Triomphe de la Mode

 

Ceci n’est pas un podium de la fashion-week, mais une fresque du grand artiste florentin d’Andrea di Cione di Arcangelo, dit Andrea Orcagna (v.1308-1368), l’un des meilleurs disciples de Giotto di Bondone. Intitulée Triomphe de la Mort, et datée de 1348, année de la peste noire en Italie, elle se trouvait originellement dans l’église Santa Croce.

 

à Jean-François Bazaud

 

Il est devenu très difficile d’ouvrir la bouche pour dire autre chose que des banalités. Il est encore permis de l’ouvrir pour tousser, mais en s’exposant aussitôt à un protocole d’une extrême rigueur, qui dépasse de beaucoup les anciens usages. Cette question des us et des coutumes semble à priori secondaire dans la terrible série de crises que nous traversons ; mais il se pourrait qu’elle soit centrale et bien plus déterminante que toute autre cause profonde, telle que la peur de la mort ou le besoin de sécurité. Certains brodent sur ces motifs, alléguant que les hommes ont désormais trop peur de la mort pour résister aux puissances qui prétendent tenir la mort à distance ; d’autres expliquent que le renoncement collectif aux libertés individuelles s’enracine dans une volonté de protection excessive, propre aux sociétés occidentales décadentes. Les premiers profitent de l’occasion pour formuler de sages memento mori ; les seconds pour rappeler très judicieusement qu’il n’y a pas de liberté sans risque. Nous isolons ces explications, car elles sont séduisantes. Elles sont séduisantes, mais l’expérience nous montre chaque jour qu’elles sont soit inexactes, soit complètement fausses.

Rappelons tout d’abord que la peur est un sentiment légitime et sain, en tant qu’il relève de la pulsion vitale et de l’instinct de conservation : craindre de perdre la vie est normal, comme il est normal de souhaiter se mettre à l’abri d’un danger. Craindre de tomber gravement malade et d’aller à l’hôpital est normal, comme il est normal de redouter d’aller en Enfer – si l’on croit à l’Enfer, qui est une sorte d’hôpital surchauffé où tous les soins sont des tortures. Bref, la peur est normale, comme il est normal que nos poils se dressent quand nous voyions une vipère. En l’occurrence, c’est celui qui se jetterait au cou du serpent qui serait anormal. Si je voyais une foule s’enfuir devant un Cobra royal de 4 ou 5 m de long, je ne mettrais pas un point d’honneur à me distinguer du conformisme ambiant en allant baiser les mules de son altesse. Je ferais comme tout le monde, j’obéirais à un sentiment de panique aussi salvifique que partagé.

Or la soumission actuelle des foules n’est pas plus normale, ni plus saine et raisonnable, que l’envie de s’exposer à la morsure d’un monstre venimeux. Le temps passant, il est facile d’observer que les gens se soumettent aux diktats en vigueur pour de toutes autres raisons que l’instinct et la santé, et qu’ils renoncent à leurs libertés pour de toutes autres raisons que la plus élémentaire rationalité.

Alors, si ce n’est par peur et par exigence sécuritaire, pourquoi les gens se soumettent-ils? Ils se soumettent parce qu’ils en sont venus à supposer ceci : tout est subordonné à la mode et aux conventions – y compris des choses telles que la morale et la logique, la justice et la raison. Y compris la médecine, y compris la science, inféodées à tous les caprices, exposées au goût du jour, mobile et fugace par essence. Et il en fut ainsi de tout temps, hier comme aujourd’hui, dans l’histoire passée comme dans l’existence présente. Voilà ce que l’âge moderne a inculqué aux gens – cet âge qui se sera distingué de tous les autres en nommant « progrès » le fait de considérer le commandement de ne pas tuer son prochain ou d’adorer Dieu de toute son âme (ce qui est pratiquement similaire), comme relevant de la même attitude qui conduisait les femmes à porter un hennin sur la tête et les hommes à s’orner de ces drôles de collerettes à godrons qu’on appelait des fraises. L’âge moderne a traité les choses incorruptibles comme des choses qui passent. En dehors de ce qu’il a conservé des âges anciens (et Dieu merci, il en avait conservé beaucoup jusqu’à récemment), l’âge moderne a imposé l’idée que les mots et les choses subissent un genre d’altération identique avec le temps, autrement dit que ce qui était autrefois nommé vice ou lâcheté peut très bien devenir vertu ou courage demain, et que l’idéal d’une époque révolue ne saurait en aucun cas perdurer à notre époque, surtout quand l’époque révolue en question confessait un idéal fort, un idéal du genre granitique, inentamable et solide comme le roc. Voilà son principal message et sa contribution majeure à l’histoire des hommes : le bien et le mal ne sont que des règles et des canons conçus par le cerveau humain ; le juste et l’injuste, le vrai et le faux ne sont que des catégories nées de notre esprit ; créées par lui, ce sont des « notions » sans lien avec la réalité et sans existence intangible hors des groupements humains qui les conçoivent ; elles se transforment au gré des convenances, changent en fonction des hommes et des sociétés, se modifient au fil des siècles et des mœurs, et il n’y a rien d’immuable, rien d’universel, rien d’immortel en elles. En conséquence de quoi, la seule chose qui demeure éternellement, c’est ce qui change tout le temps. Pour la modernité, il n’y a d’éternel que la mode. Et le modus dans moderne prend ici tout son sens.

Si l’usage veut qu’on porte un masque chirurgical dans les boutiques (pour y effectuer des opérations d’achat au scalpel, vraisemblablement), si les conventions stipulent qu’on doit se faire inoculer une substance préparée en laboratoire pour conserver son emploi ou manger en terrasse, si l’on est formellement tenu de présenter un passeport pour sortir de chez soi et bientôt pour avoir le droit d’y rester sans doute, les gens suivent la mode et respectent les conventions, aussi extravagantes qu’elles soient ; et ils les suivent parce qu’ils ont perdu conscience du point à partir duquel on peut voir qu’une chose extravague. Ils ne savent plus distinguer délire et sagesse, absurdité et signification, fiction et réalité, et ils confondent les raffinements de l’imbécillité avec la minutie du discernement. On pourrait dire qu’ils éprouvent le besoin d’adopter chaque nouveau standard de conduite divagante parce qu’ils ne peuvent juger de rien, et que la divagation perpétuelle est le seul point de repère dans la divagation générale.

C’est ainsi que la Mode triomphe aujoud’hui, c’est ainsi qu’elle règne comme elle n’a jamais régné sur les hommes, sous la forme d’une divinité fatale et d’un culte aveugle – la Mode, qui n’aura jamais mieux mérité son titre de « religion de l’instant ». De la religion, elle a acquis les caractères d’autorité, de légitimité et d’infaillibilité, à tel point qu’il est dorénavant possible de demander aux gens d’étouffer leurs enfants et de laisser crever leurs vieillards, quand ce n’est pas de se précipiter eux-mêmes du haut d’une falaise, avec quelques chances de voir une grande partie s’exécuter illico, non à cause de la scientificité ou de la moralité de ces injonctions, mais simplement parce que c’est ce qui se fait. 

Personne ne m’ayant interrompu, profitons-en pour faire deux observations. La première, c’est que rien n’est plus épidémique que la mode, et qu’il est dans la nature de la mode de se propager de proche en proche, comme un virus, avec une force de contagion d’autant plus élevée que les hommes ont perdu le sens commun et les modèles invariables qui les immunisaient contre l’assaut des opinions versatiles. Poussant l’analogie, on pourrait dire que leur intellect et leur psyché ne reconnaissent plus le caractère nocif de cette versatilité, tout comme un corps gravement infecté ne distingue plus les cellules virales de ses propres cellules saines. La seconde observation, plus signifiante encore, est le paradoxe suivant, que je laisserai à la méditation du lecteur : c’est à cause de ce qu’il crée de ses propres mains que l’homme est grégaire et pareil à tous ; et c’est à cause de tout ce qu’il ne crée pas lui-même que chaque homme est une créature unique et semblable à nulle autre.

Naturellement, des esprits avisés jugeront que l’ensemble de ces considérations manque d’historicité et d’un angle d’approche géopolitique, car elles occultent les manœuvres en cours de certaines classes dirigeantes à l’échelle mondiale. C’est tout à fait vrai, mais je ne suis pas géopolitologue, et le serais-je, que je ne me trouverais pas beaucoup plus éclairé pour interpréter les manœuvres de ces classes supposées diriger – leurs manœuvres étant souvent énigmatiques, presque toujours erratiques et contradictoires, en apparence du moins. Sommes-nous en présence d’une véritable catastrophe sanitaire, gérée avec l’opportunisme attendu des cartels pharmaceutiques et l’incompétence désormais endogène des gouvernements occidentaux ?  Assistons-nous à la fusion des BigPharma-BigMedia-BigTech avec le complexe militaro-policier et les mafias en col blanc, pour créer une Bête hybride et totalitaire d’un genre inédit… ou s’agit-il tout bonnement d’une façon de préparer les populations à la pénurie de ressources qui a déjà commencé ? Faisons-nous face à une guerre biologique, à une sorte d’effroyable holocauste, à une espèce de génocide expérimental d’une telle envergure et d’une telle barbarie que l’esprit se refuse à l’envisager ? Et pire encore, tout cela réuni ne serait-il pas la forme prise aujourd’hui par la stratégie du choc, initiée au début de ce millénaire, qui consiste à hypnotiser les populations à coups de grandes campagnes traumatisantes, pour mener à bien cet agenda malthusien, dont l’objectif est le plus cruel, le plus atroce des collectivismes oligarchiques ?

On ne peut plus balayer d’un revers de la main cette dernière hypothèse, qui n’exclue pas les précédentes mais les intègre selon les intérêts et les niveaux de responsabilité variés des donneurs d’ordre. La tyrannie ayant désormais partout ses aises, la possibilité d’une intention consciente paraît de plus en plus vraisemblable – à ce détail près que les inquisiteurs et les tyrans de notre temps n’ont pas de doctrine ; et s’ils en ont une, ce n’est pas en son nom qu’ils parviennent à l’imposer aux masses. Quand bien même les inquisiteurs et les tyrans actuels auraient réussi à s’unifier autour d’un projet commun, il n’est pas certain qu’on puisse rattacher leur façon de voir à des visions du monde aussi élaborées, aussi construites que, disons, celles de la franc-maçonnerie ou de la Kabbale, par exemple ; toutes les recherches en ce sens passent à côté du problème, car la façon de voir des classes dirigeantes ne reposent pas sur quelque chose d’aussi noble que des principes ; elle repose moins sur des principes que sur leur absence ; elle tient moins de la doctrine que du programme ; elle tient moins du dogme que de la notice à suivre pour s’en mettre plein les poches et du mode d’emploi nécessaire pour conserver leur propre mode de vie. Et quand bien même ce mode d’emploi inclurait la petite clause fâcheuse spécifiant qu’il faut éradiquer la vie et les emplois du reste des hommes – en tous cas des bouches jugées inutiles sur la planète –, je suis enclin à croire qu’il entre une grande part de bricolage et d’amateurisme dans cette « Weltanschauung ». Leurs propos et leurs déclarations d’intention sont d’une telle pauvreté et d’une présomption si désinvolte que la métempsychose paraît plus plausible que l’existence chez eux d’un système de croyances inflexible ou d’un dogme établi. Bien sûr, vous êtes libres de lire sans éclater de rire les ouvrages du sieur Harari, qui nous raconte l’histoire de notre avenir, « brièvement, » précise-t-il, sans doute par délicatesse, afin de nous ménager des surprises ; vous avez toute latitude pour prendre au sérieux un opuscule comme La Grande Réinitialisation (The Great Reset, en anglais) des sieurs Schwab et Malleret, qui ne nous parlent de rien de moins que du sort de l’Humanité, avec le plus puéril des eugénismes biotechnologiques et la douteuse sagacité d’un duo de voyantes albanaises ; vous êtes libres de juger leurs arguments fascinants, et vous avez également le droit de penser qu’il existe une pensée crypto-talmudique immanente derrière le « management », la « cybernétique », la « mathématisation du monde », etc. ; en ce qui me concerne, j’y vois plutôt une pseudo-pensée élaborée après coup, à la va-comme-je-te-pousse, quelque chose comme une ébauche de charte signée entre deux forfaits par des pillards et des escrocs pour conférer la dignité d’un plan aux crimes qu’ils ont déjà commis et pour justifier par avance ceux qu’ils s’apprêtent à commettre. Plutôt qu’à une utopie, leurs idées ressemblent à celles du pickpocket pris la main dans le sac et qui se proposerait de légitimer son larcin par le côté désuet du sac de la personne volée et l’urgente nécessité d’en transférer le contenu à une personne plus up to date. Comme il arrive toujours dans ce genre de cas, ce n’est pas leur utopie qui détermine leur turpitude, c’est leur turpitude qui détermine leur utopie.

Mais le projet des dominants n’est qu’un aspect du sujet que nous souhaitions aborder ici et que je résumerai à cette question : comment se fait-il que tant d’individus obéissent à leurs ordres, parfois avec zèle, puisqu’ils ne sont pas sensibles à la « philosophie » qui inspire ces ordres ? Comment se fait-il qu’ils abdiquent avec tant de facilité, puisque, s’ils avaient la curiosité de s’y intéresser, il leur resterait probablement encore assez de bon sens pour trouver cette « philosophie » idiote, ou perverse et criminelle ?

A ce mystère, je ne vois que la réponse que j’ai donnée plus haut, qui est la réponse la plus humaine que j’ai pu trouver : les gens cèdent parce que così fan tutte, tout le monde le fait, ou plus précisément, parce qu’on leur dit que tout le monde le fait et que tout le monde le fera. Un jour ou l’autre, vous verrez, vous serez obligé. Obligé pour quoi, obligés par qui, nul ne le sait vraiment, au fond – obligé par le fait d’être obligé, sublime tautologie antithétique et terminale de cet âge qui prêche la Libération de tout et l’Affranchissement définitif des vieux carcans civilisationnels. Pour rendre cette obligation parfaitement péremptoire, les inquisiteurs et les tyrans actuels n’ont pas besoin de propager une quelconque idéologie : il leur suffit de piloter la mode comme une machine de guerre, car elle est à elle seule son moyen, son but et sa justification. Il est beaucoup plus facile de spolier des individus quand ils sont occupés à courir derrière la nouveauté du moment.

C’est ce qu’il ressort des rares, bien trop rares échanges que j’ai avec mes contemporains. Je regrette qu’ils soient devenus aussi rares, mais aucune vraie discussion n’est possible avec des personnes qui, tout en ayant maçonné leur propre flair, méprisent l’exercice de l’intelligence critique et se tiennent toujours prêts, comme des enfants le lendemain de Noël, à sortir de son emballage la panoplie de la dernière indignation dans le vent, pour se scandaliser du soupçon que vous pourriez êtes en train de marcher hors des clous. Avec eux, des actions aussi bénignes que rire ou sourire des impératifs de la mode sont littéralement inhibées et prohibées, car les impératifs de la mode sont bel et bien devenus – tout aussi littéralement – des devoirs sacrés.

J’achèverai sur ce par quoi j’ai commencé, à savoir l’extrême difficulté d’ouvrir la bouche aujourd’hui ; et avant de la fermer, pour être trivial comme à mon habitude, je raconterai une modeste anecdote. Récemment, à une jeune fille de dix-neuf ans un tantinet amorphe mais qui s’était tout à coup mise à défendre bec et ongle la théorie du réchauffement climatique et de son origine humaine, j’ai demandé avec toute la douceur possible depuis quand elle éprouvait cette violente passion pour la météo. Ayant ajouté que la passion lui allait fort bien et faisait briller ses yeux d’un bel éclat, je lui ai demandé si elle se souvenait du jour, peut-être même de l’heure, où son cœur de Belle au bois dormant s’était subitement embrasé au feu d’une si noble cause. Je n’exigeais aucune preuve, notez bien, mais pouvait-elle me dire pourquoi, alors que sa propre mère s’inquiétait du flegme presque maladif dont elle faisait preuve dans la vie quotidienne, des images d’ours blancs sur des bouts de banquise avaient le pouvoir de briser le sortilège et de l’extirper de son indolence ? La réponse fut spectaculaire. Il n’y eut pas de réponse. Elle se tût et s’éteignit comme si quelqu’un l’avait débranchée. Ce qui laissait à penser qu’un câble électrique l’avait momentanément reliée à la source d’un étrange courant capable de lui donner les apparences de l’ardeur et de la foi, comme on faisait convulser les cadavres au XIXème siècle, en les galvanisant – image dont les conséquences me parurent vertigineuses.

Que Dieu nous garde entre ses mains et ne nous abandonne pas dans notre vertige !