Courrier de l’au-delà (V)


Trois lettres de Satan

à Google,

avec un post-scriptum

 



A Sundararajan Pichai, directeur général de Google Inc.

DON’T BE EVIL

Slogan

1

Salut mon petit Sundar.


Pour commencer, sache qu’on dit sur mon compte tout et n’importe quoi, surtout n’importe quoi. L’intérêt que je porte à la violence et à la guerre, par exemple, a été surestimé. Comme si toute violence m’incombait ! Comme si je n’avais pas intérêt, moi, à ce qu’on arrête de me violenter et de me faire la guerre !

La bombe atomique ? D’accord, sauf que je n’y prends pas de plaisir. On pense que je suis matérialiste… Si ce genre d’erreur ne m’était profitable au plus haut point, je me sentirais offensé.

Détruire des vies c’est bien, mais je préfère gagner des âmes. Une âme, avec son risque à courir, avec les élans contradictoires dont elle bruit nuit et jour comme une volière, ça vous a un goût qui n’est pas le même enfin que cent mille organismes qui crèvent et de quoi le souffle a fait pfuitt. Les grands massacres, ça a toujours été du gâchis. Pourquoi ? Parce que les questions de vie ou de mort ont une fâcheuse tendance à clarifier les choses, à relever les contours essentiels par le contraste d’une lumière et d’une ténèbre dont j’ai grand peine à cacher qu’elles ne sont pas un genre d’effets spéciaux. Quand les hommes réalisent que la vie est toute entière drame et combat, je perds la main. Inquiets, dans l’angoisse, ils oublient de s’assoupir dans la balancelle du consentement à mes Puissances et Principautés, – au contraire d’une période de paix un peu longue, un peu étendue, qui met systématiquement le frivole et le secondaire, par l’effet du confort et de l’habitude, au premier rang.

Nous y voilà. Les passages en force sont voués à l’échec. Si j’aime tellement l’époque, c’est que j’ai mes aises. A toute heure, en tout lieu, je suis chez moi. Disons-le : comme jamais dans l’histoire de votre pittoresque espèce. Car avec le frivole et le secondaire, viennent la confusion et le désœuvrement. Et la confusion et le désœuvrement sont les deux champs où pousse mon blé. J’y moissonne à tour de bras, 24h/24, sans interruption, dimanche inclus. D’un point de vue purement comptable, nous avons vécu une petite révolution ; nous sommes passés de la cueillette à la culture intensive, de l’artisanat aux cadences industrielles. Le volume grossissait, mes légions frisaient le surmenage, j’ai dû recruter : c’est que vous serez bientôt 8 milliards et que je ne peux pas être partout. Il y a du déchet, assurément, mais ce qu’on perd en qualité, on le gagne en quantité.

Pour la quantité, je suis servi ! Ca compense les conjonctures pénibles comme ces siècles hideux où chacun, croyant dur comme fer à mon existence, du moine au plus trépané des idiots de village, ne me perdait jamais de vue. Certains poussaient le bouchon jusqu’à me voir où je ne n’étais pas. Tu ne saurais imaginer comme c’était malcommode. Même un assassin féroce, fumant du sang de ses crimes, se trouvait informé du prix accordé au principe d’éternité en lui ; il arrivait qu’il le défende bec et ongles, le bougre, jusqu’à la dernière minute. Pire, la victime et le bourreau, parfois, desserrant soudain leur étreinte, élevaient leur regard lassé au-dessus des horizons de ce monde pour le reporter surnaturellement vers le ciel… Une horreur. 

Autant je manquais d’air, autant j’en ai plus qu’il m’en faut. Les gens d’à présent ne croient pas que j’existe, et surtout, ils ne croient plus qu’ils en aient une, d’âme. A peine s’ils ont encore assez d’énergie pour croire à quoi que ce soit hors d’eux-mêmes. Comme ils ne sont rien, et que le rien est mien…

C’est quoi l’Eternité ? Un mot. La chose a disparu. Personne ne se plaint. Je règne.

Est-ce que tu me suis, mon petit Sundar ? La soudaine fixité oculomotrice que j’observe à travers le verre de tes lunettes me dit que non. Si j’ai jeté mon dévolu sur toi, c’est qu’on te dit « surdoué », « brillant », etc. Ces qualifications semblent abusives. Tu n’es pas le plus crétin de ta race, mais il est indubitable qu’à force de mettre au point des algorithmes et des plans marketing, tes collègues et toi ne serez bientôt plus capables de lire une lettre. Et ne parlons pas d’apprécier les fulgurantes splendeurs de ma plume.  

Je vais essayer d’aller lentement. A propos d’embauche, rappelons les liens que j’ai noués avec l’entreprise que tu diriges. Nous sommes en affaires depuis le début. Il s’agissait d’un pari ; je n’étais pas sûr de mon coup mais j’avais l’intuition que les choses bougeaient de ce côté. C’était la pente. Le processus historique collectif a montré à quel point je visais juste. Quel flair que le mien ! Après le relatif fiasco de mes expériences allemandes et soviétiques (elles ont été très utiles pour rendre la suite obligatoire), j’ai transféré mon califat au soleil, en Californie. Tout ce qui se passe dans la Vallée du Silicium m’est familier ; touillant avec soin le fond de sauce qui m’appartient depuis des temps immémoriaux, je passe quotidiennement mes narines au-dessus de ce grand chaudron d’idées pour repérer celles qui facilitent ma plus secrète tactique. Les meilleures idées viennent de vous ; elles ne font pas que faciliter : elles sont la facilitation même, elles sont le facile en soi, le facile implacable et souverain, venant à bout de tout ce qui menace en l’homme d’échapper à mon pouvoir.

Tu grattes le poil de ton menton. Que se passe-t-il encore? Ta tête dodeline doucement comme on fait en Inde, chez les tiens, de droite à gauche, de gauche à droite, c’est agaçant, on dirait une perplexité perpétuelle montée sur des ressorts à oscillations pendulaires. Tu t’interroges ? Tu te demandes quelle est « ma plus secrète tactique »? Réfléchis, mon petit Sundar, réfléchis ! La Facilité, justement… Eh oui, c’était facile.

Ton dodelinage a pris fin, je vois que tu comprends. Tu affiches ta bonne santé bucco-dentaire et cet éclatant râtelier chaulé au peroxyde d’oxygène, apanage des techniciens du Futur. Comme tu es craquant quand tu souris. Une de tes canines, fortement ectopique, nous révèle que ta croissance émotionnelle s’est fixée quelque part entre 9 et 12 ans. Tu sais quoi, ça m’émoustille; en d’autres circonstances… 


2

Mon mignon,

Nous sommes restés sur la Facilité. Pourquoi la Facilité tout court, la Facilité sans-rien-après ? Parce qu’elle se vend toute seule. Parce qu’elle n’a pas d’ennemi. Parce que la Facilité ou la Fatalité, c’est du pareil au même. Qui s’oppose à la Facilité? Qui ose la refuser ? Qui donc, sans passer pour fou, se passerait de ce qui est facile à faire, facile à voir, facile à savoir? Qui s’empêcherait d’avoir accès à l’accessibilité et de s’ouvrir à l’ouverture ?

A l’inverse de ce que pensait un mauvais coucheur danois, par ailleurs blanc, mâle, mort et difficile à lire, -donc hop, aux oubliettes-, ce n’est pas le chemin qui est facile, c’est le facile qui est le chemin.

Répète le message à haute voix. Encore. Tout l’esprit de ton entreprise se tient résumé dans ces quelques mots. C’est le cœur du réacteur. C’est l’accélérateur de particules du progrès indéfini, c’est l’agent infectieux de la Grande Mutation Anthropologique en cours. Le reste, à la rigueur, n’a aucune importance. Interchangeable, auxiliaire, opportuniste, on appelle ça le « secteur produits ».

Tu es toujours là ? Bien. Fusionner mes activités avec les vôtres allait de soi. Je leur dois à peu près autant qu’elles me doivent.

Les humains ont commencé à manquer de raisons de vivre bien avant que vous n’arriviez avec vos inventions. Non seulement les légumes manquaient déjà de vitamines, mais la perte du tonus vital et la désespérance étaient obligées de se grimer en activisme, en mobilisation, en pratiques sportives. La vie intérieure de la majorité, devenue psychisme, n’était plus qu’un locus horridus, un désert, un écran plat, une surface bidimensionnelle où grouillaient quelques tracassins impersonnels et compulsifs revendiqués comme des droits. La raison, condamnée au cercle des phénomènes, c’est-à-dire des choses qui apparaissent et telles qu’elles apparaissent, avait déjà perdu l’autorisation d’en franchir les limites. Oh, je n’ai pas eu besoin d’intervenir, la raison s’est châtrée toute seule ; je m’étais contenté, ici et là, de murmurer à l’oreille de quelques philosophes mes objections au sens commun. Séduits, -car ces philosophes sont des coquets que je courtise avec le doute -, ils se sont trouvés très futés de mettre un terme à la possibilité de connaître la vérité et de discerner le mensonge ; ils ont substitué leurs théories à l’hypothèse du péché et l’urgence d’inventer à l’exigence de contempler.

Sans toutes ces conditions, nous serions encore au Moyen-Age.

La réalité devait entrer en syncope progressivement pour que la Cybernétique apparaisse. J’ai contribué à l’une, vous avez bricolé l’autre. Rien ne pouvait me promouvoir comme cette Science au-delà des sciences. Ô Cybernétique ! Elle est au spirituel ce que la fission des atomes est à la matière : elle a définitivement remplacé la Connaissance par l’Information, et tout le reste par l’Organisation.

J’ai aussitôt compris ce que j’allais en tirer. La munificente perspicacité de mon génie m’épate. L’organisation de l’information et le culte de l’électronique, combinées aux manipulations biogénétiques, sont les armes les plus puissantes dont j’ai jamais disposées pour attaquer le grand scandale en quoi se concentre toute ma haine. Je veux dire l’unique scandale, le plus scandaleux d’entre tous les scandales, qu’il me faut prendre avec de très longues pincettes tant il répugne au bon goût, j’ai nommé… l’Incarnation.

Que fais-tu, mon petit Sundar ? Tu cherches dans le dictionnaire ? Faisons une pause.


3

Tête de linotte,

Non, non, non, je ne te dirai pas ce qu’est l’Incarnation. Vous avez oublié cet abracadabrant conte de fées sémitique depuis longtemps, et je réalise que rentrer dans les détails pourrait se révéler contre-productif. C’est que je suis loquace et ça nous aurait mené je ne sais où.

Je voudrais conclure sur une note d’espoir, qui découle de ce qui précède.

Votre condition d’homme a fini par vous révolter, comme elle m’a révolté dès l’origine. A dire vrai elle a toujours eu du mal à passer, cette chienne de condition, mais jusque-là, bon an mal an, vous « faisiez avec », comme on dit. Désormais, vous la rejetez, vous lui crachez dessus, vous lui jetez des pierres, unanimement, et je m’en réjouis. Y-a-t-il une seule bonne raison pour que l’homme soit dans sa peau comme un prince en otage ? Pourquoi votre esprit n’aurait-il aucune chance d’échapper au naufrage, lui qui n’a jamais été très à l’aise dans votre cerveau, ce couffin putrescible et fibreux, cette coquille de noix lancée sans merci sur les eaux mouvantes de la vulnérabilité?

Celui qui vous a créés s’est comporté comme un terroriste : incarcérés malgré vous dans la matière, détenus par le groupuscule de vos organes, informés de la sentence mortelle qui pèse sur vos épaules, ébranlés par un ultimatum dont le sens est indéchiffrable et le jugement suspendu, vous avez été contraints de vivre chaque jour, depuis des millénaires, dans une incertitude atroce. C’est bientôt terminé. La nature humaine a rejoint l’âme qui a rejoint l’éternité dans la déchetterie des dogmes périmés. La chair faisait partie du lot. Bon vent ! La disparition du naturel sous toutes ses formes est en train de s’accomplir.

C’est quoi, l’homme ? Le dernier des mots, mon petit Sundar.

La Pharmacie et la Médecine, – disciplines où j’ai coutume de posséder quelques éléments très dévoués -, avaient peu à peu rendu la douleur et la maladie illégitimes, mais ce n’était qu’une étape ; elles s’apprêtent à les éradiquer en les rendant illégales. On se rapproche du but : tarir définitivement la source des vertus et des aspirations héroïques qui se forment souvent, chez vos semblables, de façon aussi paradoxale que grotesque, au cœur des turpitudes que la destinée leur inflige. Vous allez pouvoir abandonner le courage, la tempérance, l’obéissance, l’abnégation et tutti quanti, comme on abandonne de vulgaires béquilles !

Quand j’ai su que ton entreprise ouvrait un laboratoire qui se propose de TUER LA MORT, sais-tu ce que j’ai dit ? J’ai dit enfin. Enfin ! Enfin, ils osent ! Enfin, ils ont compris que leur réussite sur cette terre ne pourrait passer que par le triomphe du contre-nature !

Grâce aux progrès qui s’annoncent, on considérera très prochainement comme absurde de persévérer dans un corps. Ceux qui s’obstineront à enchaîner leur être à ce paquet de boyaux puants et de tripes minutées mériteront le titre de malades mentaux. Au mieux, on les traitera comme l’orang-outan, le macaque ou le gibbon, avec pitié mais non sans un irrépressible sentiment d’ignominie. Ils vous rappelleront votre esclavage, ce sera instructif comme une visite au zoo.

Car dans moins de 30 ans, vous serez capables de télécharger l’intégralité de votre esprit dans un ordinateur. Dans moins d’un siècle, cet esprit possédera un corps robotique qui profitera pleinement de l’immortalité. Ce sera un corps jetable et vous en changerez comme de chemise. Vous ne dépendrez plus de rien, sinon de vous-mêmes. Vous serez ce que vous voulez, ce que vos chers recoins désirent à tout instant, des machines hédonistes, des machines intelligentes et paradisiaques, des bonnes petites machines à jouir à qui on ne la fait pas, avec de simples petits soucis de fonctionnement et des niveaux de performance inégalés. Vous serez parfaits, contrôlerez tout, et l’efficacité de votre administration fera pâlir les bricolages totalitaires du passé.

A bas l’entropie ! Fini les entrailles et toute la charcutaille ! L’Autonomie absolue, complète et véritable ! A mon image !

Ce n’est même pas moi qui le dit, mais Raymond Kurzweil, le directeur de votre ingénierie. Comme il est mal fichu et perclus de tics, sa relocalisation le démange. Ce bon vieux Ray ! Depuis qu’il a publié une Bible du changement, il se prend pour mon évangéliste. A dire vrai, c’est moins une Bible que l’épilogue de la Nouvelle Mésalliance que j’attendais.

Là-dessus, mon petit Sundar, avec mes félicitations et tous mes vœux de succès, je prends congé.

Nous restons connectés, cela va de soi.

Sempiternellement tien,

                                                                       Satan


POST-SCRIPTUM : 
Puisque par vos bons soins la mort se meurt, je soumets à tes équipes de communication un nouveau slogan qui, le moment venu, remplacera avantageusement l’ancien : DEATH IS DEAD, LONG LIVE DEATH !