Venise sauvée (Simone Weil)

 

 

– Les hommes d’actions et d’entreprise sont des rêveurs ; ils préfèrent le rêve à la réalité. Mais, par les armes, ils contraignent les autres à rêver leurs rêves. Le vainqueur vit son rêve, le vaincu vit le rêve d’autrui. Tous les hommes de Venise qui auront vécu la nuit prochaine et la journée de demain resteront jusqu’à leur mort sans savoir s’ils rêvent ou veillent. Mais, dès demain, leur cité, leur liberté, leur puissance leur paraîtra encore plus irréelle qu’un rêve. Les armes font le rêve plus fort que la réalité. Dès demain, il faut qu’ils croient avoir toujours été soumis à l’Espagne, n’avoir jamais été libres. Le ciel, le soleil, la mer, les monuments de pierre ne seront plus réels pour eux. Quant aux enfants, ils naîtront déracinés. Mais il faut que le choc soit violent pour leur ôter pour toujours le sentiment du réel.

(…)

Il faut que les gens d’ici se sentent étrangers chez eux. Déraciner les peuples conquis a toujours été, sera toujours la politique des conquérants. Il faut tuer la cité au point que les citoyens sentent qu’une insurrection, même si elle réussissait, ne pourrait la ressusciter ; alors ils se soumettent. Vos volontés, vos fantaisies, vos rêves, à vous leur maître, doivent être désormais pour eux la seule réalité. Vous serez un de ces hommes dont les peuples sont contraints de vivre le rêve. Quand vous penserez la mort d’un de ceux-là, il mourra.  Chaque objet chaque jour rappellera à chacun – il le faut – qu’il vit seulement aussi longtemps que vous le préférez vivant. Et leur vie aussi se modèlera sur votre pensée. Leur vie et leur mort ne seront que votre rêve. Y-a-t-il un destin plus glorieux ?