Encore une théorie, et nous sommes morts

A propos des théories du complot

 

Je me souviens qu’il y a longtemps, très longtemps, alors qu’un ami me faisait part de sa dernière théorie, dont j’ai tout oublié mais dont je sais qu’elle appartenait à la race de ces innombrables théories qui peuplent ces interminables conversations masculines que les femmes appellent refaire le monde, non sans une certaine  condescendance (c’est normal, puisque c’est elles qui le font), ces mots étaient soudain sortis de ma bouche : «  Encore une théorie, et nous sommes morts ! »

J’ignore si j’avais bien conscience à l’époque de ce que je venais de dire. Je me rappelle que je me sentais plus serein avant de l’avoir dit qu’après. J’étais en suspens, étourdi. Un air d’hilarité niaise, proche de l’idiotie parfaite, accompagnait sans doute cet état d’indétermination, où se trouve celui qui se demande s’il vient de formuler une bêtise plus grosse que lui ou la remarque la plus intelligente du monde. C’est qu’il y avait quelque chose de vertigineux dans ce trait ironique, d’infiniment grave, d’infiniment juste aussi, mais sa portée m’échappait encore, comme si j’avais pris dans mon carquois familier une flèche au hasard, l’avais tirée vite, presque distraitement, et qu’à la vibration de la corde, à je ne sais quelle résonance tactile du sens éjecté, il m’était soudain apparu que sa pointe était en or. Oh, je ne pouvais plus l’examiner, elle était loin maintenant, très loin, elle avait même passé au travers de mon camarade, qui me jeta un regard de désapprobation ; je manquais décidément de sérieux, et ce regard que j’avais déjà vu semblait calculer en minutes, voire en secondes, le privilège qu’il restait à mon incorrigible désinvolture de fréquenter la puissance de son entendement – cet entendement qui s’efforçait de franchir des abîmes d’incertitude sur la frêle passerelle de ses théories ! Ce n’est que bien des années et bien des théories plus tard que j’ai compris ce que j’avais dit ce jour-là.

Tout ceci m’est revenu récemment, alors que je réfléchissais à ce qu’on appelle complotisme et théorie du complot. Il faut dire que je n’ai rien contre les théories du complot. La seule chose que je leur reproche est d’être des théories. A part ce détail, je les apprécie et j’ai du respect pour leurs concepteurs ; beaucoup d’entre eux cherchent la signification et la cohérence des événements singuliers qui bouleversent les sociétés actuelles. Ils cherchent, tandis que la plupart ne cherchent pas ; ils cherchent et parfois ils trouvent. Ils sont utiles lorsqu’ils nous apportent des informations documentées au sujet des réseaux de pouvoir et des manipulations mises en œuvre par ces réseaux ; ils sont utiles lorsqu’ils révèlent les objectifs des petits groupes de grands financiers névropathes et de leurs marionnettes officielles, généralement très occupées à organiser leur impunité pour ne pas être tenues responsables de leurs crimes.

Ce n’est ni surprenant, ni nouveau. La perversité et la cruauté ont toujours existé. Qu’au cours des siècles, cette perversité et cette cruauté se soient très sensiblement concentrées entre les mains de quelques individus ; que ces individus aient acquis, ces dernières décennies, une capacité de contrôle et de nuisance exorbitante ; qu’ils possèdent énormément de capitaux et jouissent du monopole bancaire ; qu’ils aient la plus grande habileté pour accumuler des propriétés (« the most skilfull accumulators of propriety », disait le conservateur Disraëli, très habile cumulateur lui-même) ; qu’après avoir accaparé l’essentiel des moyens productifs, des rentes et des profits, ils se soient rendus maîtres de l’information, de la propagande et de la censure ; qu’après avoir gagné la lutte des classes, ils se soient constitués en caste; que cette caste soit désormais en mesure d’imposer son calendrier et d’asservir le reste du monde pour assurer son train de vie – caste assez intouchable pour sortir peu à peu de l’anonymat, assez présomptueuse pour afficher officiellement son programme lors de sommets internationaux ; caste aujourd’hui capable de prendre en otage toutes les populations, de les menacer et de les contraindre, de décider de leur utilité ou de leur inutilité, de leur bien-être et de leur santé, en un mot de leur vie et de leur mort – tout en donne témoignage.

Mais ceci n’est pas une théorie. Ceci est un constat. Si une personne est poignardée sous vos yeux, et si le poignardeur revendique son geste, vous ne vous mettez pas à élaborer un ensemble cohérent d’explications; vous ne faîtes pas d’hypothèses : vous constatez un meurtre. Votre constat ne tient pas compte de la théorie du poignardeur, même s’il prétend avoir poignardé au nom de la Science, de la Paix, du Bien, de l’Humanité, du Progrès et de l’Innovation. Vous ne jugez pas indispensable de tendre l’oreille à ses propos, même si tous les autres hommes, attirés par l’odeur du sang, le prennent pour un merveilleux orateur.

Ici se trouve le cœur du sujet. Il y a d’un côté ceux qui constatent et pratiquent le constat, de l’autre ceux qui sont séduits par des théories – qu’il s’agisse de la théorie anti-terroriste, de la théorie anti-réchauffement climatique, ou de la théorie anti-virale, toutes élaborées par la caste dont nous avons parlée. Et on peut le constater, comme l’avait constaté Paul Virilio, le résultat de toutes ces théories est de rassembler le maximum de gens dans une masse de sujets crédules et dociles qui n’agissent plus (risque de prison), n’osent plus parler (risque d’amende), s’interdisent de penser (à quoi bon ?), se retiennent de vivre (ça pollue). Des gens dont l’existence elle-même devient purement théorique.

Ceci n’est pas nouveau non plus. Car qu’est-ce qu’une théorie, à dire vrai ? Un peu d’étymologie permet d’économiser beaucoup de temps. Avant d’être un « ensemble organisé d’idées » ou un « système d’hypothèses », une théorie est la quintessence de la foule païenne. Chez les Grecs, les théores étaient ceux qui allaient consulter un oracle, et par extension « les ambassadeurs officiels envoyés par une ville pour assister à une cérémonie religieuse », voire « la foule même qui assistait à ces cérémonies » ; chez Platon, théoria finit par désigner les « rapports et les considérations faites par ces ambassadeurs à leur retour ». Le mot théâtre appartient à la même famille. Mais donnons la première définition du mot théorie dans l’Encyclopédie : « Pompe sacrée composée de chœurs de musique que les principales villes grecques envoyaient toutes les années à Délos ». Qu’y avait-il à Délos ? Un sanctuaire où l’on effectuait des immolations sanglantes et où s’exprimait l’oracle. Du sanctuaire de Délos au forum de Davos, l’atroce fantasmagorie du sacrifice humain s’accompagne toujours de la pompe sacrée des théories.

Un autre Paul, originaire de Tarse en Cilicie, annonçait que, dans les derniers jours, les gens seraient égoïstes, cupides, fanfarons, orgueilleux, blasphémateurs, emportés, révoltés, sacrilèges, sans cœur, ingrats, intraitables, implacables, incapables de se maîtriser, médisants, traîtres, aveugles ; et il précisait qu’ils se donneraient une foule de maîtres au gré de leurs désirs, et que l’oreille les démangeant, ils se détourneraient de la vérité pour se tourner vers les fables. Des maîtres au gré de leurs désirs – autrement dit des théoriciens ; des fables – autrement dit des théories.