DE LA GUERRE, par Leonardo Castellani

Saint Ignace,

Pío Baroja et Hitler

(1944)

 

EXTRAIT de

Cristo ¿vuelve o no vuelve ?

Traduit par Erick Audouard

 

 

Je veux parler d’abord de l’état actuel du Protestantisme, qui, de toutes parts, se déclare socinien[1]: c’est ce qu’on pourrait appeler son « ultimatum », tant prédit à leurs pères. C’est le mahométisme européen, inévitable conséquence de la Réforme. Ce mot de « mahométisme » pourra sans doute vous surprendre au premier aspect; cependant rien n’est plus simple. Abbadie, l’un des premiers docteurs de l’Eglise protestante, a consacré un volume entier de son admirable ouvrage Sur la Vérité de la Religion Chrétienne à la preuve de la divinité du Sauveur. Or, dans ce volume, il avance avec grande connaissance de cause, que si Jésus-Christ n’est pas Dieu, Mahomet doit être incontestablement considéré comme l’apôtre et le bienfaiteur du genre humain, puisqu’il l’aurait arraché à la plus coupable idolâtrie. Le chevalier Jones (Works, tom. V, p. 588) a remarqué que le mahométisme est une secte chrétienne, ce qui est incontestable et pas assez connu. La même idée avait été saisie par Leibnitz et par le ministre Jurieu…

L’Islamisme, admettant l’unité de Dieu et la mission divine de Jésus-Christ, dans lequel cependant il ne voit qu’une excellente créature, pourquoi n’appartiendrait-il pas au Christianisme autant que l’Arianisme, qui professe la même doctrine?… Le Protestantisme, ayant donc, partout où il régnait, établi généralement le socianisme, il est censé avoir anéanti le Catholicisme dans la même proportion. Vous semble-t-il qu’un tel état de choses puisse durer, et que cette vaste apostasie ne soit pas à la fois la cause et le présage d’un mémorable jugement?…  [2]

Joseph de Maistre

 

 

C’est volontiers que nous garderions la bouche fermée devant la guerre européenne, en signe de saisissement religieux, comme face à une éruption volcanique ou à un tremblement de terre d’une magnitude inouïe : quand Dieu passe, il faut faire silence. Mais il se trouve que les Argentins parlent trop de la guerre, et que beaucoup en parlent mal, certains allant jusqu’à empiéter sur la juridiction de la Providence, tel Ortiz Echagüe qui a cru bon,  dès le début des hostilités, de poser son séant sur rien moins que le trône de Dieu, depuis lequel il a condamné l’Allemagne et excommunié Hitler[3].

On se met à considérer les nations d’Europe comme si nous étions les juges attitrés de quelques individus convoqués au barreau : on décide, on tranche, on sermonne, on excommunie  – donnant un horrible spectacle. La faute en revient à l’indiscipline de notre presse. Péché d’anthropomorphisme et de simplisme aggravé. Cette guerre est semblable à celle de 1914, qu’on appela Guerre Mondiale ou Grande Guerre. Il s’agit essentiellement d’une guerre entre deux nations protestantes. Au fond, elle incarne l’effondrement de la civilisation instaurée sous le signe du protestantisme. De telle sorte que nous avons affaire par-dessus tout non à une guerre « politique », mais à une guerre « religieuse » – bien qu’il faille s’abstenir absolument de l’appeler « guerre sainte » : car c’est une catastrophe, non une croisade.

En 1922, Leopoldo Lugones eut une polémique avec un prêtre argentin pour avoir déclaré dans La Nación que la religion était la cause de toutes les guerres. Tout harnaché d’histoire, le prêtre défendait l’idée que la religion n’était pas la cause de toutes les guerres, donnant pour exemple la guerre de Troie, dont l’origine fut le rapt d’une femme, la guerre du Péloponnèse, qui éclata sur une question hégémonique, la guerre des Gaules, caprice de Jules César, et tant d’autres guerres médiévales entre dynasties, motivées par la prédation ou le point d’honneur, voire la simple envie d’asséner des coups d’épée sur des crânes – envie qui prenait de temps à autre ces robustes chevaliers gavés de tournois, de théologie et de viande de bœuf. Tout ce qu’il avançait là était vrai, mais son point de vue n’était pas celui de Lugones. Lugones secoua son contradicteur énergiquement, comme un taureau dont l’oreille est mordue par un chien qui ne lâche pas prise. C’est que son approche était plus haute que celle du prêtre… tout comme ses raisons, et surtout ses conclusions, étaient plus maladroites et plus erronées.

Lugones disait : « Toutes les guerres sont religieuses ; c’est pourquoi la religion est une mauvaise chose ». Dans cette formule, on peut nier la majeure, mais il vaut bien mieux distinguer la mineure. On peut répondre utilement : « En effet, toutes les guerres sont d’une certaine façon des guerres religieuses ; c’est pourquoi la religion est une chose importante chez les humains, et certaines religions sont effectivement mauvaises ; à commencer par les cultes idolâtriques, qui sont suprêmement mauvais quand l’idolâtre ignore qu’il idolâtre ».

La guerre est un phénomène énorme, qui saisit les hommes en masse au prix de leur vie. Psychologiquement, l’offrande de la vie est un phénomène sacrificiel, donc strictement religieux, latreutique[4]. De nos jours, l’hostie est un petit disque de pain fabriqué par des religieuses – pain que je consacre et que j’adore ; mais, originellement, hostie vient d’hostis.[5] Prenons un autre exemple : l’attitude de l’orant  qui élève les deux mains dans la messe latine correspond à l’attitude du guerrier qui se rend, les mains exhibées en hauteur. Les grandes guerres, les guerres qui précipitent deux peuples l’un contre l’autre, et non deux troupes de mercenaires, ces guerres-là se font toujours pour la Divinité que ces peuples adorent, au nom de leur conception de la vie et de la conduite de l’homme qui dérivent de cette adoration. Cela n’exclue en rien la causalité du facteur économique – cause matérielle, tota sed non totaliter [6]  – de toutes les grandes guerres, comme le montra Carlos Marx[7] et comme l’avait déjà montré Aristote.

La guerre moderne, avec les horreurs déchirantes et les profonds sacrifices qu’elle implique, sans oublier la participation plus ou moins complète du corps civil, est un phénomène si abyssal qu’il ne peut provenir que des régions les plus hautes et les plus absolues du psychisme humain, là où la religion a son siège. Récemment, la revue Sur a déclaré, pour le dire ainsi, la guerre à l’Allemagne, invoquant pour motif que, et citons-les textuellement : « L’Allemagne a un système politique qui prétend s’ériger en religion ». C’est la vérité pure. Mais le plus triste, c’est que l’Allemagne est loin d’être la seule dans le cas. Au fond de ce qu’on appelle libéralisme, pris dans son sens philosophique et théologique, il existe aussi, bien que plus dissimulée, une véritable idolâtrie. Que m’importe que l’Idole à laquelle on sacrifie s’appelle Race ou Progrès Indéfini ?

L’expérience religieuse consiste essentiellement dans la réponse vitale au Tout, à savoir dans la réaction intégrale, suprême et permanente, qu’adopte l’être humain face à l’Ensemble de l’Univers, lorsque tout ce qui n’est pas lui devient une personne pour parler avec lui ; et quand ce dialogue s’enracine dans le fondement même de son esprit[8]. « La Religiosité est l’expérience de l’Universel »[9] ; dans ce sens psychologique, elle est une chose inextirpable, naturelle dans l’homme, à tel point que Von Monakov  et Mourgue[10] ont pu établir d’un point vue entièrement biologique l’existence d’un instinct religieux, sommet et prolongement symbiotique des instincts fondamentaux : formatif, conservatif et procréatif[11].

Les peuples qui n’ont pas de religions formées ont des religions informes. Ceux qui n’ont pas de religions informes ont des religions diffuses, farcies de monstruosités ; et leur état social est conséquemment rudimentaire et plus ou moins atroce. Ce que disent les gens du peuple à propos de cette guerre est littéralement vrai et profond : « Sainte Mère, après tant de civilisation, les hommes sont revenus à la sauvagerie ! ». En effet. La caractéristique de l’état social sauvage est précisément la contamination du social et du politique par le religieux à l’état informe de mythe. La culture, tout au contraire, procède principalement à une discrimination réflexive des ordres qui sont naturellement inséparables (formant une totalité) ; elle se reconnaît à ce « distinguer sans séparer, pour réunir », qui est l’acte le plus abouti de la raison humaine, selon Jacques Maritain.

Dans un ouvrage estimable[12], un éminent professeur argentin, José María Rosa, a tenté de prouver qu’en tant que phénomène sociologique la société est génétiquement religion : thèse de Durkheim qui n’est pas acceptable dans sa rigidité, comme Imbelloni l’a bien démontré[13], mais qui s’exprime depuis un noyau de vérité indéniable : la religiosité est un élément constitutif essentiel de la sociabilité ; il n’existe pas de société adulte et équilibrée, et surtout de société durable et puissante, sans un ciment religieux. Il y a peu, nous avons essayé d’illustrer cette vérité philosophique sous forme vulgaire, en expliquant à un membre du gouvernement comment « il est désormais urgent et primordial que les Argentins se mettent d’accord au sujet de la religion », au moins autant, sinon plus, à ce sujet qu’à n’importe quel autre ; sans cet accord, il manquera toujours un axe à l’équilibre politique, et la nation entrera nécessairement dans une crise. Dans le langage diplomatique, cet accord porte le nom de concordat.

Pourquoi ?

Parce que celui qui n’adore pas le Dieu vivant est voué à adorer des dieux morts, divinités artificiellement galvanisées par les projections mythiques de son âme éternelle. L’homme étant un animal adorant, il adorera Mammon, Vénus, Mars, Apis le Bœuf, la Liberté, Bouddha, la Démocratie, la Beauté, la Science, l’Art, Moloch, la déesse Kali, les Grâces, les Furies… et que ce soit sous ces noms ou sous d’autres noms, et même sans nom, c’est du pareil au même ; à notre époque, il adorera sûrement la monstrueuse idole hégélienne appelé l’État – Jupiter Tonnant ressuscité –, en association avec l’autre idole bien matérielle et tangible, l’Argent – son frère Pluton[14]. Dans son essence théologique, toute idolâtrie consiste à adorer l’homme au lieu de Dieu – à adorer ce qu’il y a de divin dans l’homme séparé de sa source et projeté en images mythiques – ce qui se trouve être la définition théologique du péché mortel : « recessio a Deo reversio ad creaturam »[15].

D’un autre côté, l’erreur religieuse moderne appelée laïcisme, sous son angle théologique, correspond à la substitution de l’Église par l’Etat, sur lequel on transfère les attributs divins de l’Eglise, tels que l’enseignement, l’infaillibilité, l’incorruptibilité, le pouvoir absolu sur l’âme et la personne humaine, etc. Nous voyons donc maintenant clairement ce que je ne peux exposer plus longuement : à savoir la façon dont cette guerre entre deux empires protestants, informés par deux philosophies laïques (libéralisme, racisme), se trouve directement connectée au fait historico-culturel de la Réforme. Que fut la Réforme sinon un soulèvement contre l’Eglise Visible, rébellion en partie victorieuse grâce à l’aide de l’Etat ? Et qu’est-ce que cette pseudo-Liberté du libéralisme – mot par lequel cette hérésie se définit elle-même – sinon la projection du libre examen protestant, essence de la Réforme, à l’intérieur des pays chrétiens déchristianisés ?

Cette démonstration dialectique a été effectuée avec brio par Hilaire Belloc, je n’insisterai donc pas[16].

C’est ici que les Argentins pourraient se trouver en meilleure posture pour juger de cette guerre ; meilleure que celle de Maritain lui-même, en l’occurrence, malgré tout son talent[17], parce que nous sommes hors du conflit, nés en même temps que la Réforme, enfants directs de la Contre-Réforme, cette fille ultime de la vieillissante Chrétienté Médiévale, système culturel politico-religieux qui se démarque inadaequate du christianisme précisément parlant.

Dans l’inspiration spirituelle de la Conquête – Conquête lors de laquelle l’Espagne produisit un effort aussi puissant que trouble –, revient inlassablement le thème d’aller contre la Réforme, de réparer le mal subi par le Christ visible qui est l’Église, d’étendre jusqu’aux terres lointaines le Royaume de Dieu scandaleusement mutilé en Europe. Depuis Christophe Colomb (Christum ferens) jusqu’à Charles III, l’Amérique latine s’est édifiée contre le Protestantisme, bien que Colomb l’eut précédé chronologiquement : c’est contre la foi « libre » et soumise à une nationalité particulière – et sous le signe de Sainte Isabelle la Catholique, conjointement à la prière éblouissante de Thérèse d’Avila et au commandement énergique et délicat d’Ignace de Loyola – qu’on commença à rassembler les membres épars de l’Univers de Dieu, afin qu’Il puisse enfin y établir son Règne. Cet assujettissement du reste païen à un ordre politique, « pour être en mesure d’y prêcher la foi », fut la dernière Croisade, souillée de sang et de rapine, mais croisade tout de même.

Notre vocation nationale est celle de ce conquistador dont parle Caillet-Bois, qui marche

               avec cette loi concrète et cet ordre énorme  

              de pendre huguenots et de battre Réforme

On trouve chez Joseph de Maistre un certain nombre d’incohérences et autant d’intuitions d’une profondeur insondable, comme il en va toujours chez un voyant. Prenons par exemple sa comparaison paradoxale et d’une justesse éclatante du Protestantisme libéral avec l’Islamisme, que nous avons placée en tête de cet article, ainsi que sa prophétie d’un chambardement colossal dans Europe apostate, dont la vérification nous saute aux yeux à travers ces deux guerres (1914 et 1940), qui n’en sont qu’une en vérité. De Maistre entrevit qu’après avoir largué le dogme de la divinité du Christ (socinianisme), le Protestantisme était condamné à occuper théologiquement la même position que le Coran. Ce que De Maître ne pouvait deviner – et qui est une confirmation spectaculaire de sa thèse – c’est qu’en laissant de côté la Dogmatique, la Morale protestante allait poursuive sa marche dialectique jusqu’au mahométisme, obligatoirement : car toute morale dépend d’une dogmatique. Dans quel état se trouve la morale protestante aujourd’hui ? Le Divorce – toléré actuellement même par la High Church anglicane – correspond exactement à la polygamie musulmane ; le birth control, le contrôle des naissances, qui profane le sacrement du mariage, peut être assimilé au concubinat légal… L’esclavage, point essentiel de l’Islam, a son équivalent dans l’exploitation ouvrière, propagée dans le monde occidental par la civilisation puritaine…

Que manque-t-il encore au Protestantisme pour ressembler au système moral coranique ? La Guerre Sainte contre les infidèles. Ici se trouve le racisme, avec sa théorie de la race privilégiée, tenue de faire valoir ses droits, y compris par les armes si nécessaire ; la théorie de von Bernardi, qui illumine la guerre – terrible châtiment de Dieu aux yeux de l’Église – d’une vénérable auréole divine ; et la méthode hitlérienne qui livre cette guerre en remportant des succès aussi fulgurants que ceux des razzias ottomanes autrefois. Ce « mémorable jugement » – effet de la vaste apostasie de l’Europe que pressentit avec un siècle d’avance le téméraire théologien de Saint-Pétersbourg – nous l’avons sous notre nez.

Cette guerre est une guerre protestante, et les nations catholiques y participent, n’étant elles-mêmes pas plus libres de la contagion que les autres. Le Catholicisme (Italie, Espagne, Portugal et aussi la France désormais) affronte l’Athéisme (Russie), dans une lutte qui doit décider lequel des deux pourra imposer son ordre dans la prochaine liquidation de l’hégémonie protestante sur le territoire européen, ou du moins de son Weltanschauung, c’est-à-dire de la conception protestante de la vie et du monde.

Le national-socialisme allemand, dans ce qu’il a de païen et d’anticatholique, n’est rien de plus que l’ultime corruption du ferment luthérien. Au fond, il s’agit d’un athéisme. Mais l’Allemagne ne saurait être intégralement assimilée au nazisme, d’abord parce qu’une nation n’est pas un système d’idées, ensuite parce que le système nazi pourrait très bien n’avoir été qu’une réaction épidermique de la part de populations humiliées, malmenées et meurtries par le Traité de Versailles, comme l’estime Gonzague de Reynold[18]. Pas plus que l’Allemagne, les nouveaux systèmes politiques dits totalitaires ne sauraient être assimilés au nazisme ; nés d’une réaction antilibérale, ils furent inspirés par des esprits divers, chacun selon son berceau : il est indéniable que le fascisme portugais et le fascisme espagnol sont catholiques, par exemple, et cela sans cesser d’être aussi totalitaires que le système allemand.

Ce n’est pas parce que la mécanique politique de tous ces États antilibéraux – communisme inclus – se ressemble ou procède identiquement, que les systèmes en soi sont égaux. Ils ne sont ni égaux, ni différents. Ils sont analogues, comme disent les thomistes. C’est ce que le vulgaire a tant de mal à comprendre. D’après la Philosophie[19], un système politique est toujours licite lorsqu’il évite les deux extrêmes que sont la tyrannie (excès d’étatisme) et l’anarchie (défaut de gouvernement) ; mais tout système politique licite est de plus informé par une théologie, laquelle peut-être bonne ou mauvaise et communiquer sa qualité morale au système en soi politiquement licite, qui devient alors mauvais per accidens, c’est-à-dire théologiquement hérétique. Il peut y avoir des républiques catholiques et des républiques anticatholiques, des monarchies chrétiennes et des monarchies hérétiques. Ce qui ne peut exister, en revanche, ce sont des États qui se passent de la religion (utopie du libéralisme) ; et, dans les pays où l’Évangile est entré une fois, il ne peut plus jamais y avoir d’Etats qui se passent du Christ. Ainsi qu’Il le dit en personne : « Celui n’est pas avec moi est contre moi ». C’est la raison pour laquelle nous pouvons l’appeler Christ Roi ; et ainsi l’appelons-nous, malgré le fait qu’aujourd’hui une grande partie du monde civil ne reconnaisse pas sa souveraineté. Pauvre roi que le nôtre ! Parce que, ne lui reconnaissant pas sa souveraineté, ils la lui disputent, et c’est ainsi seulement qu’ils la reconnaissent, de manière négative ; parce qu’ils sont des rebelles qui lui font la guerre, guerre qu’ils font en pure perte, avec une obsession qui ne fait que prouver Sa Présence et Sa Vigueur. Depuis qu’Il s’est présenté, le mortel qui Lui fait face se retrouve contraint de se confesser en révolte ou sujet, réfractaire ou vassal, car Il est le « Signum divisionis ut manifestentur ex multis cordibus cogitaniones ».

Et nous, les Argentins, que devons-nous faire dans cette guerre ? Nous devons bien choisir, c’est-à-dire que nous devons être nous-mêmes en accord avec la règle pindarique : « Sois ce que tu es ». Les gens qui s’embrigadent sous l’une ou l’autre des bannières en cours se placent d’office dans un état de soumission, non de libre choix ; ils ne se risquent pas à être des personnes, et le courage d’être adultes leur fait défaut. Ils attendent des solutions toutes faites de celui qui triomphe, solutions qui finiront fatalement dans le désastre ou l’hécatombe si c’est le contraire, l’opposé, la crapule, le scélérat, bref la Cinquième Colonne, qui vient par malheur à triompher ; mais il ne leur vient jamais à l’esprit de se fonder sur leur propre libre personnalité – qu’ils n’ont pas – pour adapter et « analoguer »[20] en solutions argentines le grand élan général susceptible de venir d’Europe. Et nous devons aider la Nation à effectuer un grand acte libre, au sens bergsonien du terme ; à projeter et à traduire en actes son être interne, complet et vivant, face à l’immense pression, contre la sollicitation des forces aveugles, qu’elles soient cosmiques ou étrangères. Et pour un acte libre de ce genre, la maîtrise des passions et des automatismes est requise.

Notre mission historique est de sauver la civilité chrétienne dans ses racines, non dans ses fruits sans racines, comme y aspirent de façon absurde les libéraux, et comme le prétend le vulgaire de façon ingénue, parce que la commodité et la liberté que le Christianisme apporta de surcroît au monde ne déplait à personne, naturellement. Maintenant, si nous sauvons les racines, ce sera beaucoup. Les libéraux vendront les fruits une autre fois. Cette guerre laissera dans son sillage quantité de choses très dures, hideuses, amères comme les semences, et que nous devrons savoir distinguer et soigner ; elle détruira aussi quantité de belles choses, feuillages stériles, fleurs fanées, troncs mités de l’intérieur. « Oh les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes !... »[21]

J’ai songé à tout ceci d’un coup, lorsqu’un ami est venu me voir l’autre jour, en brandissant un journal périmé où se trouvait un article intitulé Saint Ignace de Loyola et les mangeurs d’escargots, rédigé par le non moins périmé romancier Pío Baroja, sur lequel nous commençâmes le dialogue qui suit :

– Non, mais vous avez vu ce que fait votre copine La Nacíon ?, me dit mon ami d’un air railleur.

– Qu’est-ce qu’elle fait ?

– Il y a trois mois, elle a publié un article dithyrambique d’Anzoátegui[22] sur Saint Ignace. Et voilà maintenant qu’elle publie ça sur notre Père à tous : une sorte de crachat…

– Et qu’est-ce que ça fait ?

– Eh ben, ça fait que si ce que dit Anzoátegui est vrai, ce que dit Baroja est faux. Ou que si ce que dit Baroja est exact, ce que dit Anzoátegui est une abomination. Et La Nacíon ne peut croire les deux choses à la fois ! Elle ne peut les affirmer en même temps !

– Et pourquoi donc ?

– Parce que ce serait une véritable escroquerie !

– Peut-être. Mais cette escroquerie a un nom propre. Elle s’appelle Libéralisme. Naguère, on l’appelait libre examen. C’est pour en finir avec ça que sont nés Saint Ignace de Loyola et… Adolf Hitler.

Sur ce dernier mot, mon ami bondit de sa chaise, écarquilla les yeux, et toute l’indignation qu’il avait accumulée contre La Nacíon  se dissipa pour laisser libre cours à une indignation encore plus grande ; car mon ami est non seulement pro-Alliés et démocrate – deux vocables qui signifient l’inverse de ce qu’ils ont l’air de dire, à l’image de ces « loyalistes » de la guerre espagnole[23] – mais qui plus est, chaque matin, il prie du fond de son cœur pour que le chef allemand meure dans d’atroces souffrances.

– Alors vous mettez ces deux noms côte-à-côte ? me demanda-t-il, en appuyant sur chaque mot.

– L’Histoire les met côte-à-côte… aux deux extrémités d’un long cycle historique.

– Alors pour vous, Hitler est un saint ?

– Le contraire.

– Un scélérat?

– Le scélérat n’est pas le contraire du saint : c’est son contradicteur. Le contraire d’un saint est un brigand. Un brigand, tant qu’il brigande, n’est pas saint ; mais il peut devenir saint à tout moment, ce qui ne peut arriver avec le scélérat, pas plus qu’avec le vertueux médiocre. Hitler, comme son prédécesseur Napoléon, est un Brigand qui brigande des couronnes, un outlaw qui s’est volontairement mis hors la loi, ce qui ne veut pas nécessairement dire qu’il se trouve hors de la justice, en tous cas de l’insondable et redoutable Justice Divine.

– Vous êtes de la Cinquième Colonne !, s’exclama mon ami, qui attrapa son béret avec résolution : C’est la dernière chose qu’il me manquait d’entendre ! Hitler, près de Dieu ! Plus près de Dieu qu’un vertueux… qu’un vertueux, comment ça déjà ? « médiocre » !

– Et pourquoi pas ? N’est-il pas le fléau de Dieu ?

Mon ami relâcha son béret en m’entendant donner au Führer le titre d’Attila, car cela impliquait les qualificatifs de hun et de sauvage qu’il lui attribue chaque jour dans ses oraisons.

– Bon, si c’est de la poésie, ça peut aller, dit-il enfin, dépité.

– Ce n’est pas de la poésie, c’est de la théologie. N’avez-vous jamais remarqué ce qu’un père fait avec son fils ? Il attrape un bâton, il lui colle une raclée, après quoi il jette le bâton au feu, embrasse son fils et le désigne comme héritier. Dieu fait pareil avec les nations et avec leurs grands conducteurs, qui sont des êtres dans lesquels repose sa vision, selon Manzoni. N’avez-vous pas lu Cinque Maggio[24] ?… Et remarquez bien que c’est en ceci que Dieu se différencie du Pape : d’un simple bâton, il est capable de faire un fils d’Abraham.

– Eh bé, si vous appelez-ça de la théologie…, reprit mon ami, au bord de l’écœurement.

– Ça se trouve dans Saint Augustin, dans La Cité de Dieu… si on sait lire.

– Je l’ai lu !

– C’est ce que je dis.

Il se leva et s’en fut, oubliant son béret sur ma table.

 

 

Jour de Saint Ignace, 1944 

“San Ignacio, Pío Baroja y Hitler”

traduction érickaudouard©

*

[1]Socianisme ou Socinianisme : courant chrétien remontant à l’Italien Fausto Socin (1539-1604) qui refuse la doctrine chrétienne de la Trinité, et se présente comme libéral. Voir unitarisme.

[2] Soirées de Saint-Pétersbourg, IX entretien, édit. 1845, Bruxelles. Ecrit aux alentours de 1820. Note de Castellani.

[3] Voir La Nación, Buenos Aires, 6 octobre 1939. Note de Castellani.

[4] Du grec λατρευτικός, latreutikos. Relatif au service divin, au sacrifice offert à Dieu.

[5] Hostis : en latin « l’étranger », l’ennemi », « le rival », d’où viendra l’« hôte ». Le verbe hostio signifie « frapper ». D’où dérive hostia : victime offerte en expiation.

[6] Cause « toute entière mais non pas totalement ».

[7] Karl Marx. Nous gardons l’hispanisation castellanienne, pour l’esprit.

[8] “[…] y alzada un palmo / de las losas del suelo su cabeza infinita, / dialogaba con Dios del fondo de su cuita’.

España, par Horacio Caillet-Bois, Estudios, 1921. Note de Castellani.

[9] Otto, Das Hetltge, Barth, Leipzig, 3ème édition, 1934. Note de Castellani.

[10] Constantin von Monakov (1853-1930), médecin neurologue, neuropathologiste et psychiatre suisse d’origine russe. Raoul Mourgue (1886-1950), docteur en médecine, disciple de Bergson, il se consacra à l’étude de la philosophie de la biologie.

[11] Mourgue-Von Monakov, Introduction Psycho-Biologíque à la Neurologie Pathologique, Alcan, Paris, 1931, cap. I, pp. 17-36. Note de Castellani.

[12] Interpretación Religiosa de la Historia, El Ateneo, Buenos Aires, 1936. Note de Castellani.

[13] Revista Geográfica Americana, n° 38, 1936.

[14] Pluton, en latin Pluto, signifie « le riche », et vient du dieu grec Ploutos (Πλούτων), litt. le dieu de la richesse.

[15] « Naturale homini est quod alicui Superiori subdatur, propter deficiencias quas in ipso sentit, in quibus indiget ab aliquo adjuvari et roborari. Et hoc Aliquid, quidquid illud sit, hoc est quod apud omnes vocatur Deus” (‘L’homme se soumet à Quelque Chose de Supérieur par instinct, en raison des limites et du dénuement dont il fait l’expérience, limites et dénuement du cœur desquels s’élève son besoin d’être conduit et rassuré. Et ce Quelque Chose, quel qu’il soit, est ce qui chez tous les hommes porte le nom de Dieu ». Somme Théologique, XII, CX1X, 3. Définition psychologique de la religiosité par Saint Thomas d’Aquin, dans laquelle le grand théologien anticipe de plusieurs siècles le problème moderne désormais classique de l’origine du sentiment religieux (voir Ricci, L’Origine de la Religion,  Faculté de Philosophie, 1931), tout en donnant la réponse la plus plausible qui soit. Note de Castellani.

[16] Dans « Europe and the Faith », « Crise of the Civilization », « Richelieu », etc. Note de Castellani.

[17] Lequel a publié dans La Nación, Buenos Aires, le 14 août 1940, un article pathétiquement passionné dans le concret, malgré quelques lueurs magistrales dans l’abstrait, comme toujours. Note de Castellani.

[18] Gonzague de Reynold (1880-1970), écrivain et historien suisse, promoteur d’un État corporatiste fondé sur la doctrine sociale de l’Église.

[19] Chez Castellani, la “Philosophie” renvoie toujours à Aristote et Thomas d’Aquin, c’està-dire à la philosophia perennis.

[20] Castellani crée en espagnol le verbe « analogar » : élaborer quelque chose d’analogue (non similaire, ni différent).

[21] « Colères, soupirs noirs, regrets, tentations / Qu’il a fallu pourtant que nous entendissions / Pour l’assourdissement des silences honnêtes, / Colères, soupirs noirs, regrets, tentations, / Ah, les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes, / Sentences, mots en vain, métaphores mal faites, / Toute la rhétorique en fuite des péchés, / Ah, les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes ! ». Paul Verlaine, in « Voix de l’Orgueil, un cri puissant comme un cor ».

[22] Miguel Otero Silva, dit  Anzoátegui (1908-1985), écrivain, journaliste, humoriste et politicien vénézuélien.

[23] Pendant la sanglante guerre civile espagnole, la gauche (République espagnole) se nommait elle-même loyaliste.

[24] Le Cinq mai, d’Alessandro Manzoni (1785-1873). Frappé d’apprendre que Napoléon avait reçu les sacrements chrétiens avant de mourir, Manzoni écrivit en trois jours ce poème qui célèbre les gestes, les batailles et les victoires de Napoléon ainsi que la fragilité humaine et la miséricorde divine, en une longue méditation religieuse et historique.