Touristarium


Le vain travail de voir divers païs

Aporte estime à qui vagabond erre,

Combien qu’il perde à changer ciel, et terre,

Ses meilleurs jours du tems larron trahis 

Maurice Scève



 Parlons des migrants.
Des vrais migrants, des migrants nocifs, des migrants horribles de notre ère horrifique, ceux dont, chaque jour que le désert progresse, la race pullule et se répand dans une unanimité de mort. De cette race, tout a été dit, sauf l’essentiel, à savoir qu’elle est le châtiment et non le crime qu’elle châtie. Quel crime ? Le crime d’avoir tué l’Esprit pour la lettre, le crime d’avoir lâché le Sens pour sa momie. Un fléau vient toujours après la semonce, et le fléau c’est lui, le touristicus gregarius, fils de la foule et des droits de l’inhumain. Essentiellement agglomérable et glutineux, on le reconnaît à ce qu’il propage sa peste avec la quiète sécurité des ravageurs collectifs. Les nuées de criquets exterminent les cultures, lui s’abat sur la culture, pour n’en faire qu’une bâfrée. Souventes fois, il blablatte et stridule de par tout son appareillage embarqué dont il exhibe volontiers les glyphes sonores afin de ciseler dans le crâne de son voisin le profond respect que lui inspire la haine. Sa durée de vie atteint les 75 ans, voire pire. Il n’a, hélas, aucun prédateur naturel. Bien que son morphotype l’apparente à tout le monde et que son incontournable destin soit le tas, il continue d’arborer son ombilic comme s’il s’agissait de la huitième merveille du monde. Malgré la déferlante évidence du contraire, il se pense unique en son genre. Son penchant pour l’accrétion n’a d’égale que la fatuité froide avec laquelle il s’autorise à polluer monuments et musées de sa cessité palpeuse. Là où le touriste passe, l’art trépasse.

 La Rome antique fit la culbute bien avant que les barbares ne l’envahissent. Son sac acheva une violente décadence qui refusait l’éclosion d’une vérité d’une douceur inouïe. Tout aussi sourds au Verbe que leurs ancêtres païens, nos barbares actuels viennent d’abord de l’intérieur. L’incapacité d’habiter leur propre langue en a fait ces sempiternels ambulants du Logos qui s’en vont grossir les hordes d’abrutis alloglotes déversées comme une vidange par des colonies de bus macrocéphales au cœur des vieilles cités. Impossible de leur échapper. Telle la goutte d’encre colorant la masse d’eau, leur moelleuse désespérance souille l’entièreté du milieu qu’elle pénètre ; conformément aux lois de diffusion de la matière, leur désir d’indéfiniment perdurer dans un état de conscience larvaire se diffuse à l’entour, déprime l’oxygène, désole l’azote, suffoque l’élan.

 Les camps du Pas-de-Calais vous émeuvent, les roumains bidonvillesques vous scandalisent ? Ils sont plus pardonnables que la goinfrade pécarine des visiteurs muséaux, moins assassins que l’insalubrité et les flots d’immondices spirituels dont les touristes empuantissent et conchient tout espace livré à leur avidité. Qu’il est loin de temps où Hilaire Belloc arpentait à pas de géant, piéton d’Europe, les profondeurs du catholicisme occidental ! On pouvait voyager, alors. On ne peut plus. Partout, les villégiatueurs imposent la villégiaturie. Par un de ces coïts des ténèbres dont elle a le secret, la Plus Basse Epoque a mis bas ce monstre, cette tarasque polycéphale à casquette et bermuda qui perpètre attentat sur attentat, à la pudeur, à l’honneur, à la splendeur : le terrotouriste.

 M’étant retrouvé récemment à Venise, au milieu des fluences et des coulures terrotouristiques qui la gloutissent bien plus que les eaux lagunaires, j’ai pu constater à quelle extrémité d’ignominie certaines terres émergées sont aujourd’hui réduites. Offertes à la profanation payante et au viol concessible, la plupart des églises vénètes sont officiellement déconsacrées, interdites de messes et d’offices. Il faut écouter ce terme, en tirer les conséquences. Le déconsacrement effectue la phase terminale de ce qu’on appelle encore « crise » pour s’obstiner à ne pas comprendre quelle bascule abyssale nous agit. Une civilisation millénaire entend supprimer sa vocation des registres baptismaux, ne devoir hériter d’aucune grandeur, s’affranchir de tout esclavage qui ne soit pas au néant. Le tourisme est le véritable triomphe de l’homme déconsacré.

 On a vu touristicus et sa femelle à l’Accademia, dans les salles du Correr, en quête des  jouissances promises, – lui flairant les toiles avec le même espoir de bander qu’un eunuque prostatique rue Saint-Denis, elle comparant les avantages d’être impeignable et vivante avec ceux des dames peintes et décédées. Ils avaient beau lire les guides, beau s’entuber l’ouïe de vocalises enregistrées, leur libidomètre permanait à zéro. On les a recroisés quand ils rentraient à l’hôtel, en masse, le longs des canaux navrés. Manifestement, les affairissimes s’étaient fait la Sérénissime, et ils terminaient leur parade fornicatoire par des pontes abjectes, ramdam, flashs, caquetterie à tous crins. On ne les a pas suivis dans leur chambre car on sait avec quelle aisance, en tous lieux et en toutes fosses, ils glissent du pilotage au pelotage automatique ; on sait que s’emmanchèrent leurs opinions et leur estimation phlycténique de l’esthétique au kilomètre ; on sait qu’au stupre du pittoresque s’aboucha l’oukaze orgastique et que la triviale insipidité des commentaires, à coups de reins, pistonna les bouffissures d’ego ranci. On sait aussi que sur l’oreiller, quand vient le soir, certains éprouvent le besoin de feuilleter des brochures qui les sédatent en leur expliquant que les artistes « ont toujours résisté à l’oppression des dogmes religieux ». Si les plus grands chefs-d’œuvres prirent l’apparence de Madones et de Saints par milliers, si la plus grande fécondité surgit sous les autorités papales, n’y voyez qu’un hasard, une coïncidence, la congruence somme toute bénigne du talent et de la vénalité. L’école vous l’avait appris, ô mes tourtereauristes, mais ce refrain, vous l’appréciez plus que d’autres, car il vous baratte suavement l’incomprenette. Par surcroît, afin de donner le ton et de prévenir les effets secondaires qu’une trop longue exposition aux radiations orthodoxes serait susceptible de provoquer, le mécénat du non-être veille à déposer, ça et là, au pied d’un palais, dans un cloître, au cœur d’une nef, des excrétions contemporaines d’une ostentatoire et plaidoyante nullité: menstrues coagulées de quelques sagouines nordiques, mouscaille enluminée à la feuille d’or ou colonne de purin tartie telle quelle d’un côlon pakistanais. Ces bornes rappellent la démocratique injonctivité des consignes : il n’y a pas de début, il n’y a pas de fin ; il n’y a qu’une Evolution qui culmine avec Nous ; rien n’est transmis par personne ; nul Règne, nulle Puissance et nulle Gloire ne reviennent à quiconque, sinon à la Bêtise seule, au Multiple Individu et à son vide agrégatoire. Ayant brossé cette prière avec leur dentifrice, le couple entouristé, avant minuit, ronfle en paix.

 Pour prendre toute la mesure du plain désastre, il faut l’observer à la Scuola di San Rocco, quand il lève ses creux orbites vers les plafonds du Tintoret. Rappelons qu’ici, dans la fièvre de trente patientes années, le peintre Jacopo Robusti s’échina à mettre en image les grands épisodes bibliques, ce qui signifie qu’il proféra en fresques l’idéal harmonieux que la vie haletante, fragmentaire, la vie troublée, languide et coléreuse, entend parfois palpiter en son sein de façon confuse. Au flambeau de la sainte perspective et de l’eschatologie fulgurante de ses points de fuite, le peintre voulut montrer combien, de siècle en siècle, depuis le péché d’Adam jusqu’à la Passion du Christ, sans cesse trahis, sans cesse bafoués, les dix commandements sont en marche. Dans ces tableaux, miroirs doués de mémoire, il a représenté l’histoire immense de ce combat où se révèle la signification torrentielle, le message prophétique et diluvien sous lequel les hommes titubent, quand ils ne le fuient pas sous les plinthes, quand ils ne s’éparpillent pas aux tréfonds des interstices sociaux comme des blattes lucifuges. A coups d’apparitions, il Tintoretto a brisé la voûte du souterrain mondain où, prisonnier de l’espace-temps, l’homme exilé s’étouffe ; son grand amour a tant travaillé que le feu ruisselle et que l’eau flamboie : à San Rocco, des cieux déchirés et grands ouverts, miséricordieuse, la manne abonde sur l’espèce humaine.

 Confronté à l’altitude de cette vision, que fait le touriste, ce suricate à la nuque raide, étonné d’être encore sur deux pattes malgré tant d’efforts pour sous-vivre à quatre ? A-t-il le vertige ? S’inquiète-il ? Connaît-il un début de torticolis ou le frémissement d’une tristesse ? Perçoit-il son erreur à n’exister que pour foutre et s’en foutre où qu’il aille ? Commence-t-il à écouter l’appel, le transport, la délivrance, la chance d’orienter son regard vers Celui qui est ? Il n’a pas même encore ouvert les yeux que, véhémentement, une petite prothèse numérique est projetée à bout de bras afin de capter à leur place la lumière qui pleure d’en haut et qu’il n’a aucunement l’intention de sentir. Pauvre amputé de cœur et d’âme, pense-t-on alors avec pitié avant de comprendre qu’il cherche à l’éteindre pour toujours, la lumière, et jusqu’à sa réminiscence. Car champion du rien, le touriste ne se déplace pas pour rien : il se meut pour ignorer à fond ce qu’il aurait pris le risque insensé de connaître un peu en restant chez lui. Jamais le touriste ne se recueille, jamais ne contemple : il photographie, c’est-à-dire qu’il annule dans l’œuf la possibilité de toute contemplation, qu’il inhume son cadavre mort-né dans un tombeau de poche, qu’il la torréfie et la carbonise dans cet incinérateur instantané de toute grâce substantielle : avec un acharnement monotone, mécanique, programmé, il n’a son soûl qu’elle ne soit cendres. Il croit qu’il conserve des souvenirs, alors qu’il s’applique à oublier de vivre ce qui vaudrait la peine de se rappeler avoir vécu. Il croit dérober un trésor, figurer l’avare par excellence, les doigts crochetés sur son engin comme ceux d’Harpagon sur sa cassette, mais il échoue à dévier la signification au profit du vice ; on ne peut posséder ce qui ne se possède pas et qui, possédé, infailliblement pourrit. L’argent n’est pas fait pour faire de l’argent, non plus que l’art pour s’y complaire ; l’un symbolise l’échange, l’autre la remontée qui doit être la nôtre jusqu’au Principe absolu dont nous sommes issus. C’est ainsi.

 Si vous l’interrogez, peut-être vous dira-t-il qu’il trouve ça « juste beau ». Peut-être poussera-t-il l’audace jusqu’à dire qu’il aime la beauté. Mais il ne sait pas ce qu’il dit. Peu habitué aux transpositions phonatoires de l’Essence, que ses sphincters cognitifs expulsent dare dare par ailleurs, comme un poison mortel au relativisme dont il gloutonne à tous les repas, le touriste aime l’efficacité huileuse, la fonction qui fonctionne, l’indifférence qui stérilise et l’ennui qui rassure. L’enthousiasme, l’agenouillement et l’adoration de ce qui le dépasse n’entrent que modérément dans ses projets d’existence modérée. Ce qu’il lui faut, c’est une beauté qui n’exige pas, une beauté qui n’oblige pas, une beauté qui n’engage pas, autant dire : une laideur qui lui ressemble. Il hait le beau de façon si candide qu’il l’occit sans le savoir, ainsi qu’il respire. Son inconscient s’empale sur l’exécration de la beauté comme sur l’axiome central de son apostasie, le lemme majeur de ce reniement qui renie de toutes ses forces la connaturalité du beau avec le bien et le vrai. Pour le touriste, la beauté n’est ni charitable, ni véridique; elle n’a rien à dire : elle est mieux muette, comme une pute. Il tolère la morale, parce que la morale a son étroit cagibi et qu’il est loisible, tandis qu’elle demeure en compagnie des balais, d’éclabousser les autres pièces de son privilège à la fange et aux turpitudes, mais la sainteté qui traverse tout, pulvérise les parois, renverse les trônes et rassemble les vertus, la sainteté le dégoûte. Ses atomes y sont allergiques. Pour sa race, l’intolérable, c’est l’énormité unitaire du don de Dieu.

 Quittant les plafonds illisibles, notre létal tribulant fait ensuite un petit tour devant la Crucifixion et là, s’affale sur un siège pour reposer ses gros pieds pensifs. Fatigué, il tire la laisse qui le relie à son maître et d’un geste las, se prépare à réitérer l’opération. Cependant, devant lui, l’Agonie du Christ ne cesse pas. Elle l’attend depuis deux mille ans. Qu’on le veuille ou non, elle nous attend tous ; tous, nous jouons un rôle au pied de la Croix, et l’âme de chacun se fraie sa place dans un coin du tableau. Jean, Marie, Marie-Madeleine, ouvriers, prélats, soldats, foule des badauds, le peintre lui-même et… oui, même le touriste. Moment solennel. Il se redresse pour s’inscrire dans la scène et dans l’Éternité. Il écrase un rot, pointe son caméscope et zoome sur les plaies.

 Enfin, il sort. “C’est pas tout ça”, songe-t-il dans sa tête structurée comme un parking. De la même façon qu’il regarde chaque jour les actualités pour s’assurer que Dieu est bel et bien crevé, il vient d’enregistrer la défaite en lui de l’Offre divine et combien peu lui chaut l’éclair qui en fuse. Il cherche une porte, la pousse, se soulage. Finalement, un bon musée est un musée qui a des toilettes. Son mufle frétille à l’idée de retrouver son élément, les contingences, les accidents, le coût de la vie, l’insignifiance, tout ce qui pourra lui donner l’occasion de brouter son mesquin malheur quotidien sans la menace d’y repérer la présence d’une quelconque instance supérieure, fût-elle démoniaque. Satan n’en a plus pour longtemps ici-bas, mais il est heureux : les touristes sont ses derniers joujoux et il pourra les emporter dans sa chambre.