pour Olivier Marx
Tout ce qu’on fait à moitié est perdu à jamais.
Cette vieille réflexion me hante depuis qu’elle m’est venue en tête, quand j’étais encore jeune homme. A bien des égards, c’est une réflexion de jeune homme, c’est-à-dire d’un individu qui n’a pas encore trop de charges, trop de responsabilités, qui a du moins le loisir de se laisser emporter par la fureur ou le dégoût que lui inspire l’ensemble de ces choses que font les personnes plus âgées, plus fatiguées, sans y penser, sans y croire, à moitié, prudemment, machinalement.
Tout ce qu’on fait à moitié est perdu à jamais.
A l’époque, je n’avais pas du tout conscience qu’il s’agissait d’une réflexion assez mal imitée des Evangiles, et d’un esprit apocalyptique très orthodoxe. Bien sûr, j’étais loin de me douter qu’elle reviendrait juger mes propres actes et comportements de personne plus âgée, plus fatiguée, faisant bien des choses à moitié, sans y penser, sans y croire. Enfin, j’étais incapable d’imaginer à quel point notre paysage moral s’obstinerait à lui donner raison – notre paysage ou disons mieux, notre terrain moral.
Comme les sports populaires ne sont pas toujours populaires auprès de ceux qui lisent des livres, j’userai d’une comparaison sportive populaire. Je pense que nous vivons les derniers instants d’une partie de football qui ne peut pas être gagnée. Et je crois qu’il n’y a presque aucun domaine de l’existence auquel on ne puisse appliquer cette comparaison – à commencer par les domaines où l’audace, la ferveur, le courage ont cessé depuis longtemps d’être des critères distinctifs, tels que l’art, la religion, ou la philosophie, par exemple.
Nous perdons 10 à 0 , et il ne reste plus que cinq minutes à jouer.
Dans une telle situation, la majorité des équipes a cessé de jouer depuis un moment. Les joueurs s’agitent vaguement sur le terrain, ils font les gestes qu’on attend d’eux, les gestes attendus, routiniers, machinaux, parce que le temps officiel n’est pas écoulé, et qu’il faut bien justifier son mandat, mimer l’occupation du poste pour lequel on a été missionné. Certains sont à l’arrêt, les mains sur les hanches, dans une simulation méritante et plus ou moins réussie de l’extrême épuisement, tandis que d’autres baissent les yeux sur un gazon dont la verdeur a la crudité d’un dépôt de bilan. Ombres d’eux-mêmes, ce sont des fantômes qui font semblant de participer à quelque chose comme un combat; ils ne combattent plus : la raison de jouer les a quittés. On ne peut pas leur donner tort, et je ne donne pas tort aux perdants qui font semblant, qui simulent, respectent les codes jusqu’à la fin, en pensant déjà à demain, à la prochaine partie, aux blessures qu’il faudra soigner, à l’humiliation qu’il faudra surmonter, au repos avant l’échéance suivante. Je ne condamne pas cette attitude si répandue aujourd’hui, dans tous les milieux, dans toutes les conditions, si compréhensible, si facile à comprendre. On l’appelle professionnalisme, car c’est l’attitude responsable, pragmatique, prudente : professionnelle. On l’appelle politique, dans le sens de la circonspection, du ménagement, de la stratégie, de la tactique. On l’appelle survivalisme, car on est toujours prêt à survivre, quand on a sousvécu la plupart du temps.
Il existe une autre attitude. Parfois, à de très rares occasions, une équipe qui subit une déroute de cette nature réagit de façon toute différente. Elle ne tient pas compte de la saison, de la prudence, du calendrier. Il ne reste plus que cinq minutes, et le score est sans appel. Que fait-elle ? Au lieu de passer le temps jusqu’au coup de sifflet final (au lieu de “gérer”, ainsi qu’il est suavement dit), elle se précipite vers l’avant et elle se met à harceler les cages de l’adversaire avec une volonté farouche. Elle ne baisse pas les bras – non parce qu’elle en a de rechange au vestiaire, mais précisément parce qu’elle n’a plus de bras à baisser, plus de jambes pour courir : elle a seulement le vouloir, le vouloir sans corps et sans organes, sans raison probante, une ardeur en apparence ridicule, surnaturelle en réalité, le désir de vaincre autre chose que l’adversaire (qui ne peut plus être vaincu), la volonté de battre sa propre résignation, de faire tomber l’obstacle en elle privateur de jeu, confiscateur de feu et de joie. Alors il n’y a pas de discussion sur le banc, il n’y a pas de plan, il n’y a pas de tactique, il n’y a pas de stratégie : tout à coup, d’un commun accord, tacitement, sans avoir besoin de se regarder, sans avoir échangé un seul mot, tous les joueurs montent à l’assaut.
Et ils montent à l’assaut même si l’équipe est décimée, même s’ils ne sont plus que neuf ou huit sur onze, car des fautes graves ont été commises, et plusieurs d’entre eux sont sortis sur carton rouge. Ils montent tous ensemble comme un seul homme : même le gardien de but, qui abandonne son poste pour rejoindre ses camarades. Ils passent ainsi d’une défense prudente et désespérée à une attaque téméraire et sans espoir. Ils n’ont plus rien à perdre, plus rien à gagner. Ou plutôt ils ont déjà perdu et ils n’ignorent pas qu’ils peuvent perdre plus encore, physiquement parlant, temporellement parlant, prudemment parlant, mondainement parlant : mais ils décident de ne pas le savoir, ils décident d’attaquer. Ils abandonnent tout. Ils abandonnent l’abandon. Dans une implication totale, sans souci de leur sécurité physique, sans craindre de s’exposer, sans calcul, sans espoir, avec le contraire de ce calcul qui est l’espoir, avec l’espérance, une espérance qui décuple leur courage et leur force de façon incalculable.
Car ils ne se battent plus pour un résultat, ils se battent pour leur vie, pour leur âme, pour la vie de leur âme, maintenant et à jamais. Parce qu’ils n’ont rien à perdre, ils se donnent enfin tout entiers, à corps perdu. Et parce qu’ils perdent tout entiers, ils gagnent éternellement.