Simone Weil, par T.S. Eliot

Préface à

L’enracinement

(prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain)

Il n’existe qu’un seul genre de présentation digne d’accompagner un livre de Simone Weil, c’est celui d’une personne qui l’a connue – à l’image de ce qu’a fait Gustave Thibon avec La Pesanteur et la Grâce. Le lecteur de son œuvre se trouve confronté à une personnalité difficile, violente et complexe ; et le secours de ceux qui ont eu l’avantage de longues discussions ou qui ont pu correspondre avec elle, surtout ceux qui l’ont fréquentée dans les conditions particulières des cinq dernières années de sa vie, demeurera d’une valeur inestimable dans l’avenir. De telles qualifications me font défaut. En rédigeant cette préface, j’ai pour but, premièrement, d’affirmer ma conviction de l’importance de l’auteur et de ce livre en particulier ; deuxièmement, de mettre en garde le lecteur contre un jugement prématuré et une classification sommaire – de le persuader de tenir en échec ses propres préjugés et, en même temps, d’être patient avec ceux de Simone Weil. Une fois son ouvrage connu et accepté, une telle préface devrait devenir superflue.

Toute l’œuvre de Simone Weil est posthume. La Pesanteur et la Grâce – sélection de ses volumineux carnets effectuée par M. Thibon et premier volume à paraître en France – est à la fois admirable dans son contenu et quelque peu trompeur dans sa forme. La comparaison avec Blaise Pascal (un écrivain dont Simone Weil parlait parfois avec rudesse) est peut-être abusive. Si le caractère fragmentaire des extraits permet d’en saisir la profondeur et l’étonnante originalité, il laisse penser que son esprit était traversé d’éclairs d’inspiration occasionnels. Après avoir lu Attente de Dieu et le présent volume, j’ai compris que je devais essayer de comprendre la personnalité de l’auteur, et que la lecture et la relecture de l’ensemble de son œuvre étaient nécessaires à ce lent processus de compréhension. En essayant de la comprendre, nous ne devons pas nous laisser distraire – comme cela risque fort de se produire lors d’une première lecture – par la question de savoir dans quelle mesure, et à quel point, nous sommes d’accord avec elle ou non. Nous devons simplement nous exposer à la personnalité d’une femme de génie, et d’une sorte de génie semblable à celui des saints.

Génie” n’est peut-être pas le bon mot. Le seul prêtre avec lequel elle a discuté de sa croyance et de ses doutes a dit ceci: “Je crois que son âme est incomparablement plus haute que son génie”. C’est une autre façon d’indiquer que notre première expérience de Simone Weil ne doit pas être exprimée en termes d’approbation ou de contestation. Il m’est difficile de concevoir que quelqu’un soit d’accord avec la totalité de ses opinions, ou qu’il ne soit pas en désaccord violent avec certaines d’entre elles. Mais l’accord et le rejet sont secondaires : ce qui compte, c’est de prendre contact avec une grande âme. Simone Weil était l’une de ces âmes qui auraient pu devenir celle d’une sainte. Comme certains qui ont atteint cet état, elle avait de plus grands obstacles à surmonter, ainsi qu’une plus grande force pour les surmonter que le reste d’entre nous. Une sainte potentielle peut être une personne très difficile: je pense que Simone Weil peut être parfois insupportable.

On est frappé, ici et là, par le contraste entre une humilité presque surhumaine et ce qui semble être une arrogance presque scandaleuse. Le prêtre français déjà cité disait ne pas se souvenir avoir jamais entendu Simone Weil céder au cours d’une discussion, et cela malgré son désir vertueux d’objectivité.

Ce commentaire éclaire une bonne partie de son œuvre publiée. Je ne crois pas qu’elle ait jamais été animée par le seul plaisir de son propre talent dans la controverse – un type de complaisance dont je soupçonne Pascal de s’être dangereusement approché dans les Lettres provinciales – ni qu’elle ait jamais fait étalage de son pouvoir de vaincre les autres sur ce terrain. C’est plutôt que toute sa pensée était si intensément vécue, que l’abandon de n’importe quelle opinion nécessitait des modifications de tout son être : un processus qui ne pouvait se dérouler sans douleur, et certainement pas au cours d’une conversation. Il arrive que l’égoïsme et l’altruisme se ressemblent à tel point qu’on puisse confondre l’un avec l’autre surtout chez les jeunes et chez ceux qui, comme Simone Weil, ne manifeste aucun sens de l’humour.

L’affirmation selon laquelle « l’âme de Simone Weil était incomparablement supérieure à son génie » sera toutefois mal comprise si elle donne l’impression de déprécier son intellect. Il est certain qu’elle pouvait être injuste et immodérée ; il est certain qu’elle s’est rendue coupable d’aberrations et d’exagérations surprenantes. Toutefois, ces affirmations immodérées qui irritent la patience du lecteur ne proviennent pas d’un défaut de son intellect mais d’un excès de tempérament. Elle venait d’une famille qui ne manquait pas de talent intellectuel son frère est un mathématicien distingué et quant à son propre esprit, il était digne de l’âme qui l’employait. Mais l’intellect, en particulier lorsqu’il s’agit de problèmes comme ceux qui ont harcelé Simone Weil, ne parvient à maturité que lentement ; et il ne faut pas oublier qu’elle est morte à l’âge de trente-quatre ans. Je pense que la maturité de sa pensée sociale et politique était tout à fait remarquable, surtout dans L’enracinement. Mais grande était l’âme qu’elle devait faire grandir ; et nous ne devons pas critiquer sa philosophie à trente-quatre ans comme si elle était celle d’une personne de vingt ou trente ans plus âgée.

Dans l’œuvre d’un tel écrivain, nous devons nous attendre à rencontrer le paradoxe. Simone Weil était trois choses au plus haut degré : française, juive et chrétienne. C’était une patriote qui aurait volontiers été renvoyée en France à la seule fin de souffrir et mourir pour ses compatriotes : sa mort en 1943 au sanatorium d’Ashford, dans le Kent, a vraisemblablement été provoquée par la mortification qu’elle s’était infligée, en refusant de prendre plus de nourriture que les rations officielles des gens ordinaires en France. C’était aussi une patriote qui voyait clairement, comme le montre ce livre, les fautes et la faiblesse spirituelle de la France contemporaine. Elle était une chrétienne avec une intense dévotion à Notre Seigneur dans le Sacrement de l’autel, mais elle refusait le baptême, et une grande partie de ses écrits constituent une formidable critique de l’Église. Elle était intensément juive, souffrant des tourments et de l’affliction des Juifs en Allemagne ; pourtant, elle fustigeait Israël avec toute la sévérité d’un prophète hébreu.

Les prophètes, nous dit-on, ont été lapidés à Jérusalem : mais c’est de plusieurs côtés que Simone Weil est exposée à la lapidation. Et dans sa pensée politique, elle apparaît comme une critique sévère de la droite et de la gauche ; la sévérité de sa critique s’explique, car elle est véritablement amoureuse de l’ordre et de la hiérarchie, bien plus que la plupart de ceux qui se disent conservateurs, tout comme elle est véritablement amoureuse du peuple, bien plus que la plupart de ceux qui se disent socialistes.

Quant à son attitude à l’égard de l’Église de Rome et à son attitude à l’égard d’Israël, je ne souhaite, en l’espace d’une préface, faire qu’une seule observation. Les deux attitudes sont non seulement compatibles mais cohérentes, et doivent être considérées comme une seule. C’est en fait son rejet d’Israël qui a fait d’elle une chrétienne très hétérodoxe. En rejetant toutes les parties de l’Ancien Testament, sauf quelques unes (et dans ce qu’elle acceptait, elle discernait des traces d’influence chaldéenne ou égyptienne), elle tombe dans quelque chose qui ressemble beaucoup à l’hérésie marcionite. En niant la mission divine d’Israël, elle rejette aussi le fondement de l’Église chrétienne. D’où ces difficultés qui engendrèrent dans son esprit une souffrance proche de l’agonie. Ici, je dois affirmer qu’on ne trouve aucune trace de protestantisme dans sa conception : pour elle, l’Église chrétienne ne pouvait être que l’Église de Rome. Dans l’Église, il y a beaucoup de choses auxquelles elle est restée aveugle, ou sur lesquelles elle a conservé un étrange silence : elle semble ne pas penser à la sainte Vierge ; et quant aux saints, elle ne s’intéresse qu’à ceux qui attirent son attention par leurs écrits comme saint Thomas d’Aquin (qu’elle n’apprécie guère, peut-être par manque de connaissance) et saint Jean de la Croix (qu’elle admire à cause de sa profonde connaissance de la méthode spirituelle).

A première vue, elle possède une qualité fort rare chez les intellectuels d’aujourd’hui (pour la plupart issus d’un vague milieu protestant libéral), qui ne peuvent trouver leur chemin vers la vie religieuse qu’à travers le mysticisme de l’Orient.

Son enthousiasme pour tout ce qui est grec (y compris les mystères) était sans limite. A ses yeux, il n’y avait pas de révélation pour Israël, mais beaucoup de révélations pour les Chaldéens, les Égyptiens et les Hindous. Son attitude peut paraître dangereusement proche de celle des universalistes qui affirment que la vérité ésotérique ultime est unique, que toutes les religions en portent des traces, et qu’il est indifférent de savoir à laquelle des grandes religions nous adhérons. Mais elle est sauvée de cette erreur et c’est un motif d’admiration autant que de gratitude par sa dévotion ardente à la personne de Notre Seigneur.

Dans sa critique des religions juive et chrétienne, je pense que nous devons essayer de faire une triple distinction en nous demandant : dans quelle mesure est-ce juste ? Dans quelle mesure s’agit-il d’une objection sérieuse qui doit être réfutée ? Et dans quelle mesure ce type d’objection peut être compris, sinon excusé à la manière d’une erreur –, en l’attribuant à la relative immaturité d’une personnalité supérieure et passionnée ? Nos analyses peuvent être très différentes : mais nous devons nous poser ces questions et y répondre nous-mêmes. Je ne sais pas à quel point elle était une bonne érudite grecque. Je ne sais pas à quel point elle était douée pour l’étude de l’histoire des civilisations de la Méditerranée orientale. Je ne sais pas si elle pouvait lire les Upanishads en sanskrit ; et, dans l’affirmative, quelle était sa maîtrise de ce qui est non seulement une langue très développée mais une façon de penser dont les difficultés deviennent redoutables pour un étudiant européen dès qu’il s’y applique avec diligence. Mon opinion est qu’elle ne montre pas l’esprit d’un historien dans ce domaine. Son adulation de la Grèce et de la « sagesse de l’Orient », comme son dénigrement de Rome et d’Israël, me semblent presque délibérés, de parti pris. Dans les premières, elle ne voit que ce qu’elle veut admirer ; dans les seconds, elle répudie sans discrimination. Parce qu’elle n’aime pas l’Empire romain, elle n’aime pas Virgile. Ses admirations, lorsqu’elles ne sont pas motivées par ses aversions, semblent au moins être intensifiées par celles-ci. On peut comprendre son horreur devant les brutalités des peuples en expansion ou impérialistes (comme les Romains en Europe et les Espagnols en Amérique) qui écrasent les civilisations locales. Mais lorsque, pour renforcer sa dénonciation des Romains, elle tente de faire valoir la culture des druides, nous n’avons pas le sentiment que notre maigre connaissance de cette société disparue donne matière à ses propres conjectures. Nous pouvons partager son dégoût pour les atrocités commises lors de la répression de l’hérésie albigeoise, et pourtant nous sommes en droit de nous demander si la civilisation particulière de la Provence n’était pas arrivée au bout de sa productivité. Le monde serait-il meilleur aujourd’hui si une demi-douzaine de cultures différentes s’épanouissaient entre la Manche et la Méditerranée, au lieu de celle que nous connaissons désormais sous le nom de France ? Simone Weil commence par une intuition ; mais la logique de ses émotions peut l’amener à faire des généralisations si larges qu’elles en deviennent insignifiantes. Nous pouvons protester contre le fait que nous sommes tellement dans l’ignorance de ce que serait le monde aujourd’hui si les événements avaient pris un autre cours, qu’il est impossible de répondre à une question telle que celle de savoir si la latinisation de l’Europe occidentale par la conquête romaine était une bonne ou une mauvaise chose. Les élucubrations de ce genre ne doivent cependant pas être considérées comme invalidant son concept fondamental d’enracinement, ainsi que ses mises en garde contre les méfaits d’une société trop centralisée.

Ce livre a été écrit au cours de la dernière année de la vie de Simone Weil, alors qu’elle était employée au quartier général français à Londres ; et il est issu, si j’ai bien compris, des mémorandums qu’elle soumettait à propos de la politique à mener après la libération de son pays. Les problèmes du moment l’ont conduite à des considérations beaucoup plus étendues ; mais même les pages dans lesquelles elle s’intéresse au programme à suivre par les Français libres pendant la guerre et immédiatement après la libération font preuve d’une telle prévoyance et d’une telle maturité de jugement qu’elles ont une valeur permanente. C’est, je pense, parmi ses travaux déjà publiés, celui qui se rapproche le plus de la forme sous laquelle elle aurait elle-même choisi de le faire paraître.

Je me suis surtout attardé sur certaines idées qui doivent se retrouver dans tous ses écrits, en mettant un peu l’accent sur ses erreurs et ses exagérations. J’en ai suivi le cours avec la conviction que de nombreux lecteurs, découvrant pour la première fois une affirmation susceptible de susciter une incrédulité intellectuelle ou un antagonisme émotionnel, pourraient être dissuadés d’améliorer leur connaissance d’une si grande âme et d’un esprit si brillant. Simone Weil a besoin de la patience de ses lecteurs, comme elle en a sans doute eu besoin de la part des amis qui l’ont le plus admirée et appréciée. Malgré la violence de ses affections et de ses antipathies, malgré les généralisations injustifiées que j’ai relevées, je trouve dans le présent livre un entendement plein de mesure et de pondération, un tact subtil pour éviter les extrêmes, qualités qui étonnent de la part d’une personne si jeune. Il est possible qu’elle ait tiré plus de profit qu’elle ne le pensait de ses conversations avec Gustave Thibon, cet esprit très sage et très équilibré.

En tant que penseur politique, comme pour tout le reste, Simone Weil ne saurait être classée. Le paradoxe de ses sympathies est une cause qui contribue à l’équilibre. D’une part, elle était une championne passionnée des gens ordinaires et surtout des opprimés – ceux qui sont opprimés par la méchanceté et l’égoïsme des hommes et ceux qui sont opprimés par les forces anonymes de la société moderne. Elle avait travaillé dans l’usine Renault, elle avait travaillé comme ouvrière de terrain, afin de partager la vie des gens de la ville et de la campagne. D’autre part, elle était par nature solitaire et individualiste, avec une profonde horreur de ce qu’elle appelait la collectivité, le monstre créé par le totalitarisme moderne. Ce qui l’intéressait, c’était les âmes humaines. Son étude des droits de l’homme et des obligations humaines met à nu la fausseté de certains verbiages toujours actuels, qui ont été utilisés pendant la guerre pour servir de stimulant moral. Son examen du principe de la monarchie n’est pas l’exemple le moins frappant de sa perspicacité, de son équilibre et de son bon sens ; et son passage en revue de l’histoire politique de la France est à la fois une condamnation de la Révolution française et un argument puissant contre la possibilité d’une restauration de la royauté. Elle ne peut être qualifiée ni de réactionnaire ni de socialiste.

L’ouvrage appartient à cette catégorie de prolégomènes au politique que les politiciens lisent rarement et que la plupart d’entre eux ne comprendraient probablement pas, ou ne sauraient pas comment appliquer. De tels livres n’ont aucune chance d’influencer la conduite contemporaine des affaires : pour les hommes et les femmes déjà engagés dans la carrière, et qui ne pratiquent que le jargon du moment, ils arrivent toujours trop tard. Il s’agit d’une de ces œuvres qui devraient être étudiées par les jeunes avant que leurs loisirs ne soient perdus et leur capacité de réflexion noyée dans les campagnes électorale et les remous de l’assemblée législative ; une de ces œuvres dont l’effet, on ne peut que l’espérer, se manifestera dans l’état d’esprit d’une autre génération.

T.S.ELIOT

Septembre 1951

traduction Erick Audouard