Témoignage d’un inconnu

   Nous nous sommes permis de reproduire la lettre qu’un inconnu vient de nous envoyer.    Considérant que sa substance et sa forme méritaient une plus large attention, il nous a paru correct de la publier in extenso.

   L’auteur n’ayant pas souhaité donner son nom, nous le signons par les trois croix dont il a lui-même paraphé son message.

  1. Puisqu’il est désormais convenu d’indiquer, au-dessus d’un texte, son temps de lecture approximatif, nous indiquerons : Dix minutes. Trois jours. Six semaines. Ou sept ans – si le lecteur est au-dessus de la moyenne, s’il est apte à relire avec soin, autrement dit s’il peut prendre la peine d’affronter les quelques désagréments d’une écriture pour laquelle la fluidité demeure un symptôme de maladie digestive.

  2. Puisqu’il est également convenu que les informations, références, chiffres et données statistiques sont les uniques garanties du discours objectif et vérifiable, nous avertissons que, tout comme seul un être humain a été en mesure d’écrire ce témoignage, seul un être humain sera en mesure de le lire.

  3. Enfin, puisqu’il est également convenu de se mettre à l’abri des suites de n’importe quelle publication, nous prévenons que nous assumons l’entière responsabilité des propos de l’auteur.

 

Cher Monsieur,

Je me souviens d’un dessin humoristique où l’on voyait un petit bonhomme rondouillard s’adresser au Ciel à peu près dans ces termes : « Seigneur, mon cœur est pur et je pardonne toujours à mes ennemis. Néanmoins, si vous voulez, je tiens à votre disposition la liste complète de tous ceux qui m’ont offensé… »

Je n’ai pas une telle liste, mais il ne m’a pas été difficile de me reconnaître dans ce pathétique personnage qui professait haut et fort la miséricorde, tout en tenant dans son dos, d’une main – au cas où – plusieurs feuilles pleines des noms d’individus à expédier en Enfer. Il ne m’a pas été difficile non plus de reconnaître qu’il s’agissait d’une attitude universellement partagée. Le monde est constitué d’une fantastique agglomération de griefs contre le monde sous couvert d’un cœur pur. M’attribuant un cœur pur et possédant des griefs contre le monde, je confesse l’inoriginalité d’être comme tout le monde.

Je tenais à préciser ce point, afin que vous ne preniez pas mon histoire pour le récit d’une quête singulière ou vertueuse. Elle n’est le résultat d’aucun projet, et comme vous le verrez, je n’ai pas de quoi me vanter.

Mais commençons dans l’ordre. Je suis né dans le brouillard, c’est-à-dire à la fin des années 60 du siècle dernier. A cette époque, le brouillard régnait sur la terre. C’était un brouillard de torpeur, d’irrésolution en suspens, d’indolence sceptique et de cynisme vaporeux, de désinvolture et d’impudence légère, de décontraction versatile, indécise, au milieu d’un empire de faux-semblants. Ce n’étaient pas les ténèbres nocturnes. Le brouillard n’est pas la nuit – la nuit franche, silencieuse, réparatrice, qui a son obscurité propre et qui a ses propres visions. Un cri dans la nuit s’entend mieux qu’en plein jour, et c’est pourquoi le contraire du jour n’est pas la nuit, mais le brouillard – qui étouffe le moindre cri. Et le brouillard brille, réverbère, éblouit ; il n’éclaire pas. Il rend le visible invisible et l’invisible douteux. C’est un état atmosphérique d’une parfaite ambigüité, aussi sournoisement horripilant que terriblement frustrant – une sorte d’agnosticisme du réel. Dans le brouillard, tout se change en soupçon ; on n’est jamais sûr qu’il y ait quoi que ce soit ou quelqu’un, même si l’on fait comme s’il y avait quelque chose ou quelqu’un. Dans le brouillard, on ne peut pas croire ce qu’on voit, parce qu’il n’y a pas assez à voir pour y croire. La lumière de midi est présente, mais elle n’a aucun objet à illuminer ; le regard sent qu’il devrait être attentif, mais il n’a rien sur quoi poser son attention. Dans le brouillard, vous perdez votre temps à essayer de rendre intelligibles des choses qui n’existent pas et à remettre en question l’intelligibilité de choses qui existent ; vous faîtes le point sur des fantômes, et vous passez à côté d’une montagne. Dans le brouillard, vous êtes aveugle les yeux grands ouverts.

A l’heure de prendre conscience de mon état d’homme, un pulvérin de complicités blafardes estompait le profil des émotions les plus profondes et voilait le contour des activités les plus nobles. Quelles que fussent les occupations alors en vigueur, aucune n’était suffisamment saillante pour me renseigner sur la direction à suivre ou sur les sentiments dignes d’être entretenus. La seule chose que je pouvais faire, c’était imaginer. Or, si beaucoup de choses étaient brouillées, la plus brouillée d’entre elles était le cœur même de l’imagination – cette puissance royale, créatrice des légendes et des mythes, qui façonne et sculpte nos conceptions de la vie et de la mort. La disparition d’une résistance tangible, concrète, l’empêchait d’agir. Il n’y avait pas de oui, pas de non, mais un vaste peut-être, un climat moral chimiquement neutre, une neutralité derrière laquelle on pouvait deviner tous les vices, tous les crimes, toutes les aberrations, libérés de la vue et libres de se perpétrer à leur guise – mais sans qu’il soit possible d’avoir une quelconque certitude à ce sujet. Car telle est la suprême fortune du brouillard, qu’on ne puisse s’appuyer sur son être, et qu’on en vienne, faute d’appui, à prendre son obnubilation frauduleuse pour la destinée ordinaire. Il n’y avait que des faits, des événements, dépourvus de gouvernail comme de cap, une histoire désorbitée, à la dérive, émettant des sons indéterminés au lieu de noms caractéristiques, des interprétations équivoques au lieu d’affirmations vivantes et personnelles.

Je souffrais. Je souffrais avant même de savoir ce qu’était la souffrance, et je continuais à souffrir après l’avoir appris. Autour de moi, partout, une force opaque avait pris sur l’ensemble des formes un ascendant triomphal, d’une manière suspecte, indistincte, pratiquement impossible à situer. Les offenses elles-mêmes étaient offusquées ; l’erreur ne se distinguait plus de sa correction ; l’intelligence se mêlait à la bêtise, l’authentique à la fable, le sacré à sa profanation. A leur propre façon brumeuse et fumeuse, les intellectuels, les philosophes et les savants se régalaient de cette pandémie de grisaille ; ils l’avaient favorisée, appelée de leurs vœux, parce qu’ils n’aiment rien tant que faire passer ses mille dégradés pour de subtiles et délectables nuances – mais j’avais déjà l’intuition, très trouble, très floue, et pour cause, que ce triomphe n’était que la dégradation facile, partout diffuse, des idéaux les plus élevés.

Ainsi, durant toute ma jeunesse, j’en voulus à mes parents, aux adultes, à la génération des petits-bourgeois nés après la Seconde Guerre mondiale, au milieu du plus épais nuage de poussière que l’Histoire ait connu ; j’en voulais à tous ceux qui prenaient leurs aises dans cette dévastation d’un nouveau genre, qui l’habitaient avec gourmandise et l’aménageaient dans le style pavillonnaire de l’époque ; je les suspectais d’avoir capitulé, abandonné, trahi, tout vendu, y compris leur dignité – on pourrait dire leur âme (et je disais « âme » plusieurs fois par jour, comme un enragé, avec la sensation d’avoir découvert un trésor enfoui, un talisman, le sésame d’un très antique royaume) – pour se précipiter sur le rôti de porc du bien-être et du pouvoir d’achat ; je leur en voulais de l’avoir fait à la faveur de cette immense nébulosité où rien n’était clair ni tranché, où toute droiture, toute honnêteté, toute décence se noyaient dans l’évasif, pouvaient se confondre avec le louche, l’abject, le scabreux, sans que personne ne lève une épée pour les défendre. Oui, je leur en voulais, et cependant, tous n’étaient pas nés dans la soie ; plus d’un se damnait laborieusement, vertueusement même, pour accéder au rôti ; bien que sinistre et très dommageable, leur goinfrerie était compréhensible, presque ingénue – comme était compréhensible, presque ingénue, la sinistre mutation du paysan français alors en train de s’achever. Compréhensible, mais non excusable pour autant.

C’est à peu près au moment où je me sentais mourir – oui, mourir de brouillard, mourir par asphyxie, par la grâce de ce monoxyde de l’Informe, de ce gaz non seulement privé de couleur et d’odeur mais capable de tout décolorer, de tout désodoriser – que vint me frapper ce grand dérangement du système nerveux qu’on appelle littérature. Là se trouvait l’oxygène ; là se trouvait la silhouette du drame, des enjeux, des décisions cruciales de l’existence – une silhouette nettement découpée, dotée d’angles, haute en couleurs, riche en parfums, se détachant avec éclat sur le fond noir de la condition mortelle. Là se trouvaient les quatre éléments, et les cinq sens, les objets qu’ils perçoivent, la raison qui discerne et qui trace, le chant qui déplore et glorifie… Ce fut davantage qu’une bouffée d’air, une porte ouverte par effraction sur la réalité. Le malheur de vivre échappait à ce milieu – soit parce qu’il y était filtré et moins malsain, soit parce qu’il y était plus aigu, plus intense, sublimé ou rendu respirable par le seul fait d’être enfin dit, exploré, conquis, touché, embrassé. En lisant les grands poètes et les grands romanciers, en étudiant les grands penseurs et les grands livres, le mensonge du brouillard – énorme, massif, impénétrable, menaçant d’infiltrer dans mes poumons sa monotonie toxique – était tenu à distance comme au-delà d’un cercle de significations enflammées. Ces significations, je ne les comprenais pas toutes, oh non, mais j’aspirais de toutes mes forces à entrer dans leur cercle de feu, quitte à m’y brûler, tandis qu’au dehors, toute vérité paraissait avoir été absorbée, liquéfiée et bue par l’éponge d’une monstrueuse vilénie dont les masses étaient collectivement coupables. Mais ça, je ne pouvais que le supposer. Je n’en avais aucune assurance extérieure. Ma faible intuition était devenue une intime conviction, et le brouillard, le Grand Brouillard l’assiégeait de tous côtés. Pour asseoir ou détruire cette conviction, il eût fallu rencontrer des hommes ; or des hommes, j’en voyais peu, très peu ; à peine si je réussissais à les apercevoir. Ce que je rencontrais de véritablement humain, je le rencontrais dans la pensée des ancêtres, dans les œuvres d’auteurs morts depuis longtemps, la plupart depuis des siècles.

Je me mis à écrire. Comme vous l’avez vu, ce qui me poussa vers la porte fut plus une nécessité qu’un choix, plus un profond dégoût qu’une nécessité, plus une question de tempérament, de constitution physique, qu’une question de vocation, de sacerdoce ou de je ne sais quelle autre de ces missions sous le nom glorieux desquelles certains baptisent une besogne en soi dérisoire. La tâche était colossale ; le brouillard maintenait toujours son emprise, et je commençais à tâtons, apprenant à nommer et à qualifier un territoire borné, érudit, livresque, pauvre en humanité. Quelques années passèrent avant que je n’ose envoyer mon premier ouvrage à un éditeur. A ma grande surprise, il fut publié. Je l’avais envoyé sur des suppositions et des on-dit, le principal d’entre eux étant qu’il existait quelque part des gens plus âgés et plus avertis, qui souffraient d’un dérangement nerveux analogue au mien. J’en envoyai d’autres, qui parurent à leur tour. Aucune modification dans le paysage; la même quotidienne fumée, fade, confuse, obtuse, à couper au couteau. J’ignore ce que j’attendais, si même je m’étais attendu à un effet particulier ; j’étais absolument dans l’ignorance. Je me disais que j’avais chaque fois vaincu une part de brouillard, vous comprenez, et c’était beaucoup, c’était assez, c’était déjà au-delà de ce que je pouvais espérer ! Mais ce qui devait arriver arriva. Et je n’étais pas prêt. Quand bien même on m’eût prévenu, je n’aurais eu aucun moyen de m’y préparer. Ce fut pire qu’une augmentation du brouillard. Incomparablement pire. Ce fut la dissipation soudaine du brouillard.

Il se leva pour moi d’un coup, sans annonce, dans les premières années du nouveau siècle. J’ose croire qu’il se leva pour tous, plus ou moins brusquement, avec des retards, des délais relatifs, liés à l’habitude, aux dispositions acquises, à l’accoutumance visuelle, mais tous finirent par voir qu’il s’était levé, car la situation se modifia en profondeur – preuve que personne n’échappa à la découverte de ce qui avait été si longtemps et si paisiblement caché. C’était une vision sidérante. Du monde tel qu’on en avait gardé mémoire, il ne restait rien. La société était non seulement nue, mais rongée jusqu’à l’os. Les hommes qui la peuplaient apparurent tels qu’ils étaient devenus. Ils se regardèrent les uns les autres, et ils n’aimèrent pas ce qu’ils virent : abrégés, raccourcis, réduits à quelques besoins primaires, leur similitude confinait à l’épouvante. Les mots qui avaient servi sous l’ère de la Pâle Confusion, le capital des mots qui s’étaient échangés, qui avaient continué à donner le change, en quelque sorte, révéla sa totale impuissance à décrire ce qui se révélait sous nos yeux. Et pour décrire cela, il y avait besoin de beaucoup moins de mots. Qu’on imagine une ampoule allumée tout à coup dans une pièce, le voleur au milieu, surpris la main dans le sac ; ainsi des populations ; ajoutez à cela une stupeur plus vexante encore : le sac était vide, autant qu’elles.

 Alors un vent de panique et d’infamie se mit à souffler. A l’ahurissement succéda l’éparpillement ; une fois dissipés les sentiments fictifs dont la condensation avait occulté la terrible crudité des choses, les trajectoires obéirent aux impulsions désordonnées de ces insectes lucifuges, amateurs de moisissure et de succulences putrides, qui s’empressent, se dispersent, s’agitent dans tous les sens lorsqu’on soulève la planche de bois pourri sous quoi ils faisaient jusque-là leurs petites affaires ; chacun s’exposa, réclama d’être vu, marcha sur son voisin, lui butta dessus comme sur un obstacle ; l’individu fut une contrariété pour l’individu, le motif odieux et surnuméraire d’un perpétuel scandale.   

Il va de soi que ce que j’avais écrit au temps du brouillard, avec une sensation d’audace, d’énergie meurtrière, dans l’extase de l’assassin qui croit avoir blessé à mort la mort blanche, devenait tout à fait inoffensif et passablement ridicule au retour de la lumière, cette lumière qui nous saisissait tous, tombant à pic sur les méchants et sur les bons, sur les justes et les injustes, avec une fulgurante et révoltante impartialité. Mais ce que nous découvrions, c’est que nous n’étions pas même bons ou méchants, justes ou injustes ; nous étions à la fois tous innocents et tous complices, carapacés par le plus dur des endurcissements. Et malgré la tentative d’en imputer la responsabilité à des manœuvres étrangères, nous étions tous contraints de constater qu’il y avait bel et bien eu une conspiration, mais une conspiration sans conspirateur, un complot sans agent, un coup d’Etat sans Etat et sans coup – qui avait opéré un changement du régime humain sous anesthésie, comme ces parasites qui paralysent d’abord leur hôte avant de le dévorer de l’intérieur.

Le dernier stade du processus se traduisit par une formidable inflation de la haine. Elle naquit tout armée des entrailles du vague et de l’ambigu ; elle se propagea par un tas d’appareils et de dispositifs nouveaux, avec une rapidité folle ; elle créa un univers artificiel à son image, énerva jusqu’aux bêtes impassibles, greffa ses intérêts dans les corps, obligea à parler son langage, à suivre ses protocoles, à célébrer son évidence.

Qui donc l’ignore ? me direz-vous. Et n’était-ce pas prévisible ? Ce qu’il l’était moins, à mes yeux en tous cas, concerne ma négligeable personne, car cette dernière entra peu à peu en réticence, dans une phase d’éclipse complète ; face à la montée de l’hostilité démoniaque, je m’effaçais, me dérobais, m’absentais, me changeais en brouillard. Par un étrange renversement, tandis que le monde s’éclaircissait jusqu’à l’horreur, une espèce de nuée vint m’ensevelir, m’invitant à mener la vie de quelqu’un qui n’existe pas. Bien que je sache aujourd’hui qu’il ne pouvait en être autrement, sauf à rivaliser de rancœur avec ceux qui prétendent exister, quel vertige lorsque je commençais à perdre de vue mes propres traits, et mon identité, et mon nom… Ce n’est pas sans trembler qu’on descend dans le secret, comme dans la tombe.

Ne cherchez pas chez moi une quelconque psychologie, j’ai de moins en moins de quoi satisfaire cette illusion. Tout ce que je sais, c’est que j’ai migré quelque part dont vous parler n’a pas lieu. Je n’ai pas disparu, et pourtant tout se passe comme s’il était impossible d’apparaître. Les dons de Dieu sont sans repentir, dit-on. Peut-être les ai-je suivis où ils se sont réfugiés.

Sincèrement vôtre,

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