S’acheter une République, par Giovanni Papini

 

Ce mois-ci, je me suis acheté une République. Fantaisie coûteuse qui ne fera pas d’émules, mais c’était un désir que j’avais depuis longtemps et je voulais m’en libérer. J’imaginais que posséder un pays procurait plus de plaisir.

L’occasion était propice et l’affaire fut conclue en quelques jours. Le président avait de l’eau jusqu’au cou ; son gouvernement, composé de ses propres clients, frôlait la déroute. Les caisses de la République étaient vides ; imposer de nouvelles taxes aurait signifié l’effondrement de tout le clan au pouvoir, peut-être même une révolution. Un général, qui avait déjà commencé à former des bandes d’irréguliers, promettait des postes et des emplois au premier venu.

Par chance, un agent américain qui se trouvait sur place m’a prévenu. Le ministre des Finances s’est précipité à New York : en quatre jours, nous sommes parvenus à un accord. J’ai avancé quelques millions de dollars à la République et j’ai en outre attribué au président, à tous les ministres et à leurs secrétaires, des émoluments deux fois supérieurs à ceux qu’ils recevaient de l’État. On m’a donné en garantie – à l’insu du peuple – les douanes et les monopoles. Par ailleurs, le président et les ministres ont signé un pacte secret qui me confère pratiquement le contrôle sur la vie de la République. Même si, lorsque je m’y rends, je semble n’être qu’un simple invité de passage, je suis en réalité le maître quasi absolu du pays. Ces derniers jours, j’ai dû accorder une nouvelle subvention, assez importante, pour le renouvellement du matériel de l’armée, en échange de quoi j’ai obtenu de nouveaux privilèges.

Reconnaissons-le, le spectacle a de quoi divertir. Les chambres légifèrent comme d’habitude, en apparence librement ; les citoyens continuent à s’imaginer que la République est autonome et indépendante, et que le cours des choses dépend de leur volonté. Ils ne savent pas que tout ce qu’ils s’imaginent posséder – leur vie, leurs biens, leurs droits civils – dépend en fin de compte d’un étranger qui leur est inconnu, autrement dit de moi.

Demain, je peux ordonner la fermeture du Parlement, une réforme de la Constitution, l’augmentation des droits de douane, l’expulsion des immigrants, etc. Je pourrais, si cela me plaisait, révéler les accords secrets de la clique actuellement au pouvoir et renverser ainsi le gouvernement, du président jusqu’au dernier secrétaire. Et il ne me serait pas impossible de contraindre le pays que je tiens entre mes mains à déclarer la guerre à l’une des républiques voisines.

Cette puissance occulte et illimitée m’a fait passer quelques heures agréables. Il est très fatiguant d’endurer la servitude de la comédie politique et tous ses désagréments ; mais savoir qu’on est le marionnettiste qui, derrière le rideau, tire les ficelles des pantins obéissant à ses mouvements, ceci est une volupté unique. Mon mépris des hommes y trouve une nourriture savoureuse et mille confirmations.

Je ne suis que le roi incognito d’une petite république en désordre, mais la facilité avec laquelle j’ai réussi à la dominer et l’intérêt évident de tous les initiés à préserver le secret de cette domination me font penser que d’autres nations, peut-être plus vastes et plus importantes que ma république, vivent sans s’en rendre compte sous une dépendance analogue à l’égard de souverains étrangers. Comme elles coûtent plus cher et qu’il faut plus d’argent pour les acquérir, un seul propriétaire n’y suffirait pas, comme dans mon cas : il s’agira alors d’un trust, d’un syndicat d’entreprises, d’un groupe restreint de capitalistes ou de banquiers.

J’ai de bonnes raisons de soupçonner que d’autres pays sont gouvernés par de petits comités de rois invisibles, seulement connus de leurs hommes de confiance qui continuent à jouer avec naturel le rôle de chefs légitimes.

 

extrait de Gog (1932)

Giovanni Papini 

traduction Erick Audouard