Les enfants de Madame Bovary



Je m’aime un peu… 

beaucoup… 

passionnément… 

à la folie… 

pas du tout !


« Le moi est haïssable » disait Blaise Pascal. « … si le moi est haïssable, alors aimer son prochain comme soi-même devient une atroce ironie », rétorqua Paul Valéry. Que s’est-il passé en trois siècles pour que nous en arrivions à une telle contradiction ? Manifestement, Pascal et Valéry ne parlent pas de la même chose. Leurs « moi » ne sont pas identiques. Mais la question demeure : qu’est-ce qui est aimable et qu’est-ce qui est haïssable ?

Un extraterrestre qui voudrait se faire une idée du monde moral humain trouverait sans doute étrange notre façon de parler de nos mœurs et de nos mentalités. S’il surprenait une conversation banale, au hasard de son enquête, il serait obligé de conclure que la planète Terre, fort engageante au demeurant dans sa partie visible, n’héberge qu’une multitude d’individus qui ne songent qu’à satisfaire leurs propres intérêts, en apparence. Des individualistes, des égoïstes, des nombrilistes, des narcissiques, des gens suffisants, arrogants, pleins d’importance, susceptibles, farcis d’amour-propre, et se distinguant par leur obstination à taper comme des sourds sur le délicat clavier de notre sensibilité : voilà ce que nous disons les uns des autres, voilà ce que nous entendons tout le temps à propos de mœurs et de mentalités, n’est-ce-pas, et nous pourrions difficilement reprocher au voyageur intergalactique de plier bagage illico pour aller chercher ailleurs un monde moral plus clément.

Il aurait peut-être raison de nous fuir, mais il aurait été trompé. Pourquoi ? Parce que nous faisons la même erreur que Paul Valéry quand il croit pointer une contradiction chez Pascal, et à fortiori dans la parole de l’Evangile. Contradictoires, c’est nous qui le sommes ; et jusqu’à la moelle.

En 1892, Jules de Gaultier publia un petit livre intitulé Le bovarysme, réflexion autour des profondes découvertes psychologiques de Gustave Flaubert. Le livre, remarquable, fut remarqué, mais son influence se limita à un cercle restreint d’érudits jusqu’à son ensevelissement sous la pluie de cendres du pompéisme structuraliste. Comme le souligne l’éditeur, les textes les plus célèbres ne sont pas forcément les plus lus. Etant donné le succès du concept de bovarysme, on peut dire que les notions les plus évidentes ne sont pas forcément les mieux comprises. On peut même ajouter qu’elles sont souvent les mieux ignorées ; ce qui tombe dans le bien commun, souvent, tombe tout court.

Selon Jules de Gaultier, le bovarysme est la faculté d’un homme à se vouloir et à se concevoir autre qu’il n’est, sans tenir compte des mobiles et des circonstances extérieures qui déterminent cette transformation intime ; faculté fondamentalement motrice et dynamique, permettant à l’homme d’évoluer et de se projeter dans l’avenir, elle l’expose au mensonge et aux illusions des identités fictives forgées au gré de son désir.

Il ne s’agit pas d’un jeu de rôles comme dans le cas de l’enfant, car l’enfant, quand il joue, n’oublie jamais qu’il joue. L’enfant ne se prend pas pour quelqu’un d’autre : il fait « comme si » il était quelqu’un d’autre, et il sait qu’il fait « comme si ». Il le sait très bien, contrairement à l’aliéné. L’aliéné ne fait jamais « comme si » : il est Napoléon Bonaparte. Il se prend vraiment pour lui. Emma Bovary n’était pas folle au sens clinique du terme, et nous ne sommes pas tous la proie d’hallucinations durables. Ce qui nous différencie de l’aliéné, c’est que le psychisme de l’aliéné a trouvé sa solution, une solution finale, et qu’il s’y tient. Il s’est coupé du monde, mais d’une certaine manière, une manière affreuse, il est en paix, parce qu’il ne doute plus de rien et que le risque est faible qu’il croise la route d’autres « véritables » Napoléon comme lui. Nous qui évoluons hors des asiles, nous n’avons pas cette chance, nous n’avons pas ce malheur. Notre « psychisme » n’a pas de solution définitive. Il a des problèmes à définir. Notre malheur à nous, notre chance à nous, vient du principe incurable et irrationnel d’insatisfaction qui régit nos désirs. Car nous sommes tous atteints de bovarysme aigu. Nous passons notre vie désirante à essayer diverses fictions, et à sauter d’une fiction à l’autre, d’un scénario au suivant dans une quête de celui ou de celle que nous voudrions être, – quête par définition insatiable, subordonnée à nos idoles, excitée par les quêtes concurrentes, et assombrie par le pressentiment qu’aucune de ces fictions ne nous satisfera jamais assez pour que nous n’éprouvions pas l’envie d’en changer.

Nous ne sommes donc pas complètement fous, mais force est de constater que nous fournissons des efforts considérables pour le devenir ; force est de constater que notre monde moral est aujourd’hui plus proche de la folie de l’aliéné que de la sagesse de l’enfant. L’irréel, le faux et le factice dominent si ouvertement nos aspirations qu’ils sont aujourd’hui revendiqués comme tels : tous en chœur, nous réclamons notre dose d’irréel, de faux et de factice. Bien sûr, nous usons d’autres mots. La merveilleuse et toujours secourable prestidigitation sémantique de notre temps est passée par là, et nous n’évoquons jamais franchement l’irréalité, la fausseté ou le manque de naturel de nos désirs ; en revanche, nous parlons volontiers de changement, de libération, d’imagination, de réalisation, d’accomplissement de soi, d’auto-construction, d’innovation, de virtuel, de réalité améliorée, de réalité augmentée, et caetera, et caetera, et caetera ; s’il y a bien une chose qui, comme la bêtise, donne l’idée de l’infini, c’est la richesse du vocabulaire bovaryque contemporain.

Supposons un instant, avec Jules de Gaultier, qu’Emma Bovary, modeste épouse d’un obscur médecin de province, ait réellement pu devenir ce qu’elle voulait être dans le roman de Flaubert, c’est-à-dire une mondaine, une élégante, grande dame à Paris, entourée par toutes les sophistications qu’elle idolâtrait, nous pouvons parier avec certitude qu’elle n’aurait pas été satisfaite : elle se serait mise à rêver de la vie authentique et simple qu’on vit à la campagne, quand on est la modeste épouse d’un obscur médecin de province… Elle aurait continué à croire que la vraie vie est ailleurs.

Avec la vie moderne, avec la démocratisation des conditions, avec l’incroyable déluge des biens de consommation et leur circulation frénétique, avec les possibilités innombrables à notre disposition dans l’immense vestiaire identitaire de la consommation, c’est dans cette situation que nous nous trouvons tous plus ou moins. Des choix présentés comme rationnels, interchangeables et légitimes, surabondent dans le marché global. Même lorsque nous choisissons un modèle de téléphone, de cuisine, une voiture ou un parfum, nous le faisons pour acquérir un être qui nous fait défaut.

Ce n’est pas parce que nous ne sommes pas ce que nous voulons être que nous sommes malheureux. Nous sommes malheureux parce que nous voulons être ce que nous ne sommes pas. Loin de ne « penser qu’à nous », la plupart du temps, nous pensons à tout autre chose, nous pensons à celui ou à celle que nous voudrions être, et ce faisant, nous ne cessons de fouler au pied et de bafouer les intérêts de celui ou de celle que nous sommes vraiment. Non seulement, nous ne cessons de nous tromper sur nos exigences et sur celles de nos semblables, mais nous ne savons jamais par nous-mêmes ce qu’il faut exiger, et nous demandons sans cesse au Système qui nous représente et nous organise de nous fournir de nouvelles exigences : des exigences à la mode, des exigences plus performantes que les anciennes, afin de nous immoler sur l’autel du nouveau et du dernier prestige en vogue. Les aberrations qui se multiplient autour de nous ne sont que le miroir déformant de cette réalité. De telle sorte que dans un roman d’aujourd’hui, Emma Bovary ne se suiciderait pas en avalant de l’arsenic : elle tournerait d’abord dans un porno, tomberait amoureuse du metteur-en-scène, épouserait un surfer militant écologiste, divorcerait, se marierait encore deux fois, avorterait trois, s’endetterait pour une opération de chirurgie esthétique, réaliserait qu’elle est lesbienne, s’endetterait à nouveau, ferait le tour du monde, adopterait un bébé Somalien, serait diagnostiquée bi-polaire, prendrait du lithium, commencerait la méditation, s’endetterait à nouveau, changerait de sexe, se convertirait au bouddhisme, puis à l’islam, et de guerre lasse, finirait peut-être par se faire exploser avec une ceinture de dynamite dans un shopping-center à l’heure de pointe… Et nous dirions de ce personnage ce que la plupart des contemporains de Flaubert disait du sien : heureusement que nous ne sommes pas comme ça ! Mais au fond, si, nous sommes comme ça, car ici tout est affaire de degrés, non de nature : la maladie de cette moderne et catastrophique Emma est notre maladie, une maladie ontologique qui nous cerne à l’extérieur et qui nous ronge à l’intérieur, plus encore depuis que nous avons élevé nos mensonges et nos illusions au rang de droits, avec le soutien des sciences et de la technologie.

Le bovarysme s’est complètement universalisé. Le cinéma, les médias et la production fictionnelle dans son ensemble sont des industries superlativement bovaryques, et il y a un devenir bovaryque de toutes les industries et de toutes les institutions dès lors qu’elles se soumettent à cette versatilité délirante du désir humain qui est, au-delà de tous ses avatars, au-delà de toutes ses incarnations successives, incarnations lassantes et fastidieuses comme une série de métempsychoses hindoues, désir d’être un autre.

D’où vient que la frustration, qui n’est qu’une sensation, à la rigueur un sentiment, c’est-à-dire quelque chose d’infiniment variable et relatif, soit à l’origine de tant de maladies psychosomatiques ? D’où vient qu’on trouve de la frustration et de l’échec partout ? Pour un ou pour une qui « réussit », combien qui échouent ? Combien de starlettes sans podium ? Combien d’artistes sans public ? Combien de « champions » sans lauriers? Nos rues et nos agences pour l’emploi sont remplies d’âmes amères et brisées qui auraient voulu être autre chose. Elles croyaient qu’elles n’avaient pas de limites. Les réseaux sociaux prospèrent sur cette croyance et cette course perdue d’avance. Quête sans fin où le « profil » d’un jour, à peine élaboré, s’efface devant le « profil » du lendemain : masques de carnaval dans le grand triomphe de la mascarade, figures d’emprunt, talents postiches, dons imaginaires, vocations en trompe-l’œil, bal de travestis à l’heure du transformisme généralisé. Mais on ne badine pas avec l’amour de soi. Aux grands soirs des fatuités festives, succède l’aube grelottante d’un vide essentiel.

Tout se passe comme si les êtres humains avaient décidé, collectivement, d’abandonner l’idée de découvrir qui ils sont, – une idée pas si mauvaise que ça, si l’on y pense -, pour la troquer contre l’idée qu’ils peuvent être tout ce qu’ils veulent. Avec pour résultat un holocauste de carrières et de destinées à faire baver d’envie un prêtre Aztèque. Notre silence à cet égard en dit long sur ce que nous n’acceptons pas de regarder en face. Nous faisons de l’échec une exception alors qu’il est la règle… Et l’impossibilité de confesser l’échec verrouille à double-tour la puissance d’en faire notre salut.

C’est ainsi que chaque jour, la planète entière tend un peu plus à devenir le petit village infernal de Yonville. C’est ainsi que nous nous reproduisons, comme des filles de la campagne psychiquement centrifuges, refusant la réalité imparfaite à laquelle nous nous sentons mariés de force, adorant l’irréalité totale que nous achetons à crédit. C’est ainsi que nous sommes tous les enfants d’Emma. Nous voulons toujours être ce que nous ne sommes pas, et les messieurs Homais du marketing ne font que nous donner ce que nous réclamons, avec intérêtsC’est la raison pour laquelle la critique de la société de consommation et la rancune à l’égard du Système sont aujourd’hui aussi répandues qu’hypocrites et vaines. Elles font partie du pharisianisme contemporain. Malgré leur corruption, malgré les pouvoirs exagérés dont ils disposent, les créditeurs du Système, les banques et les banquiers, ne sont que la matérialisation de nos fautes et de notre colère, les divinités ambiguës qui nous prêtent de quoi payer nos rêves et qui exigent que nous les remboursions ; quand nos rêves nous tuent, nous nous retournons contre le banquier.

Dans cette perspective, notre soi-disant amour-propre et notre soi-disant égoïsme sont de pures fictions, de pures distractions, des écrans interposés entre notre regard et l’exigence de connaître notre prochain comme nous-mêmes. Or « Toute fiction s’expie, car la vérité se venge », disait Amiel. Nous n’aimons pas notre prochain et nous ne nous aimons pas nous-mêmes. Nous manquons cruellement d’amour de soi. L’amour de soi est plus rare que le diamant, plus difficile à cultiver que le safran : si nous mettions en balance le bien et le mal que nous nous faisons, nous verrions que le mal l’emporte, et de loin. Nous verrions que l’élément chimique le plus présent dans notre monde moral, c’est la haine de soi : rien de surprenant si ce que nous faisons le mieux, c’est haïr notre prochain comme nous-mêmes. Notre ami l’extraterrestre l’aurait vu s’il était resté. Et il aurait aussi compris pourquoi, lorsque le Christ nous commanda un jour, il y a deux mille ans, d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, il soumit ce commandement au premier d’entre tous, d’aimer le Seigneur notre Dieu, de tout notre cœur et de toute notre âme.

La Vraie Vie est ailleurs, mais elle n’est pas de ce monde. L’amour-propre est le travesti de la haine de soi. Son contraire est la haine-propre : c’est ce que les religieux s’efforcent de pratiquer et c’est ce que les saints pratiquent sans effort. Et un Père dominicain disait à ses ouailles : « Il faut aimer le prochain comme soi-même mais il ne faut pas s’aimer trop peu ou n’importe comment, par exemple d’un amour purement animal et instinctif, mais parce que nous voyons en nous une image du Souverain Bien, capable de le connaître et ainsi de lui être uni d’une manière très parfaite qui préfigure et permet peut-être de soupçonner, voire de désirer d’un « désir naturel » l’union plus parfaite encore de la grâce ».

Comprenne qui pourra.