Libéralisme

par Leonardo Castellani


Jean-Jacques Rousseau dit qu’à sa naissance, l’enfant crie : « Je ne veux pas qu’on me lange [1] ! ». Il prononce qu’on me lange avec un léger accent lunfardo [2] ; il ne dit pas qu’il ne veut pas qu’on le frappe, ce qui serait tout à fait naturel, mais qu’il ne veut pas qu’on l’enveloppe dans des langes. Tant pis, on l’enveloppe quand même. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux » dit Rousseau. C’est ainsi qu’ils naissent, mais ils ne le demeurent pas ; malheur à eux s’ils le demeuraient ! Sans attendre, avec un pervers instinct antilibéral, les mères s’empressent de nouer toute sorte de liens entre elles et leur bébé ; et notez au passage que le mot liens signifie chaînes en latin.

L’homme est par-dessus tout un chercheur de chaînes ; et ne parlons pas des femmes. C’est pourquoi nous aimons tellement entendre le bruit des chaînes brisées [3]. Afin d’en chercher d’autres. Serments d’amour, contrat conjugal, vœux religieux, promesses de fidélité éternelle, discipline militaire, élaboration juridique des lois, chartes et constitutions, loyauté au chef, dévouement envers l’ami, dépendance à la terre natale… partout où l’homme trouve une chaîne qui le libère de sa versatilité et sa contingence essentielles, qui l’attache à quelque chose de permanent comme un naufragé à un mât de bateau, c’est là qu’il se sent noble et heureux. Et le plus sensationnel, c’est qu’il se sent libre. Un des hommes les plus libres que j’ai connu était un jésuite : en plus des quatre vœux que font les jésuites, il en avait fait cinq ou six autres de son propre mouvement. Il disait que l’un de ces voeux l’avait libéré d’une tyrannie intérieure. Je crois qu’il ne mentait pas. Tout cela milite fondamentalement contre un livre de Rousseau intitulé Le Contrat social, – qui me donna du fil à retordre lorsque j’étais écolier.

Le pire, c’est qu’un autre livre de Rousseau, l’Emile, est encore plus douteux que celui-là.  D’après lui, l’enfant, quand arrive l’âge d’aller à l’école, est un être qui aime se laver la figure et se sentir propre, qui est enchanté d’aller au collège et d’apprendre toutes les choses, à commencer par la botanique dans les livres.

Ô douce Botanique et Géographie !

Ô commode Minéralogie !

Vous êtes les trois muses de mon esprit !

Tel est l’enfant de Rousseau. Mais il se trouve que l’enfant réel aime la boue, flâner dans la rue, se battre avec les autres, voler des mandarines et tout apprendre par lui-même. Lorsque l’instituteur désespéré lui dit qu’il est une canaille, qu’il est un vaurien, qu’il est un désastre et qu’il n’a aucun scrupule, tout rapace qui se respecte et qui n’est ni un malade ni un idiot, lui répond par cette autre phrase de Rousseau, cœur de toute la doctrine libérale inventée par cet auteur : « Fichez-moi la paix ! ».

C’est alors que, par la force des choses, les deux significations du verbe langer [4] se confondent : et le maître auquel l’Ecole Normale a appris à respecter l’Emile comme s’il s’agissait de la Bible de l’Education Moderne, se comporte dans la pratique, lui aussi s’il n’est ni malade ni stupide, comme l’absolutiste et l’anti-rousseauiste le plus ordinaire.

Vient ensuite un autre livre de l’inventeur du libéralisme : Julie ou la Nouvelle Eloïse. Ici, le libéralisme est appliqué aux femmes, et ici s’achève ma science, car je n’ai jamais réussi à en lire plus de la moitié de la première partie ; et il en a cinq. Par contre, j’ai lu tout l’index, où se trouve un résumé de l’intrigue, parce qu’il s’agit d’un roman ; et j’en suis sorti avec une nausée qui m’a empêché de travailler une soirée entière, un de ces mélanges d’envie de vomir et de dormir qui est la maladie du philosophe quand il avale d’un seul coup une dose excessive d’absurdité. Le libéralisme appliquée aux femmes est un échec complet. Il y a trois mots qu’une femme ne comprendra jamais, et qui sont : liberté, égalité, fraternité.

Le libéralisme appliqué aux peuples se trouve dans le quatrième livre de Rousseau : Les Confessions, qui a trois tomes ; chacun de ces livres est plus long que l’autre. Et c’est là qu’on comprend tout. Il s’agit d’un fou. Le fou est l’être le moins libre qui soit, même s’il paraît le contraire, même s’il se promène en toute liberté, parce que le fou est garroté de l’intérieur… Ce Rousseau fut un fou des plus dangereux, parce qu’il était un fou qui savait bien le français et qui s’y connaissait aussi en mimique imitative, comme tous les fous. Un fou, en plus d’être un menteur né, a toujours une trouille bleue qu’on l’enferme et le scrupule de mal faire tout ce qu’il fait. Pour réagir contre ces deux affects mortels, Rousseau inventa la théorie du « Fichez-moi la paix ! » et la théorie de la bonté essentielle de l’homme ; il affirma que tout ce qu’il faisait était nécessairement bon, mais aussi joli et mignon [5]. Seul un obsédé est capable de décrire avec une telle minutie les inepties et les saletés de sa propre existence en les enrobant d’une vapeur mielleuse à l’arrière-goût de punaise et de linge malpropre, qui nous révulse aujourd’hui ; pourtant, dans l’atmosphère de son époque, qui semble avoir été celle du joli et du mignon, il produisit un effet considérable. Il semble même que Rousseau ait pris le goût d’inventer des saletés pour le simple plaisir de les embellir : par exemple, qu’il eût cinq enfants et qu’il les abandonna à l’hospice. Actuellement, on pense avec de bonnes raisons physiologiques et psychologiques, – selon J. Lemaître -, qu’il n’engendra aucun enfant. C’est une chance.

La véritable liberté est un état d’obéissance. L’homme se libère de la corruption de la chair en obéissant à la raison ; il se libère de la matière en se soumettant au contour diamantin de la forme ; il se libère de l’éphémère en s’attachant à un style, et il se libère des caprices en s’adaptant aux usages. Il se libère de sa stérilité solitaire en obéissant à la vie, et parfois, il se libère de sa vie caduque et mortelle en la perdant par obéissance à Celui qui dit : « Je suis la Vie ». Seul le mauvais poète exige le vers libre, disait Lugones. Le bon poète multiplie les attaches de son matériau, pour rendre plus visible le triomphe de la forme, en quoi consiste la beauté. Lugones partit chercher le sable et la boue du Rio Seco pour composer sa dernière oeuvre qui survivra au cèdre, au marbre et à l’argent de ses œuvres précédentes. Quand le fou, l’esclave, le prisonnier et le plébéien disent : Liberté, l’homme noble dit : Honneur, Beauté, Amour ou Sagesse. La liberté maximale naît de la rigueur maximale, dit Léonard de Vinci : parce que l’homme est d’autant plus libre qu’il est plus fort, – comme on l’enseigne à la chaire de Défense Nationale de La Plata, et l’obsession de la liberté est la preuve de la plus grande faiblesse, qui est la faiblesse de l’esprit. Y-a-t-il quelqu’un, dans le monde, qui veuille être libre comme le sont les Uruguayens, qui sont les hommes les plus libres du monde, si l’on en juge par ce qu’ils disent ?

Bien. Cette obsession de la liberté propre au fou est venue servir à merveille les forces économiques qui se déchaînèrent à cette époque ; et le pouvoir de l’Argent et de l’Usure, accompagnés eux-aussi par l’obsession qu’on leur fiche la paix. On leur ficha la paix : ils gagnèrent sur l’âme et sur le sang, sur la technique et sur le commerce ; et une nouvelle ère put commencer, dans laquelle on se mit à parler de liberté comme jamais, bien que jamais l’homme n’ait été moins libre. Une hérésie pour partie catholique, pour partie protestante et pour partie athée, – car Rousseau fut successivement protestant, catholique et athée -, voyait justement le jour au moment même où nous autres Argentins accédions à l’indépendance. Elle nous fit autant de mal que peut en faire une bonbonne de rhum dans une cellule de moine ; elle ne nous détruisit pas complètement parce que, grâce à Dieu, il y avait ici de puissantes vitamines espagnoles. Et il y avait aussi des hommes qui n’étaient pas des moines.

Mais le mal que fit le libéralisme sur le Vieux Monde où il naquit fut peut-être pire : chez nous, le soleil, les grands espaces et le vent de la pampa revigorent. Là-bas en Europe, c’est désormais cette guerre atroce à laquelle je ne peux pas même penser. Et d’autres destructions morales et spirituelles pires encore que la guerre, si possible, auxquelles il me serait impossible de ne pas penser, même si je le voulais ; elles pèsent tellement sur mon esprit que je vieillis à vue d’œil et qu’elles me rendraient fou si je n’avais pas ces deux consolations célestes que sont la philosophie et le journalisme.

Un jour, le philosophe Santayana rêva qu’il voyait passer quatre cavaliers sur quatre chevaux, un noir, un alezan, un bai et un blanc. Comme ils étaient tous empanachés, armés de pied en cap, il leur demanda :

-Où allez-vous ?

-Nous allons libérer les peuples.

– Les libérer de quoi ? leur cria le philosophe.

Et l’homme couronné qui se tenait sur le cheval blanc répondit :

-Des conséquences de la liberté.


Cabildo
, Buenos Aires, n°606, 14 juin 1944

[1] Jeu de mots sur le double sens du verbe fajar : langer, emmaillotter ou frapper, fesser. Impossible à restituer en français.

[2] Le lunfardo est l’argot traditionnel de Buenos Aires.

[3] Castellani fait référence à l’hymne national argentin : Libertad ! Libertad ! Libertad ! Oid el ruido de rotas cadenas ! : « Liberté ! Liberté ! Liberté ! Entendez le bruit des chaînes brisées ! ».

[4] Castellani joue à nouveau sur le double-sens de fajar : langer ou frapper.

[5] En français dans le texte.

Traduction et notes : Erick Audouard

© Erick Audouard.