Le fonctionnaire fou (“The mad official”)

par Gilbert Keith Chesterton (1874-1936)

 

Perdre la raison est la chose la plus lente et la plus ennuyeuse du monde. J’ai été sur le point de la perdre plus d’une fois depuis mon enfance. Comme presque tous mes amis, je suis né sous la malédiction qui afflige tous les mortels, mais surtout les modernes. Je parle de la malédiction qui fait qu’un homme doit forcer son intelligence presque jusqu’à la limite avant d’avoir une chance de vivre.

Le processus de la folie est ennuyeux pour la simple raison qu’on n’est pas conscient de devenir fou. La routine, le fait de prendre les choses au pied de la lettre, une gravité sèche, une sorte de vide mental, composent l’atmosphère de la maladie. Si quelqu’un pouvait être conscient de sa folie, il cesserait d’être fou.

 Une personne étudie certains textes du Livre de Daniel ou des cryptogrammes dans les pièces de Shakespeare, avec quelques loupes monstrueuses toujours placées sur son nez. S’il pouvait les enlever ne serait-ce qu’une seule une fois, il les réduirait en morceaux. Une personne déduit ses fantasmes – sur la race anglo-saxonne ou le Sixième Sceau – à partir d’un premier principe qu’il ne peut pas plus voir qu’examiner. S’il le pouvait, il se rendrait compte qu’il n’est pas là.

 Cet interminable et terrible processus d’auto-hypnose par l’erreur peut arriver non seulement à des individus isolés mais à des sociétés entières. Parce qu’il est difficile de le détecter et de démontrer qu’il se produit, il est difficile de le soigner. Mais cette dégradation mentale peut être détectée au moyen d’un test que je considère efficace. Une nation ne devient pas folle en faisant des choses extravagantes, pour autant qu’elle les entreprenne dans un esprit extravagant, comme les Croisés qui ne se rasaient pas la barbe avant d’apercevoir Jérusalem, ou les Jacobinites qui s’appelaient entre eux Harmondius ou Epaminodas, alors que leurs prénoms étaient Jacques et Jules. Ce sont des choses sauvages, mais elles furent faites dans un esprit sauvage à un moment sauvage.

C’est lorsque nous voyons une extravagance adoptée avec modération, que nous pouvons dire que l’État est devenu fou. Par exemple, j’ai un permis de port d’arme. Pour autant que je sache, en bonne logique, ce permis m’autorise à tirer cinquante-neuf coups de feu jour et nuit dans mon jardin. Je ne serais pas surpris que quelqu’un le fasse, car il s’amuserait beaucoup. Mais je serais surpris que les voisins l’acceptent comme quelque chose de normal, simplement parce que c’est conforme à la lettre de la loi.

Autre exemple : j’ai un permis qui m’autorise à posséder plusieurs chiens, et j’ai sans doute le droit (d’après ce que je sais) de promener dix mille chiens sauvages dans le Buckinghamshire. Je ne serais pas surpris par une telle loi, car dans l’Angleterre moderne, il n’y a pratiquement aucune loi dont on ne puisse s’étonner. Je ne m’étonnerais même pas qu’un homme le fasse, car un certain type de personne suffisamment soumise au système des propriétaires anglais serait capable de faire n’importe quoi. Mais je serais alarmé par les personnes capables de l’accepter. En d’autres termes, je pense que le monde aurait un peu perdu la boule si l’incident devait être accepté en silence.

 Désormais, des choses de ce genre arrivent tous les jours, et c’est en silence qu’on les accepte. Toutes les attaques glissent sur le poli d’un mur en émail. Tous les coups sont étouffés par la douceur d’une cellule capitonnée. Car il faut savoir que la folie est un état aussi passif qu’actif. C’est une paralysie, un refus des nerfs de répondre à un stimulus normal aussi bien qu’une stimulation dénaturée. Il existe des collectivités – et l’on peut clairement les distinguer à certains moments de l’histoire – qui passent de la richesse à la misère, de la gloire à l’insignifiance, de la liberté à l’esclavage, non seulement en silence mais avec sérénité. Elles ont perdu le pouvoir de s’interroger sur leurs propres actions. Le visage continue de sourire, tandis que les membres tombent littéralement du corps de façon répugnante. Quand elles adoptent une mode insane ou promulguent une loi absurde, elles ne s’étonnent pas du monstre qu’elles ont enfanté. Elles se sont habituées à leur propre déraison. Leur cosmos est le chaos, leur souffle le tourbillon. En vérité, ces nations risquent de perdre collectivement la tête, de devenir un vaste théâtre d’imbécillité, avec des villes délirantes et des campagnes détraquées, toutes parcourues par d’industrieux maniaques. L’une de ces nations est l’Angleterre moderne.

 Voici un exemple tiré de l’actualité présente, un petit échantillon de la façon dont notre conscience sociale fonctionne réellement : domestique dans l’esprit, sauvage dans le résultat, reçu sans broncher. Une chose privée de la lumière de l’entendement. Je tire ce paragraphe d’un journal : « Hier, à Epping, Thomas Woolbourne, un ouvrier de Lambourne, a été cité à comparaître avec sa femme pour négligence envers leurs cinq enfants. Le Dr. Alpin a déclaré qu’il avait été invité à visiter le domicile de l’accusé par des inspecteurs de la Société nationale pour la prévention de la cruauté envers l’enfance. La maison et les enfants étaient très sales. Le docteur a constaté que la santé des enfants était remarquablement bonne, mais que la situation serait grave en cas de maladie. Il a aussi constaté que les accusés étaient sobres. L’homme est resté libre. Quant à la femme, qui a plaidé pour sa défense qu’elle ne pouvait pas nettoyer la maison parce qu’elle n’avait pas d’eau courante et qu’elle était malade, elle a été condamnée à six semaines de prison. La sentence a surpris les accusés. La femme a été traînée hors de la salle d’audience en pleurant et en criant : – Que Dieu me vienne en aide ! ».

 Je ne sais pas comment appeler ça autrement que du Chinois. Vient à l’esprit l’image irréelle d’une espèce de tribunal oriental inflexible où des hommes aux visages secs et vêtus de raides costumes de cérémonie infligent des peines d’une cruauté atroce, en s’accompagnant de proverbes et de maximes dont le véritable sens a été oublié. En tout état de cause, ce que nous pouvons considérer comme réel dans tout ce fatras est le faux. Si nous appliquons à la situation un minimum de raison, toutes les accusations d’Epping se dissolvent dans le néant.

 Je défie toute personne saine d’esprit de m’expliquer pourquoi on a mis cette femme en prison. Parce qu’elle est pauvre ? Parce qu’elle est malade ? Personne n’a suggéré, personne ne peut suggérer, et de fait personne n’a dit qu’elle avait commis un autre crime. Le médecin a été appelé par une société pour la prévention de la cruauté envers les enfants. Cette femme était-elle coupable de cruauté envers les enfants ? Absolument pas. Le médecin a-t-il dit qu’elle était coupable ? Pas du tout. Y a-t-il une preuve, même lointaine, même infime, qui trahisse le péché de cruauté ? Pas une seule. Le pire, c’est que le médecin se soit cru autorisé à déclarer que – même si la santé des enfants était “remarquablement bonne” – la situation serait grave en cas de maladie. S’il nous avait prévenus que la situation risquait de devenir comique, nous aurions pris son avertissement en considération.

Telle est le pire effet du souci moderne. Le docteur est effectivement fou. Il est frappé de démence au sens littéral et pratique, parce qu’il reste, au sens littéral et pratique, un médecin. La seule question est l’antique « Quis docebit ipsum doctorem ? »[1] . Car la cruauté envers les enfants est une chose tout à fait contre nature, instinctivement maudite au ciel et sur la terre, tandis que la négligence à leur égard est une chose naturelle, comme la négligence de tout autre devoir. Seule une légère différence sépare l’étirement des bras et des jambes quand on fait de la gymnastique, de leur étirement quand on subit le supplice du chevalet. Seule une légère différence sépare la chirurgie de la torture. Se faire tordre les pouces par les grésillons pourrait facilement être appelé Manucure. Se faire arracher les membres par des chevaux furieux pourrait facilement être appelé Massage. Le problème moderne n’est pas tant de savoir ce que les gens sont capables d’endurer que ce qu’ils n’endureront pas. Mais je m’égare, je le crains… car l’huile bouillante est sur le feu, et le Dixième Mandarin est en train de réciter les Dix-Sept Principes Fondamentaux et les Cinquante-Trois Vertus de l’Empereur Sacré.

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[1] Traduit généralement par : « Qui enseignera l’enseignant ? ».

traduction erickaudouard©