La clé et le crochet de serrure, par Julio Camba (1882-1962)

 

Il faudrait faire une loi qui, pendant de nombreuses années, interdirait absolument le progrès matériel de l’Humanité, et au nom de laquelle on pourrait pourchasser tous les chercheurs de laboratoire, comme on pourchassait les sorcières au Moyen Âge. De cette manière, un certain avantage serait donné au progrès moral qui, comme on sait, est toujours beaucoup plus lent que le progrès matériel ; et le déséquilibre entre l’un et l’autre cesserait d’engendrer ces conséquences catastrophiques qu’il connaît à notre époque.

Oui, messieurs. Je fermerais tous les laboratoires, parce que je crois que tout ce qui se passe dans le monde aujourd’hui n’est rien de plus que le résultat de l’énorme disproportion entre ses valeurs matérielles et ses valeurs spirituelles. C’est bien beau de maîtriser les forces de la Nature, mais il s’agit d’abord de maîtriser ses passions – sinon, l’homme n’est qu’un chimpanzé auquel on a donné une mitraillette.

Je sais que je n’arriverai à convaincre personne. L’homme actuel, gonflé à bloc par les avancées matérielles dont il jouit, et les considérant comme l’expression de son progrès intellectuel et moral, s’imagine vivre dans un siècle bien supérieur, par exemple, à celui de Périclès ; mais l’un n’a absolument rien à voir avec l’autre. Pour ma part, j’ai vu plus d’un singe faire du tir et du vélo, conduire une automobile et se servir des inventions modernes comme n’importe quel citoyen de New York ou de Chicago, et cela n’a guère amélioré ma vision des singes, ni sensiblement aggravé celle que je m’étais faite des New-yorkais ou des Chicagolais.

Je suppose que tout le monde sera d’accord avec moi pour dire que, tant que l’homme ne sera pas un demi-dieu, il sera extrêmement dangereux de remettre entre ses mains la clé des éclairs et des ouragans ; mais la question n’est pas celle-ci. La question est qu’il y a déjà des personnes qui lui attribuent certains dons semi-divins du fait qu’il a en son pouvoir, sinon précisément cette clé, du moins un crochet de serrure qui la remplace. Or je pense tout le contraire, c’est-à-dire que le crochet de serrure des éclairs ne sert à l’homme qu’à mettre sa triste infériorité en évidence.

Il ne fait aucun doute que les anciens avaient une conception de l’harmonie et de l’équilibre du monde bien plus élevée que la nôtre. Ils savaient très bien quelle sorte d’avancées élevait notre condition et nous rapprochait de Dieu, comme ils savaient très bien quelle autre sorte d’avancées était plutôt le produit de pactes avec le diable. Certaines des inventions sur lesquelles repose notre civilisation viennent de la première sorte ; mais il y en beaucoup d’autres qui viennent de la seconde – et ce sont des avancées que les anciens, incontestablement, n’auraient jamais permises.

 

Julio Camba

“LA LLAVE Y LA GANZÚA”
Febrero de 1940

 Traduction Erick Audouard