Une religion et une morale de rechange, par Leonardo Castellani (1951)

 

Nous lui avons rendu le culte qui lui est dû, dans la mesure où nous ne pouvions nous y soustraire, sous peine d’amende.

Le démocratisme libéral, dans lequel nous sommes nés, peut être considéré comme une hérésie, mais aussi, heureusement, comme une sorte de carnaval ou de pure clownerie : en l’appréhendant sous cet aspect, on évitera de trop pleurer, bien qu’il ne soit pas non plus permis de trop rire. Il se trouve désormais parmi nous dans son développement ultime – dans son désarroi[1], comme disent les Français – et la plus grand tentation du penseur est de céder à une espèce de joie maligne en voyant s’accomplir toutes ses conjectures et se déployer dans un ordre quasi automatique toutes les prédictions des anciens prophètes et des sages antiques – à commencer par Aristote – qui l’ont vu venir et qui l’ont vu sombrer… comme il est en train de sombrer sous nos yeux.

Si l’humanité doit continuer à vivre, le démocratisme libéral devrait mourir de lui-même ; mais il ne faut pas exclure la possibilité qu’il continue d’exister, y compris en se renforçant d’une manière particulièrement néfaste, si tant est que l’humanité doive bientôt toucher à sa fin, comme l’enseigne le dogme chrétien. Ce qu’il s’agit de comprendre, c’est que ce processus s’appuiera sur une religion, qui mettra au jour le ferment religieux qu’il contient en lui, et qui fait de lui une hérésie strictement chrétienne : la dernière hérésie peut-être, enceinte de l’Antéchrist.

Du point de vue spirituel, le pays nous offre un spectacle à tirer des larmes. Le libéralisme a fourni aux gens ordinaires – pas à tous, mais à ceux qui n’aiment pas assez la vérité – une religion et une morale de rechange, substituts de l’authentique religion et de la véritable morale ; un vain simulacre, parfois enrobé de mots sacrés.

Quelle misère de voir tant de pauvres diables faire d’un parti un absolu, mettre leur salut dans un nom qui n’est pas celui du Christ – y compris quand le nom du Christ s’y trouve parfois mêlé, comme un ornement ou comme un leurre ! Les voir se payer de mots vides, régurgiter des formules pompeuses, s’enflammer pour des idéaux utopiques, refaire la nation ou le monde avec trois ou quatre fantaisies arbitraires et puériles, avaler comme des dogmes ou comme des faits les mensonges des journaux, se disputer, se battre, se dénigrer ou se haïr pour rien, pour des choses plus vaines que la fumée… Une vie artificielle, en discordance avec la réalité, leur dévore la vie.

Bien sûr, pour les mystificateurs puissants qui ont mis en place tout cette machination – et qui en vivent – le cas est plus retors : ils savent parfaitement que derrière leur « foi démocratique » et leur « morale civique » se cachent, à leur seul profit, le pouvoir et l’argent ; surtout l’argent. Oh l’argent, grand idéal national des Argentins ! « Faire » un maximum d’argent, et vite, et par tous les moyens, c’est la Pomme de la Vie : le Serpent n’a pas besoin de se dépenser beaucoup en l’occurrence. Mais par où ils pèchent, ils périssent. De menteur à voleur, il n’y a qu’un pas ; et de là à tous les autres vices, même aux crimes, la moitié d’un pas. Peuple de menteurs et de voleurs, nous allons gagner une belle réputation dans le monde si nous continuons dans cette voie. Unamuno ne nous appelait-il pas déjà « éleveurs de vaches et chasseurs de pesos » ?

Dieu les a livrés au tourbillon de leurs vaines cogitations « parce qu’ils n’aimaient pas la charité de la vérité » – dit saint Paul. La vérité ici est une marchandise méprisée ; à tel point qu’ils n’en veulent même pas gratuitement, et qu’ils vont jusqu’à payer pour être trompés. Le même jour, à Buenos Aires, deux conférences ont eu lieu : l’une donnée par un Argentin studieux, un véritable docteur sacré, profondément versé dans la science du salut, et parlant « comme les anges eux-mêmes » ou peu s’en faut ; l’autre par Lanza del Vasto[2]. Résultat : douze auditeurs pour l’Argentin qui a vraiment quelque chose à dire à son peuple – et qui nous a été envoyé par Dieu à cet effet ; une foule immense pour le dilettante étranger, accourue en nage et échevelée, tout comme une bande de babouins devant lesquels on agite un chiffon bariolé. Malheur au peuple qui ne reconnait pas ses maîtres ; et malheur encore plus grand au peuple qui tue ses prophètes. Mais, de nos jours, qui sont les maîtres et les prophètes, sinon les politiciens ? Figurez-vous que j’ai entendu l’un d’entre eux annoncer tranquillement que son parti allait supprimer la bombe atomique.

Pourquoi le fait d’être argentin n’est-il pas au-dessus du fait d’être radical, socialiste ou nationaliste? se demandent beaucoup de gens. Pourquoi devons-nous nous entretuer, laissant ainsi notre garde-manger ou notre chambre à la disposition de « ceux du dehors » ? ».

Paradoxalement, si la catégorie Patrie est aujourd’hui à ce point dévaluée, c’est parce qu’elle a commencé par être surévaluée. Au XVIe siècle, Erasme de Rotterdam écrivait : « Pourquoi le fait d’être chrétien n’est-il pas plus important que le fait d’être français ou espagnol ? »…. Si nous mettons la « Patrie » à la place de Dieu, rien ne nous empêche de mettre ensuite un « parti » à la place de la patrie. Un parti ! Une chose partielle, partiale, une « part » ; et pas même une partie de la patrie, comme serait une province, mais une partie de cette mafia qui court après… ce que nous avons dit plus haut. Ils en font un Absolu – aidé en cela par la décadence de la religiosité. L’homme qui n’adore pas Dieu adore nécessairement autre chose, dit Thomas d’Aquin ; et en premier lieu l’État, qui est la plus grande œuvre des mains de l’homme ; mais…. « tu n’adoreras pas l’œuvre de tes mains ». Après nous avoir fait adorer San Martín[3], on veut nous faire adorer l’Hymne et le Drapeau ; un peu comme si l’Eglise nous faisait adorer le bénitier qui contient l’eau bénite. Mais le peuple argentin, personnaliste d’instinct, préfère vénérer une starlette… ou l’autre : le « Général »[4].

Récemment, lors d’une veillée funèbre, j’ai entendu un homme politique s’écrier : « N’avez-vous pas honte d’avoir voté pour le docteur Cisera, au prétexte qu’il a guéri votre fils gratuitement ? C’est vendre sa conscience, c’est manquer de loyauté envers le parti ! » Le politicien veut toujours que ses partisans lui soient « loyaux » – plus loyaux envers lui qu’envers leurs propres enfants ; absolutiser la mascarade électorale et toutes ses misérables garnitures, c’est son affaire. J’ai plus de sympathie pour le personnaliste qui vote pour une personne qu’il connaît et qu’il apprécie, que pour l’impersonnaliste qui vote pour un « mouvement ». Saints et divins « mouvements » ! Comme je les aime ! Je viens moi-même d’en effectuer deux ou trois jolis comme tout, vus de profil.

Au fond, derrière l’association des escrocs, il y a quelque chose de plus grave, qui n’existait pas dans l’Antiquité : cette fameuse hérésie que nous avons mentionnée. Combien la « démocratie » d’Aristote est différente de la « démocratie » de nos terres ! C’est qu’entretemps les « idéologies » ont fait leur apparition dans les factions politiques – lesquelles devraient théoriquement s’intéresser aux moyens et non aux fins – divisant les hommes dans les profondeurs, donnant un caractère religieux à la « vie civique », incubant de véritables guerres civiles latentes, et patentes, dans toutes les nations – guerres civiles qui ont la rigueur implacable des guerres de religion. Un communiste argentin a comme ennemi un nationaliste argentin et comme frère un communiste chinois ou russe. Cette évidence actuelle horrifierait Erasme. La catégorie Patrie est tombée, l’idée « démocratique » est revenue clandestinement, déplacée en pleine Renaissance ; et nous voici en train de nous battre pour une conception totale de la vie humaine – autrement dit pour une idée religieuse – et non pour la manière la plus commode ou la plus raisonnable d’exploiter le pétrole, ni même pour une « constitution toute neuve », coûteux joujou dont les Argentins viennent de s’offrir le luxe, étant un peuple riche. Je m’empresse ici de célébrer cette nouvelle Constitution bénie, qui pourrait nous ruiner ; c’est que celui qui n’adore pas ce bout de papier sera illico « traître à la Patrie » !

Depuis la Révolution française, les Français se sont dotés de treize nouvelles constitutions, en quatre-vingt ans, chacune plus parfaite et plus démocratique que la précédente. Napoléon Ier s’est fait nommé consul à vie, puis Sultan héréditaire, sans modifier la Constitution qu’il a trouvée et qui commençait ainsi : « La France est une République une et indivisible… » Pas étonnant que le clergé se soit quelque peu ému en la circonstance. Une partie du clergé « fait de la politique », plus au moins à l’aveuglette, sans directives claires, et j’ai aussi bien peur – pardonnez l’audace – qu’il en « fasse » sans jugeote et sans intelligence. En outre, s’il lui arrive de voir que ce qui est en jeu est trop grand, nous doutons que le clergé joue bien en faisant de la politique électoraliste; l’électoralisme témoigne d’une incompréhension de la grande politique qui est pourtant celle de l’Eglise. Quelle grande politique ? La politique de la Vérité, bien sûr. Un prêtre en campagne électorale m’inspire plus de répulsion qu’un prêtre concubin ; mais peut-être suis-je mauvais juge dans ce domaine. Et pourtant, comme me disait don Pío Ducadelia, évêque de Reconquista[5] : « Si Dieu ne nous retient pas, le clergé argentin contribuera indubitablement au troisième triomphe du libéralisme et de la franc-maçonnerie en Argentine – après quoi nul ne sait ce qui arrivera… ». Oh, certes, il le fera « sans le vouloir » ; ce sera son excuse, mais non son salut. Celui qui cherche le bâton pour se faire battre le trouve presque toujours, rajoutait le même don Pío.

Ne nous leurrons pas : dans le monde d’aujourd’hui, il n’y a que deux partis. Le premier, qu’on peut appeler la Révolution, tend avec une force gigantesque à la destruction de tout l’ordre ancien hérité, afin d’élever sur ses ruines un nouvel ordre paradisiaque, une sorte de tour qui atteindra le ciel ; à cet effet, on ne peut pas dire qu’il manque de formules, de schémas excentriques ou de systèmes magiques ; il a dans ses mains tous les plans pour élever son rêve, des plans qui sont des plus exquis du monde. L’autre parti, que l’on peut appeler Tradition, tend à suivre le conseil de l’Apocalypse de Jean, qu’on pourrait résumer ainsi : gardez toutes les maisons que vous avez reçues, même s’il s’agit de choses humaines et périssables.

Si ce n’était pécher de se réjouir du mal des autres – et plus encore du mal de la Patrie, qui est le mal de tous –, un rire inextinguible comme celui des dieux ébranlerait tout homme sain d’esprit à la vision de la sarabande politique avec ses déguisements, ses guirlandes, ses tromperies et ses cris intempestifs, où se trouve désormais comprimé tout ce qui reste de la fameuse « démocratie » ; laquelle, comme l’elisir d’amore,[6] panacée de tous les maux et « religion du futur », nous fut vendue par les hommes du siècle dernier. Nous autres Argentins, nous sommes toujours en train de patiner à la cour de Ferdinand VII[7] au rythme de la musique de Donizetti. Une pure et simple hérésie constituait le noyau de ce système envoûtant ; mais l’erreur que les penseurs profonds dénoncèrent aussitôt se développa et proliféra logiquement en toutes sortes d’absurdités et d’immoralités dont nous faisons aujourd’hui la douce expérience ; pour les voir, nul besoin d’être profond ni de penser beaucoup, même si certains ont découvert la méditation de force… dans les prisons de la Liberté.

Par chance, le peuple argentin n’est pas encore insensible aux bouffonneries. Mais comme cette bouffonnerie est tragique, ou du moins dramatique, il ne serait pas vraiment décent de se rouler par terre à se dilater la rate.

 

« Una religion y una moral de repuesto »
Dinámica Social n° 85-86, noviembre-diciembre de 1957
Cristo ¿vuelve o no vuelve ?
Paucis Pango, Buenos Aires, 1951

Traduction Erick Audouard©

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[1] En français dans le texte. Jeu de mot avec desarrollo (développement).

[2] Lanza del Vasto (1901-1981). Ecrivain, poète, « disciple chrétien de Gandhi », fondateur des Communautés de l’Arche, tenu par beaucoup pour un gourou.

[3] José de San Martín (1778-1850), général et homme d’État argentin. L’un des grands héros des indépendances sud-américaines.

[4] Allusion sans doute au général Juan Perón (1895-1974), militaire, homme d’État, premier président de la nation argentine à être élu au suffrage universel. Il fut le dernier à ce jour à avoir assumé la présidence à trois reprises.

[5] Pseudonyme et personnage alter ego de Castellani, né dans la ville de Reconquista.

[6] L’elisir d’amore (L’Élixir d’amour), opéra en deux actes de Gaetano Donizetti, créé à Milan en 1832.

[7] Ferdinand VII (1784-1833), roi d’Espagne entre mars et mai 1808, et de 1814 à 1833.