Dire simplement ce qui est devient un exercice de haute voltige. Constater est condamnable, observer vaut contravention. On lynche comme on lunch, en tapant à la machette sur les doigts de celui ou celle qui ose emboucher les vilains mots, les mots tabous, les mots qui s’obstinent à désigner les choses dont on refuse d’admettre l’existence. Ce qui est surprenant, ce n’est pas que la meute se déchaîne contre un seul, mais que les hommes soient en train de se rendre la vie impossible en niant tout ce qui rend la vie digne d’être vécue. Dans le championnat des choses inadmissibles, il semble que les races remportent la palme. Il y a beaucoup de racisme dans l’inconscient anti-raciste et il y a beaucoup de manipulation dans l’anti-racisme conscient, mais ce sont des phénomènes secondaires, et ce n’est pas ce que je veux souligner ici. Je veux souligner une tendance en pleine expansion, qui est la rage de nier. Cette rage prend sa source dans une vision totalement désespérée de la nature humaine. D’où vient que tant de gens se soucient peu de perdre leur sang-froid pourvu qu’ils contredisent les faits ? Il suffit de tendre l’oreille. Derrière la rage de nier, gronde l’antique révolte de l’homme contre sa condition de créature.
La dégénérescence de tout en idéologies est le signe de cette révolte qui s’acharne à réduire l’univers à des oppositions fictives et irréconciliables. La perversion de la logique est son arme favorite : si vous soutenez que l’Esprit souffle où il veut, vous risquez de passer pour un adepte du spiritisme; si vous avez un idéal, vous êtes automatiquement taxé d’idéalisme. Doit-on rappeler qu’on peut affirmer que les races existent sans être raciste pour autant, comme on peut affirmer que la lune existe sans être pour autant lunatique?
Bien sûr, les sentiments qui agitent les scandalisés de tous bords sont aussi nobles les uns que les autres : ils crient à l’exclusion et à la discrimination ; tout ordre imposé les révulse, à commencer par celui de la Providence, une Providence qui leur paraît si injuste qu’ils souhaitent en abolir les caractères les plus « choquants » : puisque le métissage et la technologie ne vont pas assez vite dans cette direction, on s’en prend au langage ; on le châtre comme un chien pour qu’il ne fasse pas de bêtises. Le problème, c’est que le langage est d’une docilité infinie et que la réalité ne l’est pas ; quand on la traite sans égard, elle peut même être assez chienne. Vous aurez beau éradiquer le mot guerre du dictionnaire, vous n’éradiquerez pas les tempéraments bellicistes ; en revanche, votre éradication belliqueuse risque de multiplier les casus belli. « Soit aveuglement profond qui ne voit plus l’évidence, soit indomptable opiniâtreté qui ne saurait la souffrir… », disait Saint Augustin. Si un inspecteur dans une affaire de meurtre oubliait l’évidence et commençait à douter du vocabulaire, il ne pourrait tout simplement pas désigner le coupable : coupable est trop coupant, coupable sent trop la guillotine, et notre bonhomme devrait attendre le résultat des commissions de police sémantique pour mettre les menottes aux poignets de l’individu nouvellement baptisé.
Les Précieuses du XVIIème siècle avaient une faculté d’indignation qui rappelle la nôtre. Leur talent consistait à excommunier les termes réalistes qui éveillaient des images désagréables dans leurs esprits subtils. Charogne, vomi, balai désertèrent les salons, mais aussi les dents, qui devinrent les ameublements de la bouche. Molière fit le nécessaire en son temps pour échapper à cette épuration ridicule. Il savait qu’il aurait toujours besoin de ses dents pour s’empêcher de vomir, et il savait qu’en cas d’échec, un bon vieux coup de balai serait bienvenu.
Les nouveaux diktats sont moins inventifs que ceux du Grand Siècle. Ils sont aussi plus destructeurs. Un nombre croissant d’hypothèques morales s’abattent sur la conversation comme des corbeaux sur un cimetière. La joie spontanée se tétanise, les élans gratuits sont retenus, la parole franche et sans calcul rejoint le patois de nos ancêtres. Personne n’ose plus nommer quoi que ce soit, car nommer c’est risquer de confondre des êtres avec leurs conditions misérables. Personne n’ose plus se réjouir de rien, car se réjouir c’est risquer de manquer de solidarité avec la foule des souffrants. Plus ça va, plus notre âme ressemble à la dette insolvable de nos Etats : comme nous ne pourrons jamais payer tout le mal que sommes susceptibles de faire, nous remboursons des intérêts imaginaires en nous interdisant de reconnaître le bien. Je suis convaincu que la bestialité, la stérilité et l’immense découragement du monde moderne viennent pour une large part des efforts que nous fournissons pour ressembler à des anges, c’est-à-dire à des êtres innocents, sans chair et sans péché.
Cet orgueil malheureux devrait songer à retrouver des proportions plus modestes. Tous ceux qui s’offensent des limites naturelles ne font aucun crédit à la vie. Un peu de confiance ne leur ferait pas de mal. Les joies qu’on peut éprouver dans la simple gratitude d’exister surpassent toutes celles que procure la possibilité d’être autrement. Il y a quelque chose de merveilleux dans le fait que les hommes naissent blancs, noirs, jaunes et rouges, plutôt que vert-de-gris, ou tachetés comme des léopards, ou à rayures comme des zèbres. De même, il y a quelque chose de profondément réconfortant à l’idée que l’humanité ait été divisée avec soin en masculin et en féminin, au lieu d’être abandonnée à l’errance des changements de sexe comme les huîtres.
Mieux vaut apprendre qui on est que crever d’envie d’être ce qu’on ignore. Il est bon de vivre et il est bon d’avoir une âme humaine dans une enveloppe humaine. Le bien est là, le vrai est là, et quelle que soit la fureur de son refus, quelle que soit sa rage de nier, la créature demeure façonnée dans la glaise à la ressemblance de Dieu.