L’homme antique, par Georges Bernanos

 

 

– Qu’entendez-vous par « une société qui s’organise pour se passer de Dieu » ?

Qui s’organise pour se passer pratiquement comme si Dieu n’existait pas. C’est une expérience absolument nouvelle, une tentative extraordinaire. Ne parlons pas de l’homme antique : sa conception de l’individu, comme celle de l’État, de la cité, de la famille, était proprement religieuse. Le paganisme, que le catholicisme oratoire du XIXème siècle s’est efforcé de déshonorer comme si la société antique n’avait été qu’un gigantesque lupanar, – on se demande, entre parenthèses, combien de femmes, même bien pensantes, accepteraient aujourd’hui les dures disciplines du gynécée, – a sans doute été le plus grand effort que notre espèce ait jamais fait, non pour se passer de Dieu, mais pour retrouver au contraire, par ses propres forces, le secret perdu de la Rédemption. Il a eu, à un degré éminent, le sentiment du tragique, presque désespéré du mystère de la nature, il a marqué d’un de ses étranges, de ses innombrables symboles chaque point d’intersection entre le visible et l’invisible. Ses intuitions, ses angoisses, l’expérience de la volupté, de ses humiliations, de ses effroyables désenchantements, devaient faire de lui, pour un saint Paul, une proie facile. Peu ou point de traces, en effet, chez le Gentil, de cet orgueil spécifiquement juif, d’un caractère réellement sacerdotal, du pharisaïsme qui dispose ce peuple à tous les péchés de l’esprit… Mais qu’importent aujourd’hui ces nuances ! Idolâtre ou juif, l’homme était resté, à travers les siècles sans nombre, un animal insatisfait, autant dire un animal religieux. Insatisfait, rendez-vous compte ! Que, par miracle, une seule fourmi naisse un jour insatisfaite, pourvu qu’elle puisse communiquer avec ses semblables, propager sa terrible infection, l’individu se dresse tout à coup en face à l’espèce, c’en est fait de toutes les fourmilières. »

Extrait de « Interview de 1931 avec Frédéric Lefèvre »,
Essais et écrits de combat,
Bibliothèque de la Pléiade, p.1219-1220, Tome I.