Quand la Science explique la violence…

 



C’est le 15 janvier 1973, pendant un hiver très doux, que débuta le colloque de l’Unesco intitulé « COMPRENDRE L’AGRESSIVITÉ ». Cette grande réunion interdisciplinaire rassemblait pour la première fois tous les scientifiques capables d’aborder le sujet avec l’appareillage expérimental et théorique nécessaire: venus du monde entier, internationalement reconnus dans leurs domaines respectifs, les meilleurs anthropologues, primatologues, sociologues, biologistes, physiologues et autres neurophysiologistes étaient invités à faire état de leurs recherches et à réfléchir ensemble aux causes de la violence chez les animaux, – êtres humains compris. Afin de poser les bases de ce qui se présentait comme le premier effort scientifique global en faveur de la Paix et de la Concorde universelle, la séance d’ouverture se proposait d’élever le débat à partir de l’opposition entre nature et culture. On soumit donc aux intervenants la question la plus ressassée des sciences sociales: l’agressivité est-elle acquise ou innée ?

Les échanges commencèrent vers 8h30 et s’achevèrent environ une heure et demi plus tard. Leur tonalité, d’abord pondérée, conforme à l’esprit de communication courtoise attendu d’un événement aussi respectable, dans un souci d’écoute réciproque et avec la volonté  affichée de surmonter les préjugés professionnels, se modifia petit à petit, passant de modérément houleuse à sensiblement mouvementée, puis de mouvementée à turbulente, puis de turbulente à chaotique, de telle sorte qu’en milieu de matinée, le Dr. Hermann Flisfirch, de l’Indiana (E.U), chercheur de renom, membre des comités de rédaction de plusieurs publications savantes, dont l’International Journal of neuropharmacology et l’International Review of neurobiology, balança sa chaise en direction du Pr. Gerd Biró, de Budapest, auteur de plus de deux cents articles référencés et d’un ouvrage remarquable, Physical Control of the mind : towar a psychocivilized society. Projeté avec force par le Dr. Flisfirch, l’objet décrivit une trajectoire parabolique avant d’atteindre son but. Le Pr. Biró parvint à esquiver l’essentiel de sa structure en métal, sauf l’accoudoir gauche, qu’il reçut en pleine face. La plaie, une légère contusion de l’arcade sourcilière, vite comprimée par hémostase grâce aux soins de sa proche voisine, Mme Devendra Mitra Rajaonarimanana, spécialiste du rôle de l’odorat dans les rapports d’hostilité entre petits mammifères, ne nécessita aucun de point de suture, contrairement à ce que pouvait faire craindre le hurlement émis par le Pr. Biró, ainsi que les cris qu’il continua de pousser dans la foulée, rauques et vigoureux, proches de ceux de l’alouate, appelé aussi Hurleur aux mains rousses, ou ouarabi du Brésil (Simia belzebul), selon l’observation facétieuse mais néanmoins rationnelle du grand éthologue Milton Sackett, qui fumait sa pipe en bout de table.

La victime ayant été évacuée, on décida d’interrompre la séance. Quelques dissensions éclatèrent sur l’opportunité du report, qui fut finalement fixé au lendemain.

Ce jour-là, personne ne s’étonna de l’absence du Dr. Hermann Flisfirch. Certains ne l’avaient pas remarquée, certains l’avaient remarquée mais s’en fichaient, d’autres semblaient s’en réjouir, tel le Pr. József Sárosi, collaborateur bulgare et beau-frère du Pr. Biró, bien connu pour ses études de l’effet de tension dans les comportements des hommes politiques en période de crise; le Pr. Sárosi tint en effet à spécifier à la cantonade combien il était heureux d’être débarrassé de ce « provocateur », de ce « boche yankee », de ce « cocksuker du IVème Reich » (sic), comme il nomma le Dr. Flirfirch, son distingué confrère, promoteur infatigable de l’intervention instrumentale directe sur les mécanismes cérébraux, – jusqu’à ce Mr. Lionel Burnet, l’un des organisateurs du colloque, s’avisât d’appeler l’hôtel Piémont où l’absent avait choisi de séjourner.

On découvrit le corps du Dr. Flisfirch dans sa chambre en grand désordre, le crâne défoncé et curieusement chapeauté d’un abat-jour.

Les soupçons se portèrent aussitôt sur le Pr. Gerd Biró. Eu égard à l’incident récent, tout le désignait comme l’auteur de ces représailles, mais l’enquête révéla qu’il avait passé la nuit en compagnie de sa soigneuse, Mme Rajaonarimanana, scientifique méthodique, aussi joviale que corpulente, notoirement attirée par les charmes du sexe fort, en conséquence de quoi il apparut qu’il devait s’être trouvé dans l’incapacité matérielle de satisfaire l’appétit de la susdite et de fracasser simultanément la tête du Dr. Flisfirch avec un pied de lampe. Peu après, alors que la police interrogeait le réceptionniste de l’hôtel Piémont, celui-ci affirma reconnaître le Pr. József Sárosi, dont la haute taille et les moustaches en guidon de vélo facilitaient l’identification; ses paroles peu amènes à l’endroit du défunt, qui avaient été rapportées aux enquêteurs, confirmèrent son statut de nouveau suspect. Interrogé sur son emploi du temps, le Pr. Sárosi ne tarda pas à admettre qu’il était allé rendre visite au Dr. Flisfirch la veille au soir dans sa chambre d’hôtel, « afin de mettre au clair une série de détails soulevés par une approche purement bio-sociologique de l’agressivité humaine », comme il le déclara sans ambages, « et de contester la réduction du fait de civilisation au bon vouloir des hormones », ajouta-t-il, pour autant qu’on pût comprendre distinctement son propos, car il se trouvait encore sous l’emprise de la grande quantité de rakia, ou rakija (alcool de prune pouvant atteindre les 65%) qu’il avait ingurgitée au Longe Bar de l’hôtel.

Entre-temps, la présence mystérieuse de l’abat-jour au sommet sincipital du Dr. Hermann Flisfirch, – un réflecteur conique standard, en tissu de coton couleur crème, orné d’une garniture à pompons –, avait suscité de vives polémiques et divisé nos experts internationaux en plusieurs camps, poussant les uns à l’insulte, les autres à gifler leurs détracteurs, soit qu’ils défendissent l’hypothèse d’un coiffage accidentel au cours de la lutte meurtrière, soit qu’ils étayassent le postulat d’un auto-couronnement in extremis, non dénué de noblesse, en l’honneur de la Science.

L’énigme fut bientôt éclaircie par le Pr. József Sárosi lui-même, qui lança à l’adresse de ses éminents collègues, au moment où on lui passait les menottes: « Voilà ce qui arrive quand on se prend pour une lumière! ».

D’un commun accord avec les autorités, les organisateurs jugèrent préférable de remettre la suite du colloque à une date ultérieure.