Modeste observation à l’égard des intellectuels étrangers


Montesquieu est célèbre pour avoir inventé deux personnages, Usbek et Rica, qu’il imagina voyageant à Paris au début du XVIIIème siècle. Usbek et Rica sont des philosophes orientaux, des Persans, que leur culture étrangère dote d’une vision rafraîchissante et plus ou moins naïve, vision à travers laquelle Montesquieu brocarde les mœurs et les dérives de la monarchie, mais aussi, en passant, ce qu’on sait moins, les manipulations bancaires privées et la toute première expérience française des billets de banque qui visait à créer une richesse fictive sans rapport avec la richesse réelle.

Les choses ont bien changé. Depuis, la France est devenue le terrain de jeu des intellectuels étrangers. C’est un fait remarquable : les intellectuels étrangers se fichent complètement du Daguestan et de la République Démocratique du Congo, ils n’ont rien à dire sur le Botswana ou l’Ossétie du Sud, mais ils ont tous un avis sur la France. A tel point que la France semble avoir été inventée pour que les intellectuels étrangers donnent leur opinion. Que la France appartienne aux Français, c’est secondaire, contestable et sans doute provisoire. Les intellectuels étrangers connaissent mieux l’esprit de la France que les Français eux-mêmes. Ils sont, sur le terrain politique et social, plus français que les Français. Dépourvus de l’innocence bienveillante de leurs ancêtres imaginaires, ce ne sont pas de modernes Usbek et Rica : ils se prennent tout simplement pour Montesquieu. L’Esprit des Lois coulent dans leurs veines, et chaque matin ils récrivent les Lettres Persanes au saut du lit. Depuis le Moyen-Orient et l’Amérique latine, depuis l’Alaska et depuis Singapour, ils se précipitent au chevet de la France malade : chacun y va de son diagnostic et de ses réprimandes. Ils jugent la société française sans connaître son histoire ni les causes de ses problèmes, et ils la condamnent au nom d’idéaux grandioses et généreux qui, bien souvent, n’ont pas encore frôlé le début d’une tentative d’incarnation dans leur pays d’origine. Ils sont étrangers, mais quel que soit l’endroit où ils sont nés, c’est d’être intellectuel qu’ils tirent autorité, et dans ces temps infidèles, plus d’un intellectuel français est un intellectuel étranger qui s’ignore et qui regrette amèrement de ne pas être tartare, tadjik ou masaï, – tout, plutôt que français. Comment les reconnaître ? En général, pendant qu’ils auscultent la France, ces intellectuels étrangers ne franchissent pas le périphérique parisien : n’importe, ils disposent de pouvoirs d’extrapolation divinatoire qui les qualifient pour embrasser le corps tout entier. Avec une virulence maligne, abusant de la gentillesse de leurs hôtes, ils donnent des leçons à la plus ancienne nation d’Europe, une nation qui a eu d’immenses grandeurs et de terribles misères, qui a produit des merveilles et connu des catastrophes effroyables, qui a été l’épicentre de deux guerres mondiales et qui s’en est sortie comme elle a pu, c’est-à-dire tant bien que mal, plus souvent mal que bien.

Par une sorte de tic mental et touristique, hautement contagieux, beaucoup de ces intellectuels étrangers ont une prédilection pour le traitement que la France réserve aux immigrés : rivalisant dans l’émotion, ils s’indignent et se scandalisent de l’exploitation que les pauvres immigrés subissent actuellement en France. Les uns parlent de citoyens de seconde zone, les autres d’esclaves ou de victimes sans papiers et sans droits, les autres de boucs émissaires ostracisés et rejetés par les masses blanches endogènes. Ouvertement ou à mots couverts, ils jettent l’anathème sur le peuple qui tolère et profite de tels traitements, un peuple qui ne peut être qu’indifférent ou cruel. Bizarrement, les intellectuels étrangers ne se demandent jamais ce que sont venus faire en France tous ces immigrés. Ils trouvent tout naturel que des populations quittent leur lieu de naissance pour une terre d’asile étrangement hostile. Ils ne s’interrogent jamais sur les intérêts qui ont voulu, provoqué et favorisé cette immigration massive et perpétuelle – unique sur la planète – ni sur le système qui l’a mise en place. Ils ne cherchent pas à savoir dans quel piège monstrueux, d’un commun accord et en toute connaissance de cause, la puissance états-unienne, le marché néo-libéral, les élites françaises et les technocrates de l’Union ont précipité le pays.

Non, les intellectuels étrangers ne s’intéressent pas à ce genre de point de vue. Ils préfèrent s’abîmer dans la contemplation des immigrés. Ils préfèrent se contempler eux-mêmes en train de contempler les immigrés sous la forme d’anges exilés et malheureux, tous sans exception, pleins d’amour pour leur famille, pleins d’amour pour leur patrie, famille et patrie qu’ils ont bien sûr été contraints d’abandonner dans des conditions épouvantablement pittoresques afin de venir souffrir le martyr dans les camps de travail de l’hexagone. Parmi eux, les intellectuels étrangers n’aperçoivent aucun criminel, aucun mauvais parent, aucun traître. Que des créatures angéliques, que des nomades nimbés d’auréoles, sanctifiés par la grâce du malheur efficace. La France ne se rend pas compte de sa chance, une chance exceptionnelle, celle d’être le pays d’accueil des hommes les plus droits, les plus doux et les plus valeureux foulant la croûte terrestre. Partant de ce présupposé, certains intellectuels étrangers vont jusqu’à expliquer les attentats terroristes sur le sol français par l’insuffisance de l’éducation offerte en France et par la discrimination sociale en France. Naturellement, ils s’abstiennent d’expliquer par quel miracle tant d’autres personnes pauvres insuffisamment éduquées oublient de sombrer dans le terrorisme.

Surtout, les intellectuels étrangers ne se demandent jamais ce que vivent les non-immigrés, ceux-là qu’ils ne daignent plus appeler le peuple français, étant tacitement convaincus que le peuple français a cessé d’exister, peu ou prou, quelque part entre juin 1940, l’américanisation de ses mœurs et la glaciation de son patrimoine. D’un côté ils l’accusent du racisme le plus bas, de l’autre ils lui dénient la plus simple existence. Mais les intellectuels étrangers ne s’embarrassent pas de détails : leur curiosité pour la logique et la réalité, ces catégories archaïques, est quasi-nulle. Peu leur chaut que les masses blanches endogènes soient les moins xénophobes du monde : elles le sont encore trop, rien que par leur persistance suspecte à exister, et cela justifie qu’ils omettent de porter leur regard sur les natifs, sur le quotidien socio-économique, sur la propagande scolaire et médiatique, sur le totalitarisme idéologique, moral et judiciaire, sur les humiliations et les vexations permanentes dont les natifs sont l’objet depuis plus de trois décennies.

Les intellectuels étrangers ne voient rien de ce côté. Le phénomène est si répandu qu’il doit y avoir là d’obscures raisons ophtalmiques. Si le regard des intellectuels étrangers ne peut s’attarder sur la condition des Français de souche ou des Français de branche implantés depuis deux ou trois générations, et qui eux, subissent un véritable apartheid civilisationnel dans leur propre pays, c’est que ce regard suit un autre index, autrement plus puissant : avec une docilité digne d’admiration, ils se retrouvent à défendre le faible et l’opprimé que le pouvoir leur désigne. Car selon le pouvoir, le faible et l’opprimé ne saurait être que l’immigré, cet immigré à propos duquel les intellectuels étrangers ont tous un souvenir ou une petite anecdote qui brise le cœur. A dire vrai, ils n’ont pas de paroles assez émouvantes pour évoquer ce paria de couleur condamné aux basses œuvres tandis que le peuple leucodermique, pareil à quelque Bavarois de bande dessinée, gros, gras, riche et porcin, se tourne les pouces en rotant bruyamment.

Vue par les intellectuels étrangers, la France est un pays qui a inventé les droits de l’homme pour le plaisir de les violer systématiquement. Une terre inique, inhospitalière et mal élevée. S’ils s’autorisent à lui dire son fait, c’est qu’ils sont animés par les meilleurs principes, c’est que les plus pures intentions les ébranlent. Nul ressentiment, nul esprit de revanche. Alors que la France, blessée par ses ennemis et déchirée par ses contradictions, traverse une des crises les plus graves qu’elle ait connues, ce n’est pas l’odeur du sang qui les attire, ce n’est pas l’instinct du charognard qui les pilote, et ma foi, ils sont loin de songer à assouvir leur vengeance de complexés culturels à l’égard d’une culture qu’ils adoraient hier et dont ils ont tant appris.

Dans les dernières années de sa vie, Albert Camus aimait à rappeler que les hommes n’ont jamais eu besoin de Dieu pour être odieux et pour concevoir les tortures les plus raffinées. Il décrivait « une boîte maçonnée où le prisonnier se tient debout, mais ne peut pas bouger. La solide porte qui le boucle dans sa coquille de ciment s’arrête à hauteur de menton. On ne voit donc que son visage sur lequel chaque gardien qui passe crache abondamment. Le prisonnier, coincé dans sa cellule, ne peut s’essuyer, bien qu’il lui soit permis, il est vrai, de fermer les yeux ». Emmurée dans cette cellule de crachats, la France se tient encore debout, mais son élan vital est limité comme celui d’un paralytique. Tout le monde peut lui cracher sa petite opinion au visage, et tout le monde le fait. Derrière ces souillures, on la distingue à peine. Laissez-lui le droit de fermer les yeux. Ainsi, au moins, ne pas se souvenir de vous lui sera plus aisé.