Entretien sur Leonardo Castellani, avec le Dr. Cascabel
Dr. Cascabel: –Vous présentez aux éditions Pierre-Guillaume De Roux « Le Verbe dans le sang », un choix de textes de l’écrivain argentin Leonardo Castellani (1899-1981), pour la première fois traduit en français. Comment expliquer l’oubli complet où se trouve son œuvre ?
Premièrement, avant d’expliquer cet oubli, je crois que cet oubli lui-même nous explique, du moins qu’il nous interroge et qu’il nous pose une question très embarrassante. Je la formulerai ainsi : dans quelle richesse de connaissances vivons-nous aujourd’hui pour nous offrir le luxe d’ignorer une œuvre aussi considérable que celle de Leonardo Castellani ? Autrement dit, quelles sont ces idées si fécondes et si nourricières qui nous ont permis de juger que les siennes étaient trop pauvres pour nous ?
Deuxièmement, pour répondre directement et tenter une « explication », – car cet oubli n’est pas le fruit du hasard -, il y a une raison superficielle et une raison profonde. La raison superficielle, c’est l’accointance de ce curé-écrivain avec le mouvement nationaliste catholique argentin dans les années quarante du XXème siècle – une espèce de crime inexpiable, à l’heure où l’Empire du Bien édicte des jugements inquisitoires jusqu’au fin fond de l’Histoire. Enfin, la raison profonde, c’est qu’il a été oublié à cause de sa santé morale et de sa virilité spirituelle, autrement dit, à cause de vertus dont nous abominons les effets et dont nous ne voulons plus entendre parler.
Ces deux raisons se combinent dans le triomphe actuel du « religieusement correct » (je préfère cette formule au « politiquement correct », car le politique n’existe plus depuis longtemps); le “religieusement correct”, qui est essentiellement une ignorance et une haine du religieux, se manifeste aujourd’hui à travers l’idéologie rationaliste et scientiste ; cette idéologie présuppose que la Théologie, la Morale, la Tradition, la Religion, et même les Arts, et même la Littérature, n’ont rien à voir avec ce qu’on appelle la « recherche », c’est-à-dire avec une connaissance sérieuse du monde. On ne peut plus prendre au sérieux la parole d’un chercheur qui croit à la Parole du Christ. Or toute l’œuvre de Castellani est une longue quête travaillée par les conséquences de sa vocation chrétienne : donc il n’est pas crédible. Nous sommes arrivés à ce paradoxe : pour être digne de foi, l’écrivain doit être sans foi.
En bref, toute la question peut se résumer à cette alternative : Castellani est-il un écrivain parmi tant d’autres, un écrivain plus ou moins raté, plus ou moins rétrograde, dont il serait vain de se soucier, ou bien l’expulsion de son œuvre de la Bibliothèque Universelle est-elle profondément liée aux vérités qu’elle contient? Dans la seconde interprétation, que je défends, nous sommes confrontés à un fait désagréable : la distance qui nous sépare de ces vérités n’a cessé de s’étendre, et il faut nous faire violence aujourd’hui pour les rejoindre.
Dr. Cascabel: –Quel a été le rôle de l’Eglise dans cet oubli ?
Malheureusement, la hiérarchie de l’Eglise du XXème siècle a été plus que complice du sort malheureux qu’il a connu. Ce sont les jésuites et les évêques de l’entourage de Pie XII, bien avant le Concile Vatican II – à une époque dont certains traditionalistes semblent nostalgiques – qui ont condamné Castellani à l’exil, qui l’ont suspendu, expulsé, persécuté, et qui sont presque parvenus à le faire taire. Comme il l’a écrit, ce sont ses propres frères, et non les communistes, qui l’ont crucifié. C’est pourquoi la seconde partie de son œuvre, à partir des années 50, s’est attachée à définir la mission et le Drame du Christ dans ce qu’il appelait sa “campagne” contre les pharisiens et le pharisianisme (c’est-à-dire contre « ceux qui n’entrent pas et qui ne laissent pas entrer »). Toute son expérience personnelle le conduisait à cette vision.
Dr. Cascabel: –Comment se fait-il que les catholiques ne se soient pas appropriés Castellani pour se renforcer dans leur combat?
Voyez-vous qu’ils combattent? Le registre guerrier qu’on trouve chez Castellani, tous ces appels à la résistance intérieure, ces éloges de “la force qui endure et qui résiste contre la force qui assaille et qui soumet”, enfin toutes ses démonstrations de courage, sont devenus étrangers à la plupart des catholiques. Ils les trouvent même insupportables : ne sont-ils pas dans la « bonté », dans l’ « accueil », la « tolérance », l’ « accompagnement », le rejet du « fanatisme », etc. Il en allait déjà ainsi de son temps. La religion du monde s’est emparée du côté lumineux de l’Evangile, du plaisant et du facile, comme le message de réconfort et les préceptes amour, et une bonne partie de l’Eglise est rentrée dans la danse avec une belle conviction auto-hypnotique. Les aspects les plus sombres et les plus secrets de la destinée humaine sont désormais passés sous silence, comme le remarquait le cardinal John Henry Newman en 1832. Rappeler l’existence d’une semence de perversité dans le cœur de l’homme est considéré d’un œil hostile et soupçonneux. Avoir une conscience est un excès de zèle ; défendre la Vérité est sectaire ; craindre l’Enfer une absurdité. A quoi bon parler du péché, du mensonge, de la violence, de l’envie, de l’orgueil et du ressentiment ? C’est trop humiliant et trop culpabilisant pour les bons petits anges que nous sommes, n’est-ce-pas ?
Au fond, ce que Castellani reprochait aux prêtres argentins en particulier et à la hiérarchie ecclésiastique en général n’était pas très compliqué: la lâcheté. Les cléricaux se sont mis à pactiser avec leurs ennemis par peur d’être persécutés. Or, persécuté par le monde, c’est ce que tout catholique doit s’attendre à être, du fait même de son orthodoxie ; il ne faut jamais oublier que la rupture est la position première du chrétien face à l’esprit de son temps et à son « atmosphère morale ». Et il ne s’agit pas que de mots, car il en va d’un renversement total des principes de ce monde… Castellani ne cessait de rappeler que le Christ n’a jamais nié l’existence de l’ennemi : Il a dit que nous devions essayer de l’aimer, ce qui est tout à fait différent.
Dr. Cascabel: –Comment avez-vous découvert Castellani ?
Par hasard, c’est-à-dire providentiellement. Je faisais des recherches sur l’histoire des maladies mentales, et plus spécifiquement sur l’apparition des troubles maniaco-dépressifs, quand j’ai entendu le nom de cet écrivain argentin inconnu, associé à celui de Chesterton : un psychiatre rapportait sa théorie à propos des premières grandes épidémies de morbidité psychique à la Renaissance. Il me semble très édifiant que ça ne soit pas un homme de lettres mais un médecin qui m’ait mis sur la piste de Castellani – quelqu’un qui se préoccupait vraiment des souffrances et du salut de son prochain… Je suis allé voir de plus près, et je ne suis toujours pas revenu de ce que j’ai trouvé.
Dr. Cascabel: –Mais qui est Castellani ?
Un prêtre catholique et un écrivain prolifique dont la vie a embrassé tout le XXème siècle. Il est né en 1899, alors que le Pavillon de l’Argentine, une nation jeune, riche de blé, de viande et d’avenir, venait de triompher à l’Exposition Universelle sur le Champ de Mars ; et il est mort en 1981, quand les téléviseurs commençaient à se multiplier dans une petite nation périphérique au bord de la guerre civile. Entre-temps, il a été reclus sous surveillance pendant deux ans à Manresa, en Catalogne espagnole, expulsé de la Compagnie de Jésus après s’être évadé[1], et il a publié une cinquantaine d’ouvrages sur tous les sujets et dans presque tous les genres. Son destin est lié à celui de sa terre natale, mais surtout à l’échec de la « renaissance » catholique dont l’espoir vivifiait certains esprits dans l’entre-deux guerres.
Théologien, philosophe, poète, romancier, conteur, essayiste et rédacteur de plus d’un millier d’articles dans la presse, Leonardo Castellani était un écrivain et un penseur, un philosophe-poète. Cependant, son écriture et sa pensée n’ont pas grand-chose à voir avec ce que sont devenues la littérature et la philosophie, c’est-à-dire des pratiques fictionnelles et discursives intégrées dans un processus de divertissement global (plus ou moins des jeux de dupes). C’est pourquoi il serait non seulement vain mais peu cohérent de regretter que Castellani ne soit pas « célèbre » comme d’autres le sont aujourd’hui. A l’ère des masses, la célébrité est une autre forme de malédiction. Je partage l’opinion selon laquelle le relatif prestige dont jouissent les écrivains actuellement vient de leur complète innocuité sur les questions réellement importantes.
Or Castellani est tout ce qu’on voudra, sauf inoffensif. De la même façon qu’il adorait ce que nous haïssons, il se moquait outrageusement de ce que nous adorons. C’était un vir christianissimus (pour reprendre un terme de Hugo Von Hofmannsthal), et son humour est le plus sérieux du monde.
Il n’est donc pas un philosophe selon l’acception moderne du terme, – ces philosophes modernes dont l’esprit de sérieux est souvent le plus comique qui soit -, ni un écrivain déguisé en croyant : il est d’abord un croyant, et son œuvre est avant tout christocentrique, tout entière surgie de la vision de la Face et de l’enseignement du Sauveur. Encore faut-il préciser de quel Sauveur il s’agit : non pas du Christ triomphant de l’œcuménisme et de la morale réduite à des pratiques extérieures (normes et « bonnes œuvres »), mais du Christ agonisant sur la croix, le Christ de la Passion, venu révéler aux hommes leur nature homicide et persécutrice. Révélation qui, j’en conviens, plus de 2000 ans après l’événement, reste toujours dure à avaler.
Dr. Cascabel: –Quels sont les rapports de Castellani avec la politique ?
Il s’est beaucoup occupé de ce qu’on a coutume d’appeler la politique, mais encore une fois, il s’en occupait sous le regard de Dieu. Pour certains argentins, Castellani demeure le plus grand écrivain patriote de toute la culture argentine. Mais il ne se considérait pas lui-même comme nationaliste (les affaires de parti ne l’intéressaient pas du tout). Thomiste de formation, traducteur et commentateur de la Somme théologique de Saint Thomas, et donc grand lecteur d’Aristote, il a développé sa pensée dans un temps qui voyait s’affronter des esprits aussi prestigieux que Jacques Maritain et Charles Maurras, pour ne citer qu’eux. Il a pris part à cet affrontement, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, quand l’un et l’autre se mettaient à bouger au gré des circonstances, car ses positions à lui sont restées sensiblement les mêmes, du début à la fin de son parcours intellectuel. Il critiquait le libéralisme et le totalitarisme étatique comme l’envers et l’endroit de la même médaille : l’idolâtrie de l’homme par l’homme.
C’est un homme en guerre, un homme engagé dans la guerre culturelle et intellectuelle que la pensée traditionnelle catholique livre aux erreurs modernistes. Erreurs intellectuelles venant toutes d’erreurs théologiques dont son œil d’aigle enregistrait les effets désastreux dans l’ensemble des disciplines, depuis l’éducation jusqu’à la littérature, depuis la philosophie jusqu’à la religion. Ses armes, qu’on peut voir à l’œuvre dans la petite anthologie d’articles que nous présentons, sont marquées par la rectitude du jugement et la vivacité d’esprit.
Et c’est un plongeur de la pensée. Il appartenait à « ce corps de plongeurs de la pensée » dont parle Herman Melville dans une lettre : ces plongeurs de la pensée « qui ont plongé et sont remontés à la surface, les yeux injectés de sang, depuis le commencement du monde ». Vous imaginez bien que la politique, qui barbote tant bien que mal à la surface des choses, n’a pas grand intérêt à écouter ce genre d’individus.
Dr. Cascabel: -Dans votre introduction, vous mettez en lumière le caractère exemplaire de la vie de Castellani. En quoi cette vie est-elle un modèle ?
Pour paraphraser Kierkegaard, il n’a pas suivi un chemin difficile, il a suivi le Difficile – qui est le Chemin. La vie de Castellani est à la fois plus et moins qu’un modèle, elle est une parabole [2]. Sa formation chez les jésuites et la façon ignoble dont ils l’ont traité constituent l’histoire d’une ascension suivie d’une chute, d’un naufrage rédempteur.
Il était lui-même très « parabolier », c’est-à-dire que tout en étant conscient du caractère ésotérique de la connaissance, – conscient de l’étude et de l’initiation nécessaires pour approcher certaines vérités directes -, il s’est attaché à les transmettre au « petit » sous forme de romans, d’histoires, de récits, d’images, de nouvelles: reprenant Kierkegaard, qu’il appelait Kirkegord, « comme ça se prononce », il pratiquait beaucoup la forme « indirecte », où le paradoxe et l’ironie sont loin d’être absents.
Dr. Cascabel: –Pensez-vous que cet ouvrage donnera lieu à des controverses ?
Le pire qui puisse lui arriver n’est pas d’être controversé, mais de ne pas l’être. Je ne crois pas que nous devions chercher à atténuer l’abîme qui nous sépare de sa pensée. Cela ne rendrait service à personne.
Dr. Cascabel: –Pour le dire autrement, peut-on espérer que le moment approche où sa parole sera enfin entendue?
Il faut éclaircir un point essentiel, sinon cette parole risque surtout d’être malentendue. Castellani n’était pas du tout un « témoin de son temps »; c’est un témoin de la Vérité. Le témoin de son temps témoigne de ce qui périt, les « temporalia » ; le témoin de la Vérité témoigne de ce qui ne périt pas, l’Eternel. La différence : le martyre, parce que la Vérité, personne n’en veut et n’en a jamais voulue.
Il n’était pas un « observateur infatigable de son époque », pour insister en prenant l’une des expressions les plus fatigantes et les moins observées de notre époque. Comme je l’ai dit, Castellani était un guerrier, et un guerrier très fatigué à la fin. Il n’a rien « observé » comme on observerait objectivement un spectacle extérieur: il a vu, il s’est battu, il a perdu. Il se fichait de ce qu’on appelle l’”époque” et des “profondes mutations” dont ladite époque se flatte d’être traversée, comme si elle était assez consistante pour être traversée par quoi que ce soit: il ne voyait rien de “profond” en elle, bien au contraire. L’imbécillité et la lâcheté globalisées ne sont pas des mutations, mais des fléaux ridicules et dégradants.
Castellani a écrit et vécu dans l’angle mort du monde moderne ou post-moderne. Il savait parfaitement ce qu’il faisait, même si son désir comme écrivain était peut-être d’être reconnu, fêté et compris comme tout le monde. Mais son désir à lui n’était pas la Volonté Divine, ce pourquoi il a pu écrire : « J’ai subi Dieu ». On pourrait dire qu’il espérait que la postérité serait plus ouverte à sa pensée, mais je ne crois pas qu’il ait nourri une quelconque illusion à ce sujet, comme cette autre sortie le prouve : « On ne me lit pas du tout aujourd’hui. Et demain ? -Encore moins ! ».
La question est celle-ci: Castellani croyait-il ce qu’il disait quand il écrivait cela? Croyait-il ce qu’il disait quand il répétait encore : « Vous comptez passer à la postérité avec cette œuvre ? -Non, au restaurant du coin » ? Ou s’agissait-il d’une posture, d’un pied de nez mimant l’indifférence désinvolte comme savent si bien en faire les « artistes » ? Il faut être très clair sur ce sujet: non seulement Castellani croyait ce qu’il disait, mais il est l’un des rares écrivains à envisager la possibilité que son œuvre demeure totalement inconnue. Et il l’envisage parce qu’il peut l’envisager sans sombrer dans le ressentiment et l’amertume, ou la folie. Il a identifié les causes du relativisme moderne et du retour du paganisme mythologique dans leurs plus profondes racines ; ce faisant, il a compris que le monde n’avait jamais toléré quoi que ce soit de vrai de son plein gré, et que, selon toutes probabilités, il n’allait pas changer tout à coup, bien au contraire.
Castellani ne prétendait pas être “original” lorsqu’il rappelait les paroles du Christ. Il demandait seulement qu’on les entende vraiment, ou qu’on les déclare nulles et non avenues à tout jamais.
Dr. Cascabel: –Quelle est l’attitude de Castellani face aux catastrophes du monde moderne ?
A mon avis, l’attitude de Castellani est fondamentalement paulinienne, c’est-à-dire qu’elle correspond à ce que doit être l’apostolat apocalyptique : si nous avons la certitude que la Vérité sera victorieuse (c’est notre Espérance), il importe que nous nous comportions comme si elle ne devait jamais l’être (c’est notre Foi et notre Charité). Sinon, pourquoi ne pas rester dans un hamac à regarder des bonnes vidéos en attendant le Jugement Dernier, comme disait le même Saint Paul?
Une autre « leçon » de Castellani se trouve dans la nécessaire et très urgente conversion du désir. Car, contrairement aux croyances du scientisme triomphant et de la paresse intellectuelle qui le propage, on ne peut rien connaître sans passion. On ne peut accéder à quoi que ce soit de vrai si l’on n’a pas, d’abord, infiniment soif. La distance entre « savoir » et « savoir de toute son âme », soulignée par Gustave Thibon, est presque infinie. C’est dans cette distance que Castellani évolue, c’est dans cet espace – où souffle à sa guise l’Esprit Saint – qu’il vient nous chercher, nous provoquer, tandis qu’il subit lui-même toutes les conséquences de son baptême. Citons le Psaume 41, qu’aimait tant Saint Augustin : « Comme un cerf altéré cherche après les sources d’eau vive, ainsi mon âme a soif de toi, ô mon Dieu ». Dans l’un de ses merveilleux articles, Castellani rappelle qu’il est absolument inutile de répondre à ceux qui ne témoignent pas de cette avidité cognitive, de ce désir viscéral de connaître qui se heurte au Mystère.
Or, en dépit de toutes les “réponses” pratiques que notre monde apporte, les questions essentielles de l’homme n’ont absolument pas bougé dans notre ère (cette ère que certains appellent pompeusement l’anthropocène, alors qu’il faudrait plutôt l’appeler l’anthropobscène); elles demeurent aussi simples, aussi frustres, aussi vexantes, qu’au Magdalénien : qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Pourquoi vivre ?
Aux yeux de Castellani, il ne fait aucun doute que l’homme moderne, devant ces questions, se retrouve paradoxalement plus démuni encore que ses ancêtres. Nous voyons comme il en est réduit à miniaturiser sa détresse par le langage en l’appelant « stress », pour soigner ensuite ce « stress » avec des pilules, des vacances aux Antilles, des techniques de « méditation », des divertissements culturels et technologiques, etc. Vous remarquerez avec quelle facilité le “culturel” se laisse peu à peu absorber par le “technologique”, précisément parce que l’objectif n’est plus l’élévation de l’âme ou la formation de l’intellect, mais leur abolition pure et simple. Citons Castellani lui-même : « La charité et l’art de vivre ensemble ont régressé dans le monde à proportion que la technique y progressait ; et au bout du compte, l’homme moderne se retrouve prisonnier d’une terreur semblable à celle de l’homme des cavernes. C’est pourquoi tant de gens tentent de noyer l’invisible angoisse qu’ils portent en eux dans les eaux mouvantes de tant de diversions nommées « culture ». Et plus fébriles, plus exaltées, plus excitantes elles sont, mieux c’est. Qu’ils les nomment comme ça leur chante. Pour ma part, j’appelle ça « siffler dans le noir ». Ce qui, on le sait, n’a jamais éclairé personne ».
Disons que Castellani voyait tout à la lumière des fins dernières. Il s’étonnait de la façon dont les hommes étaient en train d’oublier, – jusqu’à la complète amnésie -, de s’inquiéter de la finalité de l’existence et de la Création. Ce pourquoi il prédisait que leur désespoir n’allait cesser d’augmenter, au point de frôler la démence et la crétinerie volontaire. Et force est de constater qu’il avait raison. Avec l’inflation des dispositifs et des appareillages technologiques, le niveau général est en train de descendre en-dessous de celui de Cro-Magnon ; je ne crois pas qu’il soit exagéré d’affirmer que la majorité des hommes actuels sont non seulement moins conviviaux, mais moins créatifs et moins intelligents que les peintres de la grotte Chauvet. Tout cela n’aura qu’un temps, naturellement…
Dr. Cascabel: –Quels ont été les rapports de Castellani avec la psychanalyse ?
Passionné par les travaux sur la psychologie, il a tenté de faire valoir le point de vue chrétien sur les dérèglements de l’âme humaine (désormais réduite à la “psyché” et au “cerveau”). Mais il se méfiait tout autant des freudiens que des anti-Freud: des premiers, parce qu’ils dogmatisent et font une religion à partir d’hypothèses qui doivent être examinées scientifiquement; des seconds, parce que rien ne chiffonne l’orgueil de l’homme et sa prétention à la souveraineté comme la remise en cause de la sacro-sainte autonomie de ses désirs. Castellani avait très bien vu que le freudisme allait servir à manipuler les hommes, et que les mensonges que nous entretenons sur nous-mêmes se serviraient de cette manipulation pour rejeter la pertinence de ce qui les remet en cause.
Dr. Cascabel: –Quelles sont les idées de Castellani ?
Elles découlent toutes de la tradition des Pères de l’Eglise et de son interprétation des Évangiles, ou plutôt de l’Évangile de Jésus-Christ, comme il a titré l’un de ses meilleurs ouvrages. Mais au lieu de parler d’idées, je préférerais parler d’existence. Robert Musil disait que, dans notre monde, ce n’était pas les idées qui manquaient, mais les hommes pour les vivre. Jamais il n’y a eu autant de savoirs disponibles et jamais les savoirs se sont si peu incarnés dans des vies réelles, en chair et en os, en sueur et en sang. Je pense qu’en son temps, Castellani faisait déjà partie d’une espèce en voie d’extinction : il était de la race de ceux qui vivent leurs « idées », qui les incarnent jusqu’au bout, sans tricher, pour le meilleur et pour le pire.
Castellani le répétait à ses frères jésuites et aux fidèles de l’Eglise : le christianisme n’est pas un système d’idées; le christianisme possède une doctrine particulièrement cohérente, mais il est d’abord et avant tout intériorité. Ses dogmes, aussi puissants et vénérables qu’ils soient, ne sont rien s’ils ne sont éprouvés et vécus personnellement dans la rencontre charnelle, vivante et toujours déchirante, avec le Modèle Christique.
Pour Castellani, le problème n’est pas de croire à l’existence de Dieu (théologie) ni même d’agir en chrétien (morale), mais de vivre selon le Christ. Et il a vécu ce qu’on appelle une vie chrétienne avec une intensité peu commune. Ses écrits et ses réactions aux terribles épreuves de sa vie nous montrent qu’il était extrêmement conscient des exigences de l’Évangile ; c’est la vigueur de ces exigences et de la vision qu’il en avait, maintenues envers et contre tout, qui le rendait à la fois si particulier et si répugnant aux hommes d’alors ; et peut-être plus encore à ceux d’aujourd’hui.
Il faut le dire: le saint n’est jamais en odeur de sainteté. « Je me suis humblement fourré dans le camp de cet idéal chrétien, celui des saints d’antan » écrivait-il en essayant d’expliquer l’origine de toutes les avanies qui lui tombaient dessus. Son attitude entière, ardente, orthodoxe et agonique (au sens de lutte suprême) est la raison pour laquelle j’ai intitulé cet ouvrage « Le Verbe dans le sang ». Castellani assumait pleinement le fait de puer Dieu par tous ses pores. Toute son existence, il a souffert de se sentir au-dessous de cet idéal de sainteté qui l’habitait, mais il n’a jamais mis de l’eau dans le vin du Christ.
Dr. Cascabel: –Peut-on dire que Castellani est un écrivain violent ?
Au regard des catégories qui sont les nôtres, indéniablement. Violent, féroce, et même épouvantable: “Voici ce qu’il faut bien comprendre : le Christianisme n’est pas fait pour consoler, mais pour épouvanter. La consolation, il la donne après l’épouvante. Faîtes passer le mot”. (Sans Eloquence, ni Dialectique, Leonardo Castellani).
La Vérité est épouvantable pour la violence, car la violence ne supporte pas d’être violentée. Mais la Vérité lutte contre elle, et comme l’a dit Pascal, c’est un combat à mort.
Puisque nous avons parlé de race, un romancier français a écrit que Saint Paul appartenait à « la race de ceux qui jettent des pierres ou qui les reçoivent ». S’agissant de Paul, la formule est particulièrement heureuse, et elle est aussi valable pour Castellani. Bien sûr, il y a une différence abyssale entre jeter des pierres et en recevoir, entre être un persécuteur et un persécuté ; c’est une différence infinie au niveau du salut individuel, mais nous voyons chaque jour combien la propagation d’un idéal d’indifférence et de confort nous fait perdre de vue qu’il n’existe pas d’autres alternatives que celle-ci. Les gens se déracinent peu à peu de leur propre vie en pensant qu’ils échapperont au Jugement : or cette abstraction est le contraire de la vie, et elle est d’ores et déjà jugée.
Et cela ne concerne même pas la religion, voyez-vous. Cela concerne des vertus élémentaires dont le nom est aujourd’hui galvaudé, telle que l’honnêteté, la véracité, ou la sincérité par exemple. Ou la radicalité, que nous avons pris l’habitude d’associer à des conduites barbares et superficielles – d’autant plus barbares qu’elles sont le fruit d’âmes superficielles – et cela pour ne pas voir notre propre superficialité, souvent plus vertigineuse encore. Rien n’est plus instructif que la façon innocente et décomplexée avec laquelle nous désignons les soi-disant ennemis de « La Civilisation » sous les termes d’ « intégristes » et de « fondamentalistes » : de la part de sociétés ou d’individus qui manquent totalement d’intégrité et de fondements, ça ne manque pas de sel…
Lorsque Georges Bernanos disait que le monde moderne est un vaste complot contre toute espèce de vie intérieure, il avait raison, mais sa magnifique formule le rendait légèrement complice d’une forte tendance du monde moderne à désigner l’origine de nos maux dans des causes extérieures. Le « Système »,- dont je ne nie pas la réalité -, est ainsi devenu une gigantesque excuse, un formidable alibi pour notre absence de volonté et nos comportements les plus répréhensibles.
Il ne faut pas se voiler la face : beaucoup d’êtres humains, sinon la plupart des hommes, se satisfont très bien d’une existence réduite aux remous de l’ignorance collective. Leur propension à se laisser creuser par la vision de leurs propres fautes et par le repentir qui s’ensuit est plus que modérée, quasi nulle ; voyez-vous une autre explication à l’enflure des droits et du ressentiment procédurier auquel nous assistons ? Or la capacité à intérioriser une douleur ou une humiliation est l’intériorité même.
Castellani s’est beaucoup plaint des traitements qu’on lui infligeait, mais il s’est aussi beaucoup tu à leur sujet. Je suis rempli d’admiration devant l’alacrité de certains de ses textes, pourtant composés à des périodes d’une extrême dureté.
Dr. Cascabel: –Quels sont les rapports du Pape François, argentin issu de la Compagnie de Jésus, avec l’œuvre et la figure de Castellani, “jésuite rebelle” argentin ?
Il dit l’apprécier, comme il dit apprécier Léon Bloy. Je ne peux pas m’exprimer pour Bloy et Castellani, mais il y a des raisons de douter de la réciprocité de ce sentiment. Castellani avait prévu que les mauvais jésuites qui l’ont condamné finiraient par le « récupérer » après sa mort. Sans tirer aucune leçon de leur conduite à son égard, naturellement [3].
Maintenant, on peut se demander ce qu’aurait pensé Castellani de la façon dont la tête de l’Eglise entend poursuivre aujourd’hui sa mission de « sauver et rénover toute créature, afin que tout soit restauré dans le Christ, et qu’en lui les hommes constituent une seule famille et un seul peuple de Dieu [4] » ? Avec sa causticité habituelle, il aurait sûrement dit que quand la tête est trop loin des pieds, elle ne peut guère aller bien loin.
Les actions et les propos du ¨Pape actuel, pour ce que j’en sais, l’apparentent à l’esprit du péronisme argentin plus qu’à l’esprit de Saint Pierre. Cette sorte de « pharisianisme éclairé » qui ronge une partie des autorités ecclésiastiques jette la Charité dans la philanthropie et la Vérité aux oubliettes. Si le sujet n’était pas si grave pour l’Eglise, je pourrais dire qu’avec le Pape François nous assistons non pas à une révolution franciscaine mais à une sorte de « révolution françoise »…
Dr. Cascabel: –Peut-on dire que sa vision était pessimiste ?
« Vous êtes pessimiste ! » : c’est la sempiternelle accusation pavlovienne portée contre ceux qui vous réveillent d’un bon coup de poing sur le crâne. « Pourquoi ne pas nous avoir laissé dormir! ». Pourquoi, en effet ? Serait-ce parce qu’il y a le feu dans la maison? Serait-ce parce que vos rêves, vos désirs, vos fantasmes, et surtout vos mensonges, n’engendrent que des monstres ?
Castellani est un signe de contradiction au « désenchantement du monde » ; il ne cesse de rappeler que si nous ne pouvons plus diviniser la nature (ce dont beaucoup de néo-païens, mythifiant les mythes, se lamentent), c’est que Dieu lui-même est venu dans le monde dans la Personne du Christ, nous laissant une Espérance autrement plus exaltante que le ciel absurde et clos de l’antiquité, “plein de bruit et de fureur, et ne signifiant rien”… Ce qu’il faudrait enfin commencer à reconnaître, derrière tous les faux optimismes progressistes et la cohorte de pathologies qui nous cernent de plus en plus près, c’est ce désespoir fondamental auquel l’humanité est livrée en dehors de l’espérance chrétienne. Il ne peut en être autrement quand nous refusons l’Au-delà qui nous est offert pour transférer toutes ses promesses ici-bas. La quête du Paradis sur terre est un avant-goût de l’enfer.
Dr. Cascabel: –Mais n’y-a-t-il plus rien à espérer des hommes ?
Mon cher Docteur, il n’y a pas et il n’y a jamais eu à espérer quoi que ce soit des hommes, ni à croire en eux, pas plus qu’il n’y a à « croire en nous ». Il y a à aimer Dieu de toute son âme, et à aimer son prochain comme soi-même. Et quand les bras nous tombent, nous devons continuer à penser que tout homme digne de ce nom cherche à se réveiller. Même celui qui semble profondément endormi. « Le somnambule cherche le réveil dans le cauchemar » disait génialement Chesterton : cela suppose en chaque homme, même le plus vil, même le plus tiède, une irréductible aspiration à la lumière ; et la lumière se fera de toute façon, qu’on le veuille ou non… Au cauchemar qui nous menace, préférons les livres qui nous réveillent d’un uppercut ou d’un crochet du droit : mieux vaut perdre ses illusions que son âme.
Notes:
[1] En 1949.
[2] Dans sa préface à « Cosmos et Gloire », Paul Claudel en disait autant de la vie de l’infortuné Albert Frank-Duquesne.
[3] Citons ce passage d’un texte de 1954, – Lettre à Barletta -, que j’espère bien publier dans un prochain ouvrage : « Lorsque j’étais novice et que le Maître nous faisait lecture de la règle de Saint Ignace : « Il faut mourir au monde et à toutes les choses », mon cœur se glaçait d’effroi. (…). Etant sorti de la Règle de Loyola, il ne manque plus que je meure au monde et à toutes les choses – ce que je suis prêt à faire à tout moment – afin que mon existence s’achève comme un hymne à la foi et que mon expulsion devienne l’un de ses vigoureux révulsifs dont la Providence a le secret pour faire advenir une aussi louable apothéose ; après quoi les jésuites, en toute sérénité et quiétude d’esprit, pourront tirer profit de mon cadavre. Ce dont ils étaient empêchés lorsque j’étais en vie ! ».
[4] Concile Vatican II Décret sur l’activité missionnaire de l’Église « Ad Gentes », § 1