Marcher dans les affres

 

Chant I

 

Un homme avait deux douleurs. L’une chantait dans les graves, l’autre dans les aigus, mais sans s’accorder, aux dépends de l’harmonie. Entre les deux, l’homme ballottait, vivait la vie d’un ballon crevé que des rivales se lancent de plus en plus vite, de plus en plus fort, excitées comme des petites folles.

Cependant l’homme attendait. N’avait pas de projet, ne pensait rien de précis. Il attendait la Troisième Douleur à la voix souveraine, à l’autorité sans partage, la Troisième Douleur qui met fin aux enfantillages, qui libère des distractions malsonnantes dont l’existence est le jouet.

Quand viendrait-elle ?

– Sois patient, lui dit un ami, je crois entendre son pas…

Elle arriva comme il disait, avec son absurdité propre, avec sa face atroce, et il la reconnut aussitôt. Enfin, elle était là, la douleur de ses rêves !

Mais il y avait une surprise : elle recouvrait le monde.

 

Chant II

 

A cette époque, Souffrance et Joie n’étaient plus sur les territoires. Souffrance et Joie vivaient au-delà des marches, chez le tiers famineux ou mal gavé, et l’on racontait qu’on ne les reverrait plus. A leur place, Plaisir et Tristesse, jumeaux suçant leur pouce, sevrés des mamelles de la Nécessité.

Dans ces conditions, l’an dix-neuf n’avait eu aucun mal à pondre sa larve dans le gras des peuples. Elle y faisait cocon, profitant d’un sommeil moelleux, et de la fermentation des lois, luxuriantes et lascives comme une jungle.

Quand sa tête fut à point, elle perça facilement. Ouvrant grand la gueule, l’an dix-neuf dévora l’an vingtième, ne fit qu’une bouchée de l’an vingt-et-unième. Et son ombre entamait la décade, comme s’il ne devait plus y avoir qu’une année toujours, une unique année jalouse et vorace, avaleuse d’aubes et de crépuscules.

Année-cyclope, année-monopole, année annelée comme un gros ver, gluante comme une limace, et m’as-tu-vue comme un œdème.

Année de la petitesse gigantesque, titan de rien tortillant du croupion.

Année processionnaire aux longues soies urticantes, aux longs dards éjectables, congre d’orgueil scabreux gloutissant le siècle sans vergogne, asphyxiant chaque chose, chaque figure, chaque geste, chaque parole un peu claire et sensée, sous les tonnes d’une malveillance inouïe.

 

Chant III

 

Une rumeur souffla de l’Est, une rumeur souffla de l’Ouest, et le champ des distraits fut fauché. Comme épis de blé liés en seule gerbe sous le genou, tels ils se retrouvèrent unis. A cette époque, les distraits étaient le grand nombre, à point pour la récolte.

Il avait suffi d’inventer le Fléau Futile. Comme il ne se passait rien depuis longtemps, le résultat fut un succès. C’était une révolution pour le menteur et pour l’injuste. La plupart avait coutume de se nourrir d’une apparence de vent, mais un tel aplatissement dépassait leurs espérances. Élucubrer l’ennemi, diriger les rêves, les mettre en tuyau, qui donc l’empêcherait, désormais ?

Aussi, quelle magnifique communion quand, par tas, par bancs, flanc à flanc, idéalement conglomérées, avec le mimétisme millimétrique de la sardine et du hareng, les foules vinrent se ranger sous les jupes de la Majorette Géante ! Elle maniait le bâton qui fascine.

Puis ce fut le débarquement des Walkyries à cheval sur des microscopes.

 

Chant IV

 

Le néant toussait sur l’être.

Etait-ce un mauvais rhume, était-ce la fin du monde ?

Les savants ignoraient, les ignorants savaient.

 

Des missiles abstraits bombardaient l’entendement.

Parachutés du haut de plateformes astrales, des transes à tête blindée s’abattirent sur la plèbe en déroute.

Depuis leur rotor ajustant le banal, les pales de l’hélicoptère à statistiques frôlaient les têtes, éventant le crétin, crétinisant le sage.

L’indigestion était chroniquée. Toutes les minutes, en direct, un reportage rendait compte.

 

Chant V

 

Alors le bélier de l’impossible cogna dans le probable, et l’aberrant fit souche.

Pas un fait debout, sans qu’aussitôt sa réplique ne l’accablât.

Il plut du spectre.

Une éponge effaça les projets. La craie du légiste traçait les contours de l’avenir comme au sol un cadavre.

A tous les carrefours se dressèrent les épouvantails à pensées.

 

Il y eut branle-bas dans le vide.

Les cloisons de la morgue se firent transparentes. Derrière, vêtues de fourrures de chiffres, des squelettes défilaient sur des podiums de boue. Subjugués par des diagrammes et des courbes en cloche, bien des gens imaginèrent que la mort les entreprenait. Certains s’étouffaient avec leur propre langue, d’autres se noyaient à la vue d’un verre d’eau.

 

Chant VI

 

Ayant mimé le coup de tonnerre dans un ciel sans nuage, les Hébéteurs se tinrent à l’affût. Leur hameçon crochetait l’oreille de tous. Dans un moment, ou plus tard, ou tout de suite, quand ils voudraient, ils moulineraient depuis la berge, avec une belle souplesse de poignet et toute l’ingéniosité acquise à l’école du vil.

En mars, c’était toujours février. En avril, février. Février en mai, février en août. Tous les mois février, et son herbier de fièvres.

Pendant ce temps, les verts-de-peur et les riants-jaune, les jambes-à-leur-cou et les je-vous-avais-prévenus, tous s’amassaient entre les quatre murs du sauve-qui-peut.

Tous murmuraient, mais tous étaient perplexes.

Tous voulaient mordre, mais tous hésitaient, confus et suspicieux, comme qui se demande s’il n’a pas enterré, autrefois, un enfant dans son jardin.

 

Chant VII

 

Le combat se déplaçait. Il avait rétréci et il était partout.

Infinitésimal, le champ de bataille, dérouté le chevalier qui toute sa vie s’était préparé pour le corps-à-corps. A quoi servait son fier destrier, maintenant ?

Les conditions d’existence changeaient trois fois par jour.

Dans un fumet de chapelle brûlée et de grandes orgues cuites, les édits de prohibition commencèrent à paraître. Certaines heures, se tenir debout était tabou. Les haut-parleurs ordonnaient : « Assis ! », et les gens s’asseyaient, « Couché ! » et ils se couchaient. « Que plus personne ne bouge ! », et personne ne bougeait.

Il y avait de l’inertie pour chacun. On entendit voler les mouches, et pas que voler, grésiller d’aise au fond d’orifices indéfendus, pour la première fois si dispos, si ouverts à la rencontre.

Puis on masqua les trous.

 

Un climat d’aquarium aux moiteurs viciées de piscine envahit la cité molle. Le sable, dans les sabliers, virait au béton. Le monde était à l’arrêt, comme le criquet après le baiser de l’épeire, lequel n’a plus qu’à se laisser dissoudre par son venin, tranquillement, notez bien, tranquillement, enfin soulagé du tracas d’aller ici ou là.

Les populations retenaient leur souffle, attendant le visa de respirer. Seule la battue des cils faisait un peu d’air.

Populations ensevelies, couvertes de cendre, momifiées dans des poses pompéiennes, semblait-il, mais vues de près, elles tremblaient. Et si fort que les vibrations étaient imperceptibles – sauf à la loupe de l’expert, en qui la singularité du phénomène éveillait grand intérêt, cette vie sans vie, cette agonie sans cri, ce grelottement dans un four, cet évidemment sur pied de la chose humaine.

 

Chant VIII

 

Dans ces jours-là, tout faisait le même bruit. C’était le bruit d’un piège qui se ferme.

Non seulement les invectives du démagogue mais jusqu’aux plus délicates sonates, qui résonnaient comme échos de cachot, comme mâchoires de fer happant la patte du levraut malchanceux. En vain trépidaient les phalanges du virtuose, en vain. La musique restait séquestrée dans le piano.

Dans ces jours-là, les promesses de remède étaient exprimées avec autant d’aigreur que des menaces de mort.

Dans ces jours-là, il n’était question que d’une question. La question singeait l’Événement, affectait les manières du bistouri de l’Histoire quand il tourne autour de l’abcès, agaçant la gencive où la dent du pays ne tient plus qu’à un nerf très fin, comme le dernier cheveu d’un chauve.

Mais cette question n’était pas le bistouri de l’Histoire et elle n’était pas l’Événement. Elle n’était pas même une question. Ce qu’elle était, bien malin qui l’aurait su dire.

Dans ces jours-là, la force était du côté de la fange. La fange gagnait le respect. Elle crachait dans la bouche des multitudes, et les multitudes s’en délectaient, comme d’une becquée.

Dans ces jours-là, la magnanimité hantait les égouts en compagnie de l’ordure et du rat. Le cachalot fuyait dans les grands fonds l’inventaire qui rend fou.

Dans ces jours-là, l’étouffement avait des doigts de fée.

Dans ces jours-là, le crime imitait la fraîcheur de la jeune fille.

Paré des tendresses de l’aube, le fiel lançait ses appâts chatoyants.

 

Chant IX

 

Des rideaux écartés d’un ongle épiaient des rideaux écartés d’un ongle.

Le flic en chacun avait pignon sur rue.

Et les paroles pourrissaient la bouche. C’était des paroles comme des dartres, comme des fruits naguère exquis refluant en acide, en soufre, en raisons de parler pour ne rien dire.

La définition des choses variant toutes les heures, la langue aux muqueuses inquiètes n’osait plus nommer les choses.

De jour comme de nuit, le matin comme le soir, il y avait exécution publique de mots. Tantôt un mot solitaire, tantôt un groupuscule de mots factieux, accusés de fronder, passaient par les armes. Entre chaque rafale, des hochets sonores pénétraient l’esprit comme des tanks une ville conquise.

On baptisa d’un nom flambant neuf les mille manières d’être sans pitié.

 

Chant X

 

Il y eut des prélèvements. Il y eut des analyses.

Des légions d’écouvillons ramonèrent les cavités de l’ineffable.

Entre la cause et l’effet, un rideau de fer, comme une sanction, tomba. Il fallut un permis pour se rendre à l’évidence.

Jamais le prochain n’avait été si lointain. Dire à portée de main, c’était dire voyage, c’était dire périple, expédition dans l’inconnu. Il fallut un passeport pour accéder à l’immédiat.

 

Chant XI

 

On calomnia l’insouciance pour augmenter la peur.

Puis on calomnia la peur pour que le courage soit maudit.

On se lava les mains en face du raz-de-marée.

On signa des pétitions contre l’avalanche.

On pilota le cyclone, on commanda la mer.

On siffla les vents comme des caniches.

On rationna l’espace comme on rationnait la vérité, vieux croûton que les chiens même éludaient.

 

Chant XII

 

Ce fut la Grande Guerre des Glabres.

Depuis le temps qu’ils la voulaient, leur guerre !

Depuis le temps que d’être héros les tenaillait l’envie ! Ils jubilaient.

Une légende militarisée sculptait le buste de l’escroc, primait la sotte et le jean-foutre.

L’outrage était ministre. La dérision présidait.

Aux sphincters, la voie des urnes. Aux étrons, le suffrage des mouches.

Sur le torse du déculotté brillaient bien des médailles.

 

A eux la nuisance et la gloire !

A eux la lumière au bout du tunnel, la lumière là-bas comme un pus !

 

Chant XIII

 

Qui s’en allait encore par une soirée d’été, s’allonger sous un arbre, et de là, les mains sous la nuque, regarder le ciel en attendant la joie de son cœur ?

Non seulement les parages étaient tortueux, mais aussi n’importe qui en dedans. Si tortueux son intérieur qu’il n’y mettait plus les pieds. Une simple pensée, une pensée en bas âge, innocente et sans arrière, n’en menait pas large dans ce coupe-gorge. Dès que conçue, le noir la cernait, à la croisée de chemins impraticables et lugubres.

 

Chant XIV

 

Tout à coup, après s’être beaucoup cherchée, l’époque se fit un corps sur mesure. Son âme jamais n’ayant été si lâche, il s’agissait d’un corps de peu de viande, de peu d’affects, un corps désentraillé, évasif et discutable pour tout dire, et plus idée que corps, à ne savoir où planter son couteau.

Tout à coup, l’état d’urgence interdit de prendre son temps. Chacun était tenu de le perdre dans les plus brefs délais.

Tout à coup, le pouls du monde s’accéléra, puis s’évanouit. La circulation reprit, mais l’envie n’y était plus.

Tout à coup, une rame plongea dans les visages, dissipa les traits. On découvrit que les yeux n’ont rien à dire. Quel étonnement ! Pareils à des bouts de verre coloré, les yeux tournoyaient à la surface. La lune y reflétait son ovule stérile.

 

Chant XV

 

L’oxygène se raréfiait dans le bocal social, mais on faisait aller.

A quoi bon se défendre ? Le tendon à objecter objectait en vain, il ne liait plus le muscle à l’os.

 

Une fois chacun dans sa cuvette, la faune humaine muta flore.

Elle adhérait.

Pour commencer, ce furent des regards à fleur de sable, des regards de crabe enfoui, de baudroie effarée, des regards de limule à vision latérale et bruitée, ne percevant que des mouvements primaires, observant leur alentour avec circonspection.

Dans la foulée, plus rapidement qu’on l’aurait cru, ce fut l’aphasie à bulles des fonds marins, où baignaient des individus devenus éponges, feuilles rubanées d’une consistance de caoutchouc, bouts d’intention corallins, calcaire de décisions inachevées, varech de velléités incolores, intestins végétaux occupés d’une éternelle coction, moignons aveugles et versatiles agacés ça et là par des questionnements hoqueteux d’hippocampe.

Au bout de quelques mois, avec des langueurs d’algues, la masse citoyenne brandillait, filamentaire et alléluiatique, son sacro-saint espoir de parvenir à se dire un jour qu’il en était ainsi pour le mieux.

 

Chant XVI

 

Trop sourde pour se taire,

Trop bête pour ignorer,

Trop sénile pour mourir,

Trop morte pour être tuée,

Est-ce bien toi céans,

Race des Seigneurs de la Terre ?

 

Chant XVII

 

Il y eut une saison de poison et une saison de friandises.

Après des millénaires de refus acharné, on s’adaptait à l’informe.

Le visqueux ne rebutait plus, ni la vie sans vertèbres.

Dire qu’on n’avait pas encore essayé !

 

Enfin les obstacles tombent, enfin les routes s’aplanissent, elle va planter sa tente, la Paix universelle – une paix totale, une paix comme on n’en a jamais vue, une paix de parc à huîtres.

 

Chant XVIII

 

Qui savait habiter la division faisait son nid partout.

Et la période matraquait. On l’aurait presque oublié, mais quelques iniquités auparavant, il y avait eu des arrachements propédeutiques, des migrations contre-nature. Par exemple, un œil n’est pas à sa place sur le trottoir. Une main non plus. N’empêche, le trottoir avait reçu cette ingrate semence, et il n’était pas rare d’y rencontrer une main libérée, franche de corps, une main qui n’en serrera plus d’autre, tristement comme étoile de mer qui sèche à marée basse, tristement qui songe à la gifle et à la caresse, aux anciens liens, aux occupations d’antan, et combien doux, combien doux c’était d’obéir aux commandements.

Déjà le mâle et la femelle de l’espèce n’allaient plus côte à côte, portant un petit sur la hanche. Ils se tournaient le dos, et la rancune soudait leurs omoplates.

Les enfants qui restaient, leur face était rongée par la décrépitude. Les adultes s’habillaient avec leur innocence, rejetant sur eux le fardeau d’une conscience trop lourde.

Souvent, il arrivait de voir un quidam remuer une poubelle à la recherche de sa dignité perdue. Fouillait, fouillait, ne sachant où l’avait mise, se demandant si ce n’était pas plutôt père, ou mère, qui par étourderie, qui par ignorance, s’étaient rendus coupables de cette perte irrémissible. (Tel était le péché de la génération du dessus, d’avoir égaré ses titres de grandeur).

Vaste, en vérité, l’infécondité du monde.

Même le mal ne faisait plus de fleurs.

 

Chant XIX

 

Age pour innover ! Age pour inventer !

Âge où la salle des fêtes est bâtie sur le sous-sol des agonisants, dont les derniers râles, par un système ingénieux, chauffent le plancher que foulent les danseurs aux pieds nus.

Âge où des gabarits standards donnent les dimensions correctes du cœur.

Âge où les séances de rabougrissement sont conduites par des pédagogues laineux, doux comme des agneaux, se faisant fort d’encaquer un volcan dans un dé.

Âge où le tigre a rendez-vous chez le pédicure.

Âge des crèches à fausses couches.

Âge des espaces-détente entre deux séances de torture.

Âge qui proclamait : « Je doublerai le réel à la course !

Je briserai l’échine de l’original sous joug du simili !

J’aurai la peau des choses simples ! Jusqu’à l’os, je les écorcherai, pour de chacune faire un siège, et poser dessus les fesses d’un magistrat vicieux ! »

 

Chant XX

 

« Oyez, oyez la bonne nouvelle.

Rien ne signifie et tout n’annonce rien.

Abolition du terminus ! Quarantaine pour l’immuable !

Plus jamais Demain n’héritera d’Hier.

Le Temps, nous l’avons haché menu.

En rondelles de primeurs successives, en séquences fines et digestes,

saucisson que le Temps !

Oyez, oyez la bonne nouvelle.

Il n’y a que des avant et des après.

De l’intention de tuer la main qui tue n’est pas même une cousine. »

 

Chant XXI

 

Les idées sortaient de leurs gonds comme des portes.

Abandonnant leur charge, les idées voulaient vivre leur vie, loin de la maison. Assez grincé !, elles vagabondaient au mépris du chambranle.

Portes errantes, portes buissonnières, mais c’était des portes closes.

Portes closes, quoique sans verrous, par la pression qu’exerçait d’un côté celui qui voulait entrer, de l’autre celui qui voulait sortir.

Âpres leurs jurons ! Mince le panneau qui séparait leurs ahans !

Ils avaient suivi leur idée dans le désert, et ils poussaient, poussaient.

Mais plus ils poussaient moins ils ouvraient. Ils croyaient s’opposer, mais c’était pure méprise. Croyaient faire la différence, mais c’était symétrie, parfaite symétrie, impeccable similitude d’un chiche écran masquée.

En chacun brûlait la soif de franchir un seuil.

 

Chant XXII

 

Selon les normes d’hygiène en vigueur, les quatre Éléments non plus n’étaient pas dans leur assiette. Terre en surpoids, feu fiévreux, et l’air suffoquait, et l’eau avait l’air maladif – moins par l’effet d’un mésusage qu’à la suite d’une tare dans leur conception, dont la désinvolture quasi fantasque et le côté si péniblement « artiste » contrariaient depuis toujours prévisions et calculs.

Lacs. Rivières. Montagnes. Magma. Voûte céleste. La liste des choses à rectifier s’allongeait.

 

Chant XXIII

 

Honte, qui t’offrait l’hospitalité ?

L’anathème était sur toi, ta tête mise à prix.

Encore si, les jours d’épuisement, sur les genoux d’un galeux, au pied d’un pont, tu avais pu la reposer !

Mais tout galeux était fat de sa gale, à l’époque, et nul pont ne prêtait sa pile aux épuisés.

 

Honte qui ne s’en étend pas moins pour autant,

Honte ainsi qu’une nappe d’hydrocarbures au large des côtes,

à l’insu des plagistes exhausse l’horizon d’un turbulent bleu d’induline,

Honte irisée qui progresse sur le dos de la houle, à la vitesse d’un cheval au galop,

et la voici qui soumet sinus et poumons à sa loi.

 

Chant XXIV

 

Civilisation, tu levais les voiles, tu faisais ta tournée d’adieux !

Comédienne aux pâmoisons atlantiques, ivre d’applaudissements, avec tes vagues à l’âme, tes vertus à froufrous, tes brillants foulards en soie d’étrangleuse, avec de nobles, avec de hauts, de grands gestes d’estrade pour dissimuler tes pieds bien au chaud dans le malheur du monde !

Et nous te suivions, nous te suivions pour être à l’aise dans le malheur du monde.

Et toi, que suivais-tu ? Tu suivais le Mieux, ton éternel amant.

N’était-ce pas lui, depuis le début, le bien-aimé ? N’était-ce pas le Mieux ce galant toujours vert, et qui promet, qui mène vers du meilleur sous peu et qui ne vient qu’en pire, un pire auquel le troupeau se fera malgré tout, allant jusqu’à se piétiner lui-même pour être à l’aise, encore une fois, dans le malheur du monde, dans sa stupidité, dans son ingratitude, dans son exode sans fin.

 

Chant XXVI

 

Plus on expliquait, moins on comprenait. Moins on comprenait, plus on tolérait.

Que tolérait-on ? Un vaste effort anonyme, une poussée qui défonce et qui presse, qui tripote, qui malaxe et triture. Mais quoi, mais qui ?

Quelque chose de mesquin s’essayait à la totalité. Quelque chose sordidement pétrissait les vivants comme pâte à modeler, pour en faire une boule de glaise, et repartir à zéro. L’évolution n’avait rien donné de bon. L’avenir était à la bouillie primitive, au silence des grumeaux.

 

Le néant ne toussait plus, il attaquait l’être en détail, glande par glande.

Adieu religion, adieu tradition, adieu nation, famille, personne ! Il est pour vous, le compacteur ! Et la niveleuse, pour vous aussi ! Pour vous, pour vous, une destinée d’asphalte ! C’est un autre ciment qu’on coule à présent pour tenir les choses fraternelles.

 

Chant XXVII

 

A un siècle de confitures succède un siècle sans pain.

 

Quand le pain vint à manquer, il fut illégal d’avoir faim. C’est ainsi que les riches ôtèrent jusqu’à la salive de la bouche des pauvres.

 

Chant XXVIII

 

L’homme n’a pas même texture en tout temps. Ce temps-là le vit plâtre, friable, pulvérulent, quasi soluble. Ce qu’il avait gagné en étendue, il l’avait perdu en densité. Sa dissipation faisait le tour du globe.

Comme il y avait décombres, il y avait encombrement. Le manque de place imposait des coupes dans un futur surpeuplé. A tous les étages, les Caïn se mirent à dénoncer les Abel en trop. Ceux qui n’étaient pas immolés sur l’autel de la Salade de bronze s’agenouillaient devant le Mur aux Yeux Cousus. Ils lui donnèrent leur sang, ils lui donnèrent la chair de leur chair. Cette offrande ouvrait des droits, comme celui de balancer son semblable par-dessus bord. Ils balancèrent leur semblable.

 

Chant XXIX

 

Le cerveau de la vieille tribu était pris d’une migraine terrible, à cause qu’il concevait une Nouvelle Humanité dans ses lobes, au moyen d’équations complexes et d’idées courtes. La couvade en cours, l’embryon juste formé, pas plus gros qu’une tumeur, que déjà l’on courrait quérir la Hache-Qui-Accouche, celle qui avait soulagé un dieu enceint des méninges, sur l’Olympe, en lui fendant le crâne.

Naissant prématuré, l’homme tenait désormais à le rester. Il se conservait du berceau au cercueil dans un état de sous-développement remarquable. Ne voulant plus mûrir dessus, ni pourrir dessous, il divorçait de la poussière. N’avait-elle pas pris du bon temps ? A son tour d’être humiliée !

Grosse de cette mission, la Science confisqua fragrances et parfums.

Elle mortifia le sperme, lyophilisa le jus de l’éternelle jeunesse.

Fini les Oh, les Ah ! Elle ne travaillait pas pour s’émerveiller, ni pour l’heureuse étude de la vie, ni pour saluer le forgeron des formes et des mouvements.

Elle était pour réformer, pour déformer, pour venger, pour réparer les torts, pour la vie dévitalisée, la vie de synthèse, une vie biologiquement irréprochable dans une réalité irréprochablement feinte.

L’espoir se portait sur l’appareil à stabiliser les fantômes. Encore un effort, et l’on pourrait se contenter d’avoir l’air d’être !

 

Chant XXX

 

L’attention, sa pointe est dure, elle s’aiguise. Il n’en va pas de même avec la curiosité, laquelle n’offre au monde qu’une plaque tendre et collante, facilement impressionnable, sans résistance contre une tactique ad hoc.

C’est par ce mou que les imaginations se laissaient mordre. C’est par là qu’elles se raboutaient aux moniteurs. Une fois anesthésiée et proprement fluidifiée, à longues goulées leur substance par le drain du Siphon Ténébreux…

Curiosité mortelle ! Pauvres proies, petites et grandes, absorbées comme un sirop !

Mais cela devait arriver. Cela était inévitable. Depuis combien temps savait-on plus de choses qu’on ne pouvait en aimer ?

 

Chant XXXI

 

Cependant, parmi les victimes les plus volontaires le doute pointait, l’affreux doute qu’il y avait peut-être erreur sur toute la ligne – erreur depuis le début, erreur petite mais funeste, pareille à ce caillou dans l’aiguillage ayant conduit un train sur une voie sans issue, au milieu de la nuit polaire et qui ne pardonnera pas, et les passagers de se regarder les uns les autres, n’osant descendre, incertains du sort qui les attend.

Aux rêveurs de demi-tour, une mélodieuse voix de fillette pépiait sur tous les tons : TROP TARD, TROP TARD, TROP TARD.

 

Chant XXXII

 

D’autres jouets vinrent, d’autres fouets.

S’ouvrirent des fronts nouveaux, impossibles à cautériser.

Peu importait qui attaquait, qui contrattaquait, la victoire la plus flagrante durait environ une minute.

Crier hourra, hâter sa perte, une seule et même chose.

 

Tout n’en finissait pas de finir dans l’inachevé.

Même l’œuvre du génie, à deux doigts du terme, au bout d’une phrase splendide et qui en imposera, son point final se retournait contre elle, pfuitt, la consumant comme traînée de poudre jusqu’à la première page.

 

Chant XXXIII

 

Toi qui écoutes, m’entends-tu ?

J’ai marché dans les affres, l’ami.

Sous le rabot j’ai passé. L’électricité nous a sondés, de fond en comble, sans atteindre la crypte.

 

Bientôt s’épanouiront les noces sur ce vieux sol béni d’obus.

Plus loin, plus loin, ah, quel souvenir !

 

Préparez le trône du roi brisé.

 

*