bruit dans les cieux clos du siècle –, d’autres ténèbres se sont rajoutées aux ténèbres, d’autres obscurités à la nuit. Sont-elles sans leçon ? Je ne le crois pas. Au strict minimum, elles nous auront rappelé combien de forces morales et spirituelles étaient nécessaires pour tenir l’homme debout. Maintenant qu’il rampe au ras du désir, maintenant qu’il ne veut plus d’histoires et ne veut plus l’Histoire, maintenant qu’il a décidé que le vrai et le faux n’existaient pas, que nulle loi naturelle, nulle norme objective et nulle Révélation ne pouvaient informer sa conduite, on le voit chercher des causes à ses malheurs partout hors de lui-même. Dans son insatiable sottise, il s’obstine à attribuer au religieux et à la moralité la plus élémentaire les aliénations précisément provoquées par leur absence. Aussi crédule qu’un indien amazonien, il montre d’un doigt rageur le Capitalisme, le Matérialisme, l’Individualisme ou la Société de Consommation, comme s’il s’agissait de déités voraces et toutes-puissantes. Incessamment sous peu, il accusera son voisin, son ami, ses enfants, car tout alibi fait l’affaire – pourvu qu’on l’affranchisse de sa responsabilité et de sa conscience d’un Bien et d’un Mal qui, jadis, avait l’habitude de le mettre au pied de l’Absolu.

La conscience fit honte aux premiers humains : « Les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent, et ils connurent qu’ils étaient nus »[1]. Tels ne sont pas les derniers humains : leurs yeux se ferment, ils ne veulent plus connaître leur nudité. Que leur volonté soit faite, ils sont bel et bien en train de perdre connaissance.

C’est dans cette perte que nous parlons aujourd’hui. Il n’y a pas lieu de discuter avec ceux qui n’en partagent pas l’évidence ; croupions au vent et becs dans le sable, les autruches se voient un bel avenir. Jamais la volonté d’ignorer n’aura été aussi forte, jamais elle n’aura été aussi satisfaite. Sous la pression de l’ignorance volontaire, le Sens Commun a basculé dans l’Insensé Collectif, et notre pauvre langage est tellement corrompu qu’il est presque hors d’usage. N’était ce presque – objet de foi, plus qu’autre chose –, il faudrait se taire.

 Ainsi Leonardo Castellani parlait-il de la crise moderne, la plus grave que le monde ait connu, une crise qui est moins une crise qu’une nouvelle persécution, plus redoutable que la persécution sanglante : une guerre faite aux âmes, après celle qui fut faite aux corps. Guerre universelle, guerre spirituelle, guerre totale qu’il voyait s’étendre dans la foulée des deux totalitarismes du XXème siècle, avec la paganisation du christianisme et l’utopie de la non-violence planétaire ; utopie qui ne pourrait s’accomplir qu’au prix de la plus extrême violence, non plus contre des groupes ou des entités cette fois, mais contre la Personne humaine, contre tout ce qui encourage l’homme à grandir en se renonçant, contre tout ce qui, de tout temps, l’a élevé et poussé au bout de lui-même.

Immensément tragique et dérisoire, le résultat est devant nous. Les rapports entre les hommes se dégradant à toute vitesse, la possibilité de l’amour tout simplement humain paraît compromise. La chair, désanctifiée, s’attriste, tandis que l’air devient irrespirable, comme si nous avions interdit à l’Esprit de souffler. La pollution industrielle et le « réchauffement climatique » n’y sont pour rien : seuls l’imbécillité et le gel des cœurs ont rendu possible la grande clinique en quoi nous tâchons désormais de changer la terre après l’avoir défigurée, avec ses parcs « naturels » et ses agglomérations « connectées », avec ses féodalités bureaucrates, avec ses distractions forcenées, sa dictature génétique, son administration sécuritaire et ses moniteurs centraux d’où partent à chaque seconde, en toutes directions, des milliards de thermomètres vers des milliards de derrières consentants.

Chaque jour qui passe surpasse l’aberration de la veille. Rendue illégitime, la souffrance sera bientôt illégale. La mort elle-même, paraît-il, n’en a guère pour longtemps. Il nous est désormais donné à tous, et non plus seulement à quelques sentinelles angoissées – Castellani fut l’une d’entre elles – de penser la fin de l’humanité. L’Armageddon nucléaire semblait suffire, mais nous avons trouvé mieux. Plus sûr, plus lent, plus faux. Candidats au suicide préférant la manière indolore à la manière douloureuse, à nous les voies horrifiantes, les voies ignobles à la mesure de notre mollesse, de notre lassitude. Que chacun se réjouisse à l’idée connaître prochainement, comme on nous l’annonce, les ingénieuses putrescences d’un univers où nul ne sera plus capable de dire s’il vient de s’adresser à un robot sur lequel un cerveau humain a été greffé ou à un homme dont le cerveau a été remplacé par un ordinateur. Ayant refusé la mutation interne, l’homme se fait formellement mutant. Ne voulant plus se sacrifier à rien qui le transcende, il s’immole sur lui-même. Phase terminale de l’humanisme, le mal-nommé « transhumanisme » culmine au sommet de ce long procès qu’aura représenté notre expulsion de Dieu.

Oh, on verra, on voit déjà, d’ultimes délicatesses éthiques ; mais n’ayez crainte, ce sont des effarouchements convenus comme des pots de fleurs sur un tombeau. L’extension du domaine du cimetière est votée…

Basta, dirait Castellani s’il était des nôtres. Rien de nouveau sous le soleil, mes amis ! Ceci appartient au vieux rêve de l’Humanité rebelle et déchue ! Ceci appartient à la promesse qui nous fut faite au matin de notre race par l’antique Serpent ! Bienvenue au dernier étage de la Tour de Babel, dans le crépuscule du soir où Satan, passé des tanks aux statistiques, se fait expert et technocrate : le technocrate en chef du Paradis sur terre, le maton bienveillant du goulag hédoniste où chacun, libéré des conséquences de ses actes, se retrouve condamné à jouir à perpétuité !

L’Apocalypse n’est pas une idée d’avenir. C’est l’actualité brûlante. La question n’est pas de savoir si nous y sommes entrés ou non, mais si elle a un sens ou si elle en est dépourvue. Si ce sens nous brûle ou s’il nous laisse froid. Si nous sommes en éveil ou si nous dormons éveillés.

Castellani s’étonnait énormément que les autorités de l’Eglise ne se réfèrent plus du tout aux grands textes apocalyptiques, au moment même où ce que disent ces textes pourrait nous aider à comprendre ce qui se passe. Soulignant la coïncidence, il invitait à revenir d’urgence à la prophétie primordiale, celle qui rayonne dans le sermon eschatologique du Christ [2], dans les Lettres de Saint Paul, dans les Révélations du Livre de Saint Jean. Car tout y est – prévu, prédit, pesé – jusqu’à l’indifférence et au tiède mépris que nous lui opposerions. (Demandez aux chrétiens actuels ce qu’est la Parousie, la plupart n’en ont tout bonnement pas entendu parler ; quant aux sages et aux cultivés qui en connaissent la signification, fidèles à leur lignage alexandrin, ils vous diront qu’il s’agit d’une allégorie, d’une métaphore, d’une figure de style, que sais-je encore).

« La maladie mentale spécifique du monde moderne est de penser que le Christ ne reviendra jamais » écrivait clairement Castellani. « Ou de ne surtout pas penser qu’il reviendra. En conséquence de quoi, ce monde n’a aucun moyen de comprendre ce qui lui arrive ».

Mais voilà, ce monde ne veut pas comprendre ce qui lui arrive, tout comme il ne veut pas le retour du Verbe Incarné. C’est pourquoi ce monde se détruira, que nous le voulions ou non. Nul n’a dit que son autodestruction aurait lieu dans un claquement de doigts. Etant donné notre talent à maintenir en vie ce qui devrait mourir, nous avons d’affreux beaux jours devant nous. Qu’il s’agisse de quinze jours, de dix ans ou de quinze siècles, c’est du pareil au même. René Girard, autre grand apocalypticien, précisait que ce serait le temps que nous allions mettre « à refuser d’entendre, à nous aveugler de plus en plus, coûte que coûte, jusqu’à nous exterminer les uns les autres ». Refuser d’entendre, s’aveugler coûte que coûte, c’est ainsi qu’il faut prendre les formules sinistrement loufoques par lesquelles nous nous exhortons les uns les autres – dans cette grande panique que nous appelons une « crise du sens » – à « faire sens », à « inventer du sens », pire encore à « créer du sens ». Au fond de quelle crevasse d’orgueil faut-il que nous ayons dégringolé pour penser une seconde que nous pourrions être les auteurs de ce qui nous a conçus ?

Non seulement l’Apocalypse est en cours, mais le gros des forces antéchristiques ont pris leurs quartiers. Il n’y a pas à attendre qu’elles fassent autre chose que substituer leur arsenal d’absurdités à ce qui signifie surabondamment en nous et autour de nous. Le Sens ne s’approche-t-il pas d’ores et déjà dans un tel éblouissement et dans une telle stridence que nous sommes contraints d’élaborer des écrans géants et des casques intégraux pour ne pas le voir et ne pas l’entendre ?

Alors que faire ? Tout n’est-il pas assez affligeant ? Faut-il encore rajouter des imprécations à nos fardeaux ? N’avez-vous pas plutôt des mots qui réconfortent ?

Choisis parmi des centaines, les quelques textes que nous présentons ici n’évitent pas ces interrogations ; ils les portent à la hauteur où elles doivent être portées. Fraternellement et follement sincère, d’une droiture et d’une fraîcheur sans pareilles, puisant son timbre et sa bonté au saloir des Evangiles, nous aimerions que la voix qui les forma soit précisément calibrée pour l’acoustique de notre temps. Nous aimerions qu’elle ait le coffre nécessaire pour résonner dans une époque aux enjeux d’autant plus grands que les hommes y sont petits. Car nous n’avons pas besoin de « messages d’espoir », mais de découvrir ce que veut vraiment dire « espérer contre toute espérance ».

Jamais la vérité n’a semblé moins aimable, jamais elle n’a été moins aimée. En lisant Castellani, en l’aimant, le lecteur comprendra peut-être que l’amour du vrai est la condition du véritable amour ; et peut-être se sentira-t-il appelé lui aussi à prendre les armes – ces armes que Dieu a mis à notre disposition pour tenir ferme et résister, quand tout nous pousse à déposer nos âmes.

Conformément à l’adage, ce prophète ne le fut pas en son pays. Ce que nous savons désormais, c’est que nul ne sera prophète tout court, où qu’il se trouve domicilié dans la galaxie. Lorsque les prophéties s’accomplissent, ne nous reste que les Commandements ; ne nous reste qu’à choisir entre un horizon de perdition ou de sainteté. Le diable ne se déchaînerait pas tant sur la terre s’il n’était définitivement tombé. Ses dernières heures, il les dépense à faire croire qu’il triomphe ; il peut faire illusion, mais il ne peut rien contre la plus humble prière, ni contre la Parole lorsqu’elle est restaurée dans sa puissance originelle et créatrice.

Malgré ses affres, malgré ses tribulations, une confiance indestructible habitait Leonardo Castellani. Ce n’est pas sans gratitude que j’ai vu la lucidité, le courage et l’humour qu’il en tirait nous parvenir jusque dans nos bas-fonds, mystérieusement, comme l’éclat d’une étoile blessée mais invaincue. Il savait que la partie est gagnée du point de vue de l’Eternel. Toute son œuvre et toute sa vie nous pressent de mettre d’accord nos cœurs et nos esprits avec l’esprit de cette victoire, de les accorder dès à présent au diapason du Royaume qui vient. Quelle que soit l’issue de nos batailles, c’est la seule chose qui dépende de nous. La Grâce, comme toujours, aura le dernier mot.

 

Erick Audouard

Saint Bonnet-le-Chastel, noël 2016

 

extrait deCastellani, curé maudit

Le Verbe dans le sang (éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2017)

 

[1] Genèse, 3 :7.

[2] Matthieu XXIV : 23, Marc XIII: 21 ; Luc, XVII: 20.