Le feu du foyer, par Gilbert Keith Chesterton

à Mathurin Gaudin

 

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Le nomade et l’anarchiste reprochent à l’idéal domestique son étroitesse et sa timidité. S’ils portent une telle accusation, ce n’est pas parce qu’ils sont eux-mêmes plus audacieux ou plus vigoureux : c’est seulement qu’ils ne connaissent pas assez cet idéal pour savoir de quelle audace et de quelle vigueur il témoigne.

Aujourd’hui, l’existence la plus nomade n’est pas celle qu’on vit dans le désert, mais celle qu’on disperse dans les villes industrielles. C’est par un hasard très précis que nous parlons en anglais d’un “Arabe des rues”[1] ; et la description de l’errance sémitique s’applique à un grand nombre de gueux que leurs chars dorés ont élevés au-dessus du caniveau. Ils vivent dans des clubs, dans des hôtels, et sont souvent tout simplement ignorants – je dirais même innocents – en ce qui concerne l’ancienne vie de famille, et plus encore l’ancienne vie de la ferme.

Lorsqu’un citadin voit pour la première fois ces choses directement et intimement, il ne se met pas à les mépriser comme étant fades ou ennuyeuses ; il en vient plutôt à les craindre comme violentes et sauvages, tout comme il lui arrive de confondre une vache laitière avec un taureau indompté. L’exemple le plus évident de ce fait est le foyer, qui est le cœur de la maison. Il est légitime de penser qu’un homme évoluant dans la tiédeur des hôtels à chauffage central passera toute sa vie sans jamais voir la couleur d’une braise. Comparée à lui, la ménagère au coin du feu est une amazone luttant contre un dragon pyromane. On peut tirer la même morale du fait que le chien de garde se dispose toujours à combattre alors que le chien errant a tendance à s’enfuir. Du mari de la ménagère, on peut souvent dire, comme du chien de garde, qu’il a été dressé à la férocité.

Ceci est particulièrement vrai pour le type d’habitat représenté par la maison de campagne. Ce n’est qu’en théorie que ces choses sont insipides ou prosaïques ; un homme qui en fait l’expérience concrète les ressentira comme des choses grandes et déconcertantes, impliquant une lourde bataille avec la nature. Lorsque nous lisons des articles sur les choux ou les choux-fleurs dans les journaux, et en particulier dans les journaux humoristiques, nous apprenons à les considérer comme des choses banales, voire vulgaires. Mais si un homme doué d’un peu d’imagination consent à se promener dans le potager et s’il ose vraiment poser son regard sur un carré de choux et de choux-fleurs, il sentira aussitôt qu’il s’agit de phénomènes élémentaires et grandioses, à l’image de montagnes dans les nuages. Son esprit sera frappé par un je ne sais quoi de monstrueux dans la taille et la solidité des végétaux qui croissent sur ce petit lopin de terre bien ordonné. Il fera connaissance d’une de ces humeurs surprenantes à l’occasion desquelles une pauvre parcelle de cuisine anglaise de tous les jours sera susceptible de l’affecter comme les hommes sont affectés par la puante opulence et l’effroyable croissance de la végétation tropicale ; bulles vertes et branches rampantes d’un cauchemar.

Mais, quelle que soit son humeur, il verra que des choses aussi grandes et un travail aussi laborieux n’ont rien de vraiment trivial. Tout autant que son imagination, sa raison lui dira que la lutte qui se livre ici entre la famille et le champ est, de toutes les choses, la plus primitive et la plus fondamentale. Si cela n’est pas poétique, rien ne l’est, et certainement pas la bohème miteuse des artistes dans les villes.

Toutefois, ce qui importe pour l’instant, c’est que la même vérité apparaît, y compris selon le critère purement artistique. Un artiste qui aborde ces choses avec une vision libre et fraîche appréciera immédiatement ce que je veux dire quand je les qualifie de sauvages plutôt que d’apprivoisées. Et ceci se vérifie pour le feu, pour l’eau, pour la végétation, pour une bonne demi-centaine d’autres choses. Si un homme lit un article sur un cochon, il pensera à quelque chose de comique et de banal, principalement parce que le mot “cochon” a une consonance comique et banale. S’il regarde un vrai cochon dans une porcherie, il aura l’impression d’une chose trop terrible pour être vivante, comme un hippopotame dans un zoo.

Il ne s’agit pas d’une coïncidence ou d’un sophisme ; cela repose sur la logique réelle des êtres vivants. La famille est elle-même une chose plus sauvage que l’Etat, si l’on entend par sauvagerie qu’elle naît d’une volonté et d’un choix aussi élémentaires et aussi émancipés que le vent. Elle a ses propres lois, comme le vent, mais, bien comprise, la famille est infiniment moins soumise que ne le sont les choses sous le joug des règlements élaborés et mécaniques du légalisme. Ses obligations sont l’amour et la loyauté, mais ce sont des choses tout à fait capables de se révolter contre les lois purement humaines ; car les lois purement humaines ont une grande tendance à devenir des lois purement inhumaines. Il s’agit d’événements qui sont dans le monde moral ce que les cyclones et les tremblements de terre sont dans le monde matériel.

On ne naît pas dans une école maternelle, pas plus qu’on ne meurt dans une boutique de pompes funèbres. Ces prodiges (naître, mourir) sont parfaitement privés, et ils se déroulent dans le petit théâtre de la maison. Les systèmes publics, les grandes organisations, ne sont que des machines pour le transport et la distribution des choses ; ils ne touchent pas à la nature intrinsèque des choses elles-mêmes. Si un cadeau d’anniversaire est envoyé d’une famille à une autre, tout le système juridique, et même tout ce que nous appelons le système social, ne s’intéressent au cadeau qu’en tant que colis. Presque toute notre sociologie moderne pourrait être appelée la philosophie des colis. D’ailleurs, presque toutes nos descriptions modernes de l’Utopie ou du Grand État pourraient être appelées le paradis des facteurs. C’est dans la chambre intérieure que le colis devient un cadeau, qu’il explose, pour ainsi dire, dans son propre rayonnement et sa véritable popularité ; et c’est tout aussi vrai qu’il s’agisse d’un bonbon ou d’une bombe. Le message essentiel est toujours un message personnel ; les affaires importantes sont toujours des affaires privées. Il n’est pas exagéré de parler d’une bombe comme du symbole d’un bébé. Bien entendu, il en va pareillement pour les actes tragiques comme pour les actes béatifiques du drame domestique, pour la lutte besogneuse en faveur de la vie ou pour l’épée de Damoclès de la mort.

Le meilleur argument en défense de la domesticité n’est pas que la domesticité soit toujours heureuse, ni même qu’elle soit toujours inoffensive. C’est plutôt qu’elle comporte, comme toutes les choses héroïques, des possibilités de calamité et même de crime. La vieille mère Hubbard peut découvrir que le placard est vide ; elle peut également trouver un squelette dans le placard. Tout ce dont il s’agit ici, c’est d’insister sur la véritable raison d’être de ce type d’association intime, à savoir qu’en soi, elle n’est certainement pas banale et qu’elle n’est certainement pas conventionnelle. Les conventions appartiennent davantage à ces organisations mondaines plus globales qui sont aujourd’hui érigées en rivales : au club, au parti, à l’école et surtout à l’Etat. Il est impossible d’avoir un club prospère sans règles, mais une famille se passera de toute règle dans la mesure où elle est une famille réussie. Ce que quelqu’un a dit des chansons populaires pourrait être dit beaucoup plus justement des plaisanteries d’une maisonnée. Et la plaisanterie est par nature sauvage et spontanée ; même le fanatisme moderne pour l’organisation n’a jamais vraiment essayé d’organiser le rire comme un chœur. Par conséquent, nous pouvons vraiment dire que ces emblèmes extérieurs ou ces exemples de quelque chose de grotesque et d’extravagant dans nos possessions privées ne sont pas de simples exercices artistiques dans l’incongru ; ils ne sont pas, comme le dit l’expression, de simples paradoxes. En réalité, ils sont liés à la nature aborigène de l’institution elle-même et à l’idée qui la sous-tend. La vraie famille est quelque chose d’aussi élémentaire et d’aussi sauvage qu’un chou.

 

Extrait de On Household Gods and Goblins, par G. K. Chesterton, 1922

 

Traduction Erick Audouard©

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[1] Street-Arab : va-nu-pieds, vagabond.