Un petit pas en avant, par Leonardo Castellani (1955)

 

Le catholique qui se fait protestant fait un pas en arrière, non un pas en avant.

Certains pensent le contraire ; et quelques-uns d’entre eux sont des amis férus de politique. Ils pensent qu’en prônant le divorce, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le mariage des prêtres, l’essor de la franc-maçonnerie, le Ku-Klux-Klan, le Prohibition Act, la distribution de Bibles et l’asservissement des Noirs, l’Argentine marcherait en tête de la civilisation, à côté des Etats-Unis. Ils sont fous à lier.

– Les Etats-Unis n’ont-ils pas de liberté d’enseignement ?
– Si.
– Alors le protestantisme est la vraie religion moderne, parce que le Protestantisme encourage la simple honnêteté humaine au cœur des nations. A force de « sainteté » par-ci, de « sainteté » par-là, et à force de Sainte-Mère-l’Eglise, les pays catholiques se retrouvent aujourd’hui en queue de peloton, y compris pour ce qui est de la simple honnêteté humaine. Par quel miracle cette arriération peut-elle se faire passer pour la religion vraie ? Tu la reconnaîtras par ses fruits

Nous nous intéresserons une autre fois au retard des pays catholiques ; c’est un problème dans lequel ont fourré leur plume et leur nez des gens aussi divers que Balmes[1], Donoso Cortès[2], Ramón y Cajal[3], le comte Joseph de Maistre, monseigneur Bougaud[4], Hilaire Belloc, etc., et qui n’est pas encore tout à fait clair, il faut bien le dire. Contentons-nous aujourd’hui de cette simple proposition : le protestantisme est un pas en arrière

Le protestantisme a voulu opérer un retour à l’Eglise primitive ; ce faisant, il est tombé dans le paganisme, dans ce « néo-paganisme » dont a parlé Saint Pie X.

Je me servirai de la doctrine d’un protestant, le philosophe danois Soren Kirkegord[5], qualifié de « luthérien » par certains d’entre nous, tels le professeur Aranguren, dans la Revista de la Universidad de Buenos Aires, le docteur Sciacca, le P. Jolivet dans chacune de ses conférences publiques, et le P. Quiles dans l’un de ses opuscules. Cette qualification en dit déjà assez long…

J’ignore si Kirkegord fut luthérien. Ce que je sais, c’est qu’il naquit luthérien, qu’il fut biberonné avec les œuvres de Luther et de Hegel, qu’il désira être pasteur luthérien et qu’on l’en empêcha. Qu’il ne se rallia jamais à la Sainte Eglise Romaine et qu’il ne pouvait pas le faire – puisque celle-ci ne reprit au Danemark qu’avec la Constitution de 1849, c’est-à-dire peu de temps avant sa mort[6]. Mais je sais avec certitude qu’il se rallia à Dieu dans l’éclat d’une luminosité céleste. Eclat qu’on entrevit aussi – plus ou moins – sur le reste de la terre ; éclat qui continue d’être aperçu, et qui continuera de l’être… Non par tous, cela va de soi.

Laissant de côté son style complexe et dense – inimitable –, je vais exposer brièvement ses pensées en m’appuyant sur les ouvrages des trois dernières années de sa vie, le Tage-buecher, Einuebung in Christentum et Der Augenblick.

De nos jours, Catholicisme et Protestantisme se supposent l’un l’autre ; ils sont comme deux arcs jumeaux soutenant un grand mur ébranlé par un tremblement de terre ; de telle sorte qu’aucun ne peut tenir seul debout.

Cela est manifeste du Protestantisme, étant donné qu’il se fonde tout entier sur une protestation contre Quelque Chose – une chose qui était réellement mauvaise au temps de sa naissance, mais qui s’est incorporée à la Réforme sous forme de présupposé et de référent indiscuté : comme Forme subordonnée. Si l’on ôtait le christianisme médiéval au Weltanschauung du protestantisme, nous obtiendrions une espèce de paysage sans perspective ou un monde réduit à deux dimensions.

Ce contre quoi s’insurgea Luther était bel et bien vicié ; le message de Luther – l’« intériorité » – était vérité. L’Eglise Médiévale était entrée dans une intolérable rigidité, productrice de tensions : l’extérieur, le formel et le violent menaçaient de transformer la vie religieuse de l’Europe en quelque chose de bien différent de l’esprit du Christ : qu’on se rappelle les condamnations de Jeanne d’Arc, de Juan Huss[7], de Wyclif[8], de Savonarole[9]

La religion se changeait en politique et prenait peu à peu la forme d’un impérialisme ; les moyens dont on avait pris l’habitude d’user se faisaient de plus en plus durs ; les pratiques étaient de plus en plus externes et compliquées ; son esprit de plus en plus éloigné de la charité fraternelle ; sa vie de plus en plus automatique. En bref, une crise intérieure – crise de la foi – et une hypertrophie de l’humain – hypertrophie des œuvres – avaient détruit l’équilibre de ces deux éléments nécessaires, instaurant le règne d’une sorte de nouveau pharisianisme. Nous pourrions dire que le sang de San Gennaro[10] et le sang de Savonarole étaient sur le point de recouvrir totalement le sang du Christ.

De cette matière gorgée d’erreurs, s’échappa un allemand nommé Luther – hors du cloître, car il s’agissait d’un homme qui avait été cloîtré – d’un « moinillon » comme il disait, et qui l’avait été plus que quiconque ; il avait obéi comme personne aux sévères « règles » des ordres vieillissants, ne s’était épargné aucun jeûne, aucun cilice, aucune vigile, aucune indulgence, aucune dévotion, – rien, sauf la prière intérieure –, sans jamais parvenir à « se sauver » ; c’est-à-dire sans avoir atteint la paix intérieure. Quittant ce milieu avec un cri qui était en soi-même véridique : « Nous ne sommes pas sauvés par les œuvres de la Loi mais par la grâce de Jésus-Christ ! », il se mit à polémiquer contre les « œuvres », autrement dit contre son propre passé; et l’ardeur de la polémique aidant, sa passion irascible l’emporta insensiblement là où il n’avait jamais pensé aller, tordant et déviant l’orientation de son message vers quelque chose qu’il n’était pas au départ. Si nous prenons le luthérianisme par ses résultats, nous avons la surprise de découvrir des choses diamétralement opposées à la prédication initiale de Luther ; à commencer par cette Mondanité tranquille et complaisante, au lieu de la Crainte et du Tremblement du réformateur saxon ; ou ce nouveau paganisme, au lieu du christianisme primitif[11].

« Il serait intéressant d’apprendre par cœur un sermon de Luther et de le lancer du haut de la chaire de Copenhague… » – dit Kirkegord – « Il ferait beau voir le tollé général qui s’élèverait alors contre le prêcheur, depuis les Pasteurs, les Clercs et les Conseillers de l’Etat, avant de leur révéler qu’il s’agit d’une homélie de leur père fondateur. Bien sûr, il faudrait préalablement enregistrer devant notaire la chose qu’on se propose de faire, faute de quoi on pourrait m’accuser de plagiat, et partant, une fois le plagiat révélé, d’avoir voulu le tourner en ridicule »[12].

Le premier appel de Luther : « A l’intérieur de l’âme ! » n’eût été écouté que par très peu de personnes, s’il n’avait été accompagné d’un autre cri, bien plus populaire : « Oh, Pape de Rome, tête de bourrique, vieille bonne femme, pauvre clown, tu vas voir un peu de quel bois se chauffe le Docteur Martin ! » ; cri auquel une multitude de gens mécontents – certains ayant raison de l’être – répondirent sur le champ : « Hourrah ! » ; et beaucoup de ceux qui faisaient corps avec cette mêlée composite rallièrent peu à peu, mais vivement, un autre cri plus populaire encore : « Du vin, des femmes et des chants ! », auquel une masse innombrable répondit enfin en chœur : « Hourrah, hourrah, hourrah, Her Doktor Deutsche Martin Luther ! »

 La rébellion de Luther surgit pour libérer les hommes d’un carcan psychorigide ; mises en regard de ce carcan, les paroles de Luther sont libératrices ; mais une fois supprimé le carcan, elles ne sont que pur bavardage, et sa théologie se dissout dans la contradiction et dans l’incohérence : la présupposition venant à faire défaut, la proposition perd son sens, comme une réponse à une question qui ne se pose plus.

Génération après génération, l’Europe avait été éduquée dans le Memento Mori, dans le rappel de la Mort, du Jugement et de l’Enfer ; elle avait été surchargée de pratiques, d’obligations et de schibboleth dévots ; elle avait été terrorisée par les bûchers des hérétiques et par les guerres religieuses; elle s’était habituée à identifier le religieux avec des gestes extérieurs, avec des stéréotypes qui étaient devenus routines et fétichismes, comme par exemple le « conseil » du célibat ecclésiastique, changé peu à peu en « précepte » – précepte fort mal observé, du coup ; ou l’achat du pardon des péchés au moyen des « indulgences » ; ou encore le pouvoir et l’activité politiques, le pouvoir et l’activité économiques du haut clergé, se substituant à la contemplation et à la prédication de la Vérité…

Ce marécage appelait un réformateur, un homme qui s’élevât pour ramener la religion vers l’intérieur ; un réformateur est un homme qui réduit les charges, mais qui ne les jette pas par-dessus bord ; qui concentre, resserre et pare au relâchement ; qui noue de tous côtés de nouveaux liens, et rattache ceux qui sont cassés ; ce pourquoi, d’une façon ou d’une autre, il doit être un martyr. Hélas, Luther fut loin de l’être. Au lieu de consentir au martyre, il devint populaireJe suis un écrivain religieux ; si j’étais populaire, je ne serais pas un écrivain religieux[13].

Par malheur, l’attitude polémique influa également sur le Catholicisme, bien qu’elle n’y fût pas si exclusive : il suffit de voir par exemple les stupidités exégétiques dont se rend coupable un grand exégète comme Maldonado [14] dans sa manie de polémiquer avec les calvinistes. Une bonne partie du Catholicisme moderne – surtout en Espagne et aux alentours – s’est édifié sur le Concile de Trente, plus que sur l’Evangile ; ce qui revient à dire qu’il s’est constitué contre le Protestantisme, phénomène qui implique une sorte d’imitation subconsciente, par réciprocité. Celui qui s’escrime contre un autre ne se meut pas librement : il dépend de l’autre dans ses mouvements[15].

Le Protestantisme s’émancipa en prenant en otage quantité de notions – disons mieux, d’essences chrétiennes, dont le Catholicisme avait besoin et que le Catholicisme abandonna, allant même jusqu’à les combattre, car il les voyait changées en « hérésies » : citons à cet effet la lecture et l’étude de la Bible, si intenses chez les Saints Pères (purement et simplement remplacées par la lecture d’auteurs dévots de plus en plus médiocres et inconsistants) ; et toute une flopée d’autres choses excellentes auxquelles, pour avoir vécu dans des pays protestants, j’avoue que je pourrais me livrer personnellement sans souci…

La Contre-Réforme voulut renforcer le célibat ecclésiastique – que je tiens pour louable et saint – par le biais de la rigueur, faisant de lui ce qu’il n’est pas, une espèce d’absolu ; de sorte qu’un homme semble devenir prêtre pour la seule raison qu’il n’est pas marié, et basta ; comme s’il s’agissait d’un charisme, dispensant parfois de l’obligation de travailler et possédant par lui-même un pouvoir sanctificateur et des vertus de perfectionnement de la nature humaine : ce qui est une erreur théologique. La Contre-Réforme extériorisa plus encore la foi en mettant à son pinacle la figure de la Très Sainte Vierge – Ma Mère et Notre Dame à tous –, ainsi que le Pape – que j’attaque et auquel j’obéis –, en le rendant bien plus infaillible qu’il n’a jamais prétendu l’être lui-même ; et tout ceci aggrava la dissolution de la foi pure en un Dieu transcendant dans le bain douteux des rites extérieurs, ou des «  commandements humains ».

La Contre-Réforme exalta l’obéissance, vertu militaire par excellence, considérée dans son formalisme automatique et réflexe plus que dans son esprit, et l’éleva au rang de vertu théologale, pouvant se substituer à la conscience personnelle. La Contre-Réforme défendit et propagea la notion suárézienne[16] de « l’action primant sur la contemplation » – véritable fléau dans l’Eglise actuelle, cause du triomphe de tous les agités vulgaires et cause de la déroute du sage paisible et faible, jusqu’à la persécution de ce dernier. Enfin, la Contre-Réforme augmenta le sacramentalisme et minora la prédication, rabaissa la contemplation et la charité au niveau de l’apologétique et des œuvres de bienfaisance – lesquelles n’ont rien de mauvais, mais ne sont en aucun cas suprêmes. La Contre-Réforme écarta de plus en plus les fidèles du Pouvoir ecclésiastique – de ce qu’on appelle « La Hiérarchie » –, faisant de l’Eglise la société la plus totalitaire qui soit ; et elle se lança tête baissée dans la plus épouvantable « propagande ».

Et ainsi de suite. Le tout pour un résultat religieux extrêmement mince, bien sûr. Telle est la face négative de la Contre-Réforme ; et je ne veux pas nier ici son immense face positive – que d’autres exaltent déjà suffisamment pour que je m’en dispense. 

Cela étant, il existe une différence très nette entre le Catholicisme tordu, si tant est qu’il se torde, et le Protestantisme tordu, si tant est qu’il le soit ; il y a un raffinement de perdition dans la Réforme ; ce raffinement vient de ce que la Réforme présuppose le Catholicisme, alors que le Catholicisme ne présuppose rien. Le Protestantisme naquit comme correctif – ce qui implique l’existence d’une chose-à-corriger – et devint normatif ; raison pour laquelle il ne corrigea rien. La Réforme voulut devenir norme ; mais la Norme ne peut découler que de la Forme.

 Prenons un exemple simple, qui n’a peut-être rien d’imaginaire. Supposons, au sein du Catholicisme, un prélat complètement attaché à la mondanité, pas au point toutefois de tomber sous le jugement des Tribunaux, ni d’être châtié par la nature ou l’opinion publique – ce qui n’est pas un grand exploit, puisque c’est être modérément mondain, et que l’archimondain consiste précisément à être mondain avec prudence et modération, comme l’ont prouvé les plus habiles des épicuriens et des cardinaux de la Renaissance.

Ce prélat qui sait tirer de sa position religieuse, moyennant d’exquis calculs, tout ce qu’elle peut lui fournir d’agréable, sera facilement jugé et repoussé comme déficient par le catholique sincère. Pourquoi ? Parce que le catholique dispose de l’Autre Figure, de la figure pathétique de l’homme vivant en Pauvreté et en Humiliation ; quand bien même s’agirait-il d’un quidam excessif ou fanatique. Oui, quand bien même l’envisagerait-il sous une forme obscurantiste, routinière ou désordonnée, le catholique dispose dans ses ordres religieux, ou hors d’eux, du reflet du Christ Douloureux ; il perçoit ce reflet à travers les excès du fou de jeûnes et de cilices, de l’affamé de disciplines, de solitude, de règles, de vigiles et de pénitences ; et c’est à ce modèle qu’il peut comparer la figure de l’Evêque Mondain pour la juger.

Toi, Martin l’Impotent, quoique ta lèvre angélisée
dans les alléluias fleurisse, tu n’es pas bon prélat.
L’argent donné pour secourir les morts
Tu l’as fondu pour tes armées de tueurs.
Pleurons ces hidalgos que tu as rendus borgnes !
(…)[17]

Supposons maintenant une région protestante d’où le Catholicisme serait tout à fait absent. D’ordinaire, les deux confessions coexistent plus ou moins sur un même territoire, et l’on observe une espèce d’osmose entre elles, par laquelle elles se prennent et se prêtent certaines choses l’une à l’autre. Mais imaginons une contrée où seuls les fruits religieux de Luther auraient droit de cité, c’est-à-dire rien que la critique et seulement la critique, sans ce qu’elle présuppose. Imaginons une contrée où, conséquemment, tout ce qui concerne de près ou de loin la pénitence, la mortification extérieure ou l’askesis[18], non seulement ne serait plus prêché, mais serait dénoncé comme ridicule, dément, voire pathologique, comme s’il s’agissait du plus bas, du plus imparfait et du plus abject qui se puisse rencontrer dans le genre humain… 

Dans cette contrée 100% protestante, se trouve un évêque qui est le sosie intégral du bougre dont nous avons parlé. Serait-il tenu pour mondain ? Nenni. Il serait fêté comme parfaitement pieux. Sa mondanité serait jugée très chrétienne ! C’est une différence de taille. Le peuple le verrait prendre part au Conseil Royal, fréquenter le grand monde, suinter le faste et l’élégance en habits violets, pavaner en carrosse, publier des livres ineptes dans des éditions de luxe, flatter le monarque à chaque sermon, prêcher en prenant soin de ne froisser personne, participer à toutes les cérémonies officielles, rechercher les honneurs, se montrer plein d’astuce pour obtenir son argent de poche et construire des églises, chercher un mariage avantageux pour sa fille aînée et préparer son gendre à lui succéder au Siège épiscopal de l’Archevêché ; et le peuple protestant prendrait tout ce trafic pour du christianisme.

Pareille équivoque ne peut avoir lieu dans un pays catholique, – bien que cela arrive de temps à autre, en vérité, mais de façon exceptionnelle, en Argentine notamment, pays chrétien, mais disgracié.

L’évêque Mynster était-il un témoin de la vérité ? Avec cet opuscule de 36 pages, Kirkegord mit fin à ses jours ; littéralement parlant, car cette publication lui coûta la vie. Non, l’évêque Mynster n’était pas un témoin de la vérité, contrairement à ce qu’avait affirmé son gendre l’évêque Martensen lors de son oraison funèbre. « Témoin de la vérité » signifie Martyr ou Apôtre, deux mots sacrés qu’on profane en les galvaudant. Kirkegord écrivit son ultime petit ouvrage, le laissa sur la table, médita et pria durant huit mois, puis finit par le publier : tout Copenhague lui tomba dessus, le ciel, la terre et les enfers. Sous ce déluge, il ne fit pas un seul pas en arrière, mais dix devant : les 10 numéros du Augenblick. Et il en creva.

Témoin de la Vérité, le Petit Bossu du Tivoli[19] le fut certainement bien davantage que le Prélat Solennel du Kaiserhof ; mais le peuple de Copenhague pensait le contraire. Conformément d’ailleurs à ce qu’il avait théorisé par avance : le peuple protestant a perdu le flair du saint comme il a perdu le flair du mondain.

Luther proclama le plus haut des principes spirituels : l’intériorité pure. Le plus haut des principes et donc le plus périlleux aussi, car pouvant conduire au plus bas (le plus haut et le plus bas se ressemblent dans les domaines de l’esprit), pouvant déboucher sur l’adultération du christianisme et sur un état de mystification tel que la dissipation des sens est célébrée comme un culte divin. C’est ainsi que le Protestantisme en vient à fêter la Mondanité comme… Piété.

Pourquoi ce détournement ne pourrait-il arriver au Catholicisme ? Pour la simple raison que le Catholicisme présuppose le commun, l’ordinaire, la nature brute, la réalité préchrétienne, archaïque : il présuppose que nous autres hommes sommes tous des canailles. Mais pourquoi cela arrive-t-il au Protestantisme ? Parce que le protestant s’appuie sur un autre présupposé, un postulat spécial, « extra-ordinaire », non commun : il postule un homme toute-conscience (l’homme que l’Eglise avait peu à peu formé en Europe), un homme qui vit déjà dans l’Inquiétude Religieuse, dans la Crainte et le Tremblement, dans la Métanoïa.[20] Or ce type d’homme est rare : on ne le rencontre qu’à très peu d’exemplaires dans chaque génération.

En résumé, le luthérien fut un correctif, mais un correctif qui s’est vite érigé en totalité et en norme ; le phénomène devait fatalement produire une déviation, eo ipso, dès la seconde génération. Et la déviation s’accentuant à chaque génération, le correctif, devenu peu à peu autonome, engendra exactement le contraire de ce qu’il se proposait de produire. On prend du salicylate contre le rhume ; mais si le rhume disparaît et que tu n’arrêtes pas le salicylate, tu te troues l’estomac, mon cher.

Telle est l’affaire. A partir du moment où elle prétendit incarner tout le Christianisme,  la Correction luthérienne de l’extériorité médiévale ne fit qu’engendrer la plus subtile espèce de Mondanité et de Paganisme ; autrement dit, une plus grande « extériorité » encore…[21]

C’est à peu près ce que nous dit le testament spirituel de Soren Kirkegord – l’homme le plus religieux du XIXème siècle, qui mourut spirituellement catholique, et que nos pauvres yeux voient sous les apparences d’un saint difforme et titubant. Saint que Dieu éprouva comme personne sur cette terre : une sorte d’aigle aveugle.

Aveugle ? Non, ce serait mentir. Disons plutôt un aigle à l’aile cassée. Et un homme complètement brisé : ils lui clouèrent les mains et les pieds, et ils comptèrent ses os.

 

« Un pasito adelante »
Dinámica Social, n°56.,Buenos Aires, avril 1955.
Cristo ¿vuelve o no vuelve?

Traduction erickaudouard©

 

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[1] Jaime Balmes (1810-1848), écrivain religieux espagnol parmi les plus influents du XIXe siècle. Malgré la brièveté de sa vie, il laisse une œuvre volumineuse. Ses traités philosophiques, en réfutant les erreurs de la philosophie moderne et en s’appuyant sur la scolastique chrétienne, influencèrent notablement la formation du néothomisme.

[2] Juan Donoso Cortès (1809-1853), écrivain et homme politique espagnol, dont la pensée peut-être rapprochée de celle d’Edmund Burke, Louis de Bonald, et surtout Joseph de Maistre.

[3] Santiago Ramón y Cajal (1852-1934), histologiste et neuroscientifique espagnol, colauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine en 1906 avec Camillo Golgi.

[4] Émile Bougaud (1823 –1888), prêtre, historien, et évêque de Laval de 1887 à 1888. Auteur de « Le Christianisme et les temps présents » et de « Le grand péril de l’Église de France au XIXe siècle ».

[5] Soeren Kierkegaard, hispanisé par l’auteur.

[6] Né le 5 mai 1813 à Copenhague, Søren Kierkegaard est mort le 11 novembre 1855 dans la même ville.

[7].Jan Huss, théologien, universitaire et réformateur religieux tchèque des XIVème et XVème siècles, mort supplicié en 1415 à Constance.

[8] John Wyclif (v. 1331-1384), théologien anglais et précurseur de la Réforme anglaise, et plus généralement de la Réforme protestante

[9] Girolamo Savonarola, frère dominicain, prédicateur et réformateur italien, qui institua et dirigea la dictature théocratique de Florence. Mort pendu et brûlé à Florence le 23 mai 1498.

[10] Saint Janvier (San Gennaro en italien ou Januarius en latin), évêque de Bénévent, mort en martyr en 305 près de Pouzzoles, pendant la grande persécution de Dioclétien.

[11] Voir Luthers Reformatorisch Scriften, Deutsche Bibliotek, Berlin, 1913. Note de Castellani.

[12] Journal, 1849. Note de Castellani.

[13] Conformément à son habitude, Castellani parle avec la voix de Kierkegaard, sans plus se soucier de se distinguer d’elle. Un des plus beaux exemples de cette identification fraternelle se trouve à la fin d’un texte sur Léon Bloy : « J’ai vu l’Antéchrist, pourrait dire – dis-je – Léon Bloy ».

[14] Juan Maldonado (1533 ou 34-1583), prêtre et théologien jésuite espagnol.

[15]  (..) Es ist durchgebrochen, was schon längst vorbereitet war: der entschiedene Frontwechsel von der gtgenreformatoracben, ja bisherscholastichen und bisher-abendiändnchen zu einer neuversuchten grundchristichen Haltung. Man macht Emst damit, das der Hauptge euer schon lange nicht mehr der Protestant, ein Mitchrist, sondern der Amicrist, der Atneist, der Nihilist ist. » M. Schmaus s’exprime pareillement, ou mieux que moi, avec permission ecclésiastique ; voir  “Aus der Theologie der Zeit, ’ – Aufträge der Theologische Fakultät Mönchen {Regensburg 1948}, pag. 70. Voir aussi Viktor Schurr, Wie Heute Predigen? (Swabens verlag, Stuttgart, 1949). Note de Castellani.

[16] Francisco Suárez (1548 -1617), connu comme le Doctor eximius, philosophe et théologien jésuite espagnol, faisant partie de la célèbre École de Salamanque.

[17] Nous ne citons qu’un extrait du poème d’Enrique Banchs (1888 – 1968), écrivain argentin que cite Castellani.

[18] ἄσκησις, askesis : ascèse, entraînement, exercice, discipline.

[19] Les jardins de Tivoli sont une des attractions majeures de Copenhague.

[20] Métanoïa est traduit dans les textes bibliques par « pénitence » ou par « repentance ». Pour les grecs anciens, la métanoïa signifiait « se donner une norme de conduite différente, supposée meilleure ».

[21] Nous voyons aujourd’hui la poursuite démentielle de cette Correction dans le « politiquement correct » qui corrige extérieurement les conduites, tout comme dans l’idéologie du transhumanisme, qui entend « corriger » la nature humaine depuis l’extérieur.