Le Martyr et le Tyran

par Leonardo Castellani

extrait de Le Verbe dans le sang

(éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2017),

introduction, choix de textes, notes et traduction par Erick Audouard

 

 

Kiekegaard dit quelque part que les Tyrans appartiennent à la première catégorie de seigneurs qui foulèrent le sol terrestre ; et que les Martyrs appartiendront à la dernière seigneurie que verra le monde.

Quand les Masses dominent, le Démagogue qui les représente est sans nul doute un Tyran, mais ce n’est pas un Seigneur. Sa fonction consiste à raser scrupuleusement toute tête qui dépasse de l’agglomérat insensé et perverti, – à éradiquer tout « Etre Singulier ». Alors le « Singulier » devient le martyr portant le poids du monde sur ses épaules, chargé de « singulariser » son prochain, d’en faire un Singulier à son tour, autrement dit de le relier à Dieu, de susciter en lui conscience et personnalité ; conscience et personnalité qui, à la fin des temps, ne pourront être obtenues qu’au prix du martyre.

La disparition de toute seigneurie signifie l’abolition de toute autorité légitime, – celle qui s’ordonne au Bien Commun car venant de Dieu. Quand l’autorité s’absentera non seulement de l’Etat mais de l’Eglise elle-même, les vicissitudes des hommes et leurs disgrâces seront effrayantes. L’autorité, saine et naturelle à l’homme, connaîtra partout les plus grands dérèglements pour servir le Mal Commun. Les ressorts propres au commandement tomberont entre les mains des démoniaques et du diable, et seule, exposée à une pression intolérable, s’y opposera la poitrine nue du martyr.

Depuis le Déluge jusqu’à ce moment, jamais tribulation n’aura été si forte. Cependant, « capillus de capite vestro non peribit » : pas un seul cheveu de vos têtes ne sera perdu[1]. Le Christ soutiendra invisiblement les âmes : celles qui auront persévéré, – le peu d’« âmes » qui resteront.

Les martyrs des derniers temps auront bien plus à souffrir que les premiers martyrs. Il faut le comprendre, tant la chose est énorme. Abandonnés de Dieu en apparence, persécutés par presque tout le monde, ils souffriront extérieurement et intérieurement, dans la solitude complète, dans une menace continue et dans un extrême danger. Supérieurs à ceux de Job seront leurs tourments.

Je n’ai pas tiré tout ça de mon crâne, termina Don Pío Ducadelia.

C’est là, dans l’Evangile, et là, chez les Prophètes. Jetez-y un œil…

Et si vous pensez encore que j’invente, sachez que j’en ai déjà eu un petit avant-goût.

 

Carnet inédit, 2 décembre 1954

CASTELLANI POR CASTELLANI, éditions Jauja, 1999.

 

[1] Luc 21, 18.