Les droits de l’Envie

par Honoré de Balzac,

extrait de Béatrix (1838)

 

L’égalité moderne, développée de nos jours outre mesure, a nécessairement développé dans la vie privée sur une ligne parallèle à la vie politique, l’orgueil, l’amour-propre, la vanité, les trois grandes divisions du Moi social. Les sots veulent passer pour des gens d’esprit, les gens d’esprit veulent être des gens de talent, les gens de talent veulent être traités de gens de génie ; quant aux gens de génie, ils sont plus raisonnables, ils consentent à n’être que des demi-dieux.

Cette pente de l’esprit public actuel, qui rend à la Chambre le manufacturier jaloux de l’homme d’Etat et l’administrateur jaloux du poète, pousse les sots à dénigrer les gens d’esprit, les gens d’esprit à dénigrer les gens de talent, les gens de talent à dénigrer ceux d’entre eux qui les dépassent de quelques pouces, et les demi-dieux à menacer les institutions, le trône, enfin tout ce qui ne les adore pas sans condition. Dès qu’une nation a très impolitiquement abattu les supériorités sociales reconnues, elle ouvre des écluses par où se précipite un torrent d’ambitions secondaires dont la moindre veut encore primer ; elle avait dans son aristocratie un mal, au dire des démocrates, mais un mal défini, circonscrit ; elle l’échange contre dix aristocraties contondantes et armées, la pire des situations. En proclamant l’égalité de tous, on a promulgué la déclaration des droits de l’Envie.

 Nous jouissons aujourd’hui des saturnales de la Révolution transportées dans le domaine, paisible en apparence, de l’esprit, de l’industrie et de la politique ; aussi semble-t-il aujourd’hui que les réputations dues au travail, aux services rendus, au talent, soient des privilèges accordés aux dépens de la masse. On étendra bientôt la loi agraire jusque dans le champ de la gloire. Donc, jamais dans un autre temps, on n’a demandé le triage de son nom sur le volet public à des motifs plus puérils. On se distingue à tous prix par le ridicule, par une affectation d’amour pour la cause polonaise, pour le système pénitentiaire, pour l’avenir des forçats libérés, pour les petits mauvais sujets au-dessous ou au-dessus de douze ans, pour toutes les misères sociales.

Ces diverses manies créent des dignités postiches, des présidents, des vice-présidents et des secrétaires de sociétés dont le nombre dépasse à Paris celui des questions sociales qu’on cherche à résoudre. On a démoli la grande société pour en faire un millier de petites à l’image de la défunte. Ces organisations parasites ne révèlent-elles pas la décomposition ? N’est-ce pas le fourmillement des vers dans le cadavre ? Toutes ces sociétés sont filles de la même mère, la Vanité.

Ce n’est pas ainsi que procèdent la Charité catholique ou la vraie Bienfaisance, elles étudient les maux sur les plaies en les guérissant, et ne pérorent pas en assemblée sur les principes morbifiques pour le plaisir de pérorer.