Notre époque se pense supérieure à toutes les autres époques. Elle se vante sans cesse de son degré d’évolution par rapport aux civilisations antérieures, et elle a parfaitement raison. Sa supériorité est incontestable. Elle possède la beauté de ces engins de chantier qui culbutent les immeubles décrépits. Car notre époque ose ce qu’aucune autre époque n’a osé jusqu’à présent : abattre tous les piliers des vieilles, trop vieilles communautés humaines. Ils sont en train de tomber sous nos regards, ces obstacles qui cachaient la lumière. Et avec quelle puissance d’accélération notre époque se livre à sa tâche ! L’un après l’autre, les interdits s’effondrent ; les frontières s’écroulent ; les anciennes contraintes sont pulvérisées, les traditions ébranlées, écrasées, concassées, terrassées, méticuleusement aplanies. Rien ne résiste à cette machine dotée d’un grande lame frontale et progressant sur les chenilles du désir effréné.
C’est un bulldozer géant à l’assaut d’une cathédrale désuète.
Parce que notre époque a le courage d’en finir une fois pour toutes avec l’obscurantisme, les phénomènes les plus novateurs se mettent à fleurir un peu partout. Des initiatives encore jamais vues s’épanouissent avec audace. La femme incommodée par la poussée d’un embryon s’en débarrasse comme d’une tumeur bénigne, – avec toute l’efficience médicale requise. La femme pauvre a l’opportunité de louer son ventre à la femme riche qui souhaite éviter les vergetures de la grossesse. Le célibataire peut s’acheter des enfants du Tiers-Monde qui ne peut pas les nourrir. L’homme qui ne n’a pas de travail en tant qu’homme trouve un débouché en tant que femme. Le mendiant qui n’a que ses yeux pour pleurer découvre qu’en les vendant, il fait double profit : beaucoup d’argent, plus jamais de larmes! Et combien d’autres qui font fortune en cédant un rein ou un poumon ? Le désespéré trop douillet pour se tirer une balle dans le crâne et l’incurable qui craint les effets d’un suicide mal conçu n’ont qu’à joindre le technicien assermenté qui se précipitera pour injecter dans leurs veines une substance aussi létale qu’indolore. Et que dire de la mère qui, dès à présent, se fait inséminer le sperme de son fils homosexuel pour lui offrir la chance d’être père ?
L’inceste d’amour, la mort de confort et la liberté de disposer de ses organes sont enfin reconnus. Les tabous qui couvraient ces droits légitimes, la maltraitance que leur infligeaient les forces de l’inhibition, s’en vont rejoindre au magasin des antiquités le souvenir odieux des tyrannies ancestrales. Le monde respire, – un monde neuf, grand ouvert sur l’avenir. On nous dira que le cannibalisme et la pédophilie souffrent encore de préjugés défavorables; c’est exact, mais soyons confiants: comme tant d’autres superstitions plus ou moins enracinées, fruits de scrupules médiévaux, quelques coups de tractopelle et un bon raclage devraient bientôt en venir à bout.