pour Olivier M.
Les grands arbres sous lesquels je suis assis sont secoués par un vent sonore et puissant; il bouillonne à leurs cimes comme un ressac, de sorte que leur vivant fardeau de feuilles se balance et rugit dans quelque chose qui est à la fois une exultation et une agonie. J’ai vraiment l’impression de me trouver au fond de la mer, parmi des ancres et des cordages, tandis qu’au-dessus de ma tête, dans le vert crépuscule aquatique, retentissent l’éternel fracas des vagues et l’effort prodigieux de navires qui naufragent. Ce vent tire sur les arbres comme s’il voulait arracher de simples touffes d’herbe. Ou plutôt, pour illustrer cette indescriptible énergie par une autre figure désespérée, les arbres se tendent, se déchirent et se fouettent les uns les autres comme une meute de dragons attachés par la queue.
Alors que je regarde ces géants à la tête pesante endurer la torture d’une invisible et violente sorcellerie, une phrase fait retour dans ma mémoire. Je me souviens de ce qui arriva à un petit garçon qui se promenait dans Battersea Park, sous un ciel pareillement tempétueux, sous des arbres pareillement tourmentés. Le vent excitait sa colère : non seulement il lui soufflait en plein visage, l’obligeant à fermer les yeux, mais sa casquette, qu’il portait si fièrement, venait de s’envoler. Si je me souviens bien, l’enfant avait quatre ans. Après s’être plaint à plusieurs reprises de ces rafales furieuses, il finit par dire à sa mère : ” Mais pourquoi on n’enlève pas les arbres pour qu’il n’y ait plus de vent ? “
Rien n’est de plus naturel ou de plus intelligent que son erreur. Quiconque contemplerait les arbres pour la première fois pourrait fort bien penser qu’il s’agit d’énormes éventails chargés de ventiler l’atmosphère à des kilomètres à la ronde. Rien, dis-je, ne pourrait être plus humain et plus excusable que de croire que ce sont les arbres qui font le vent. De fait, il s’agit d’une croyance tellement humaine et tellement excusable qu’elle se trouve être, dans l’état actuel des choses, l’opinion de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des philosophes, réformateurs, sociologues et politiciens de la grande époque dans laquelle nous vivons. Mon petit ami ressemblait beaucoup aux principaux penseurs modernes – en plus charmant, cela va sans dire.
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Dans le petit apologue ou la petite parabole qu’il avait eu l’honneur d’inventer, les arbres représentent les choses visibles et le vent les choses invisibles. Le vent est l’esprit qui souffle où il veut ; les arbres sont les choses matérielles de ce monde, bouleversées selon la volonté de l’esprit. Le vent est la philosophie, la religion, la révolution ; les arbres sont les villes et les civilisations. Nous ne percevons le vent que parce que les arbres d’une colline lointaine deviennent soudainement fous. Nous ne savons qu’il y a une véritable révolution que lorsque les cheminées deviennent folles sur toute la ligne d’horizon de la ville.
De même que, sous les bourrasques, la silhouette des arbres se cabre et se hérisse soudain en crêtes fantastiques et déchiquetées, de même la cité humaine, sous le vent de l’esprit, frémit jusqu’aux fondations de ses temples et se couvre de flèches subites. Aucun homme n’a jamais vu de révolution. Des foules qui déferlent dans les palais, du sang qui coule des gouttières, la guillotine élevée plus haut que le trône, une prison en ruines, un peuple en armes, tout cela n’est pas la révolution, mais le résultat de la révolution.
Personne ne voit le vent : nous savons seulement qu’il y a du vent. De même, on ne voit pas une révolution, on constate seulement qu’une révolution est en cours. Et jamais, dans l’histoire du monde, il n’y eut de véritable révolution, brutalement active et décisive, qui n’ait été précédée par les troubles d’un nouveau dogme dans le domaine des choses invisibles. Toutes les révolutions ont commencé par être abstraites ; et la plupart ont commencé par l’être de façon assez pédantesque.
Le vent plane au-dessus du monde bien avant qu’un seul rameau d’arbre ait bougé. Il doit donc toujours y avoir une bataille dans le ciel avant qu’il y ait une bataille sur la terre. Puisqu’il est licite de prier pour la venue du Royaume, il est également licite de prier pour la venue de la révolution qui restaurera le Royaume. Il est licite d’espérer entendre le vent du Ciel dans les arbres. Il est licite de prier « Que ta colère vienne sur la terre comme au Ciel ! ».
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Ainsi, le grand dogme humain dit que le vent fait bouger les arbres. Ainsi, la grande hérésie humaine dit que les arbres font bouger le vent. Lorsque les gens commencent à dire que seules les circonstances matérielles ont créé les circonstances morales, ils empêchent toute possibilité de changement sérieux. Si ma situation m’a rendu parfaitement abruti, comment puis-je être sûr que mon intention de modifier cette situation est saine d’esprit ?
L’homme qui présente toute pensée comme un accident de l’environnement ne fait que ruiner et discréditer toutes ses pensées – y compris celle-ci. N’importe quelle pensée, même celle des libres penseurs, doit reconnaître que l’intelligence humaine est capable d’une autorité ultime. Et rien ne sera réformé à notre époque et dans notre pays tant qu’on n’acceptera pas la primauté du fait moral.
Pour prendre un exemple, l’alcool en l’occurrence, nombreux ceux qui comme nous ont suivi dans la presse et dans les clubs l’interminable dispute entre socialistes et partisans de la complète abstinence. Les premiers affirment que la pauvreté conduit à l’alcool, les seconds que l’alcool conduit à la pauvreté. Je ne peux que m’étonner de leur accord pour se satisfaire d’une explication physique aussi simpliste. Il est bien évident qu’une seule et même cause est à l’origine de la pauvreté du prolétariat anglais comme de sa propension à boire : l’absence d’une vigoureuse dignité civique, autrement dit la disparition d’un instinct de résistance à l’avilissement.
Lorsqu’on découvre pourquoi les immenses domaines anglais ne furent guère longtemps répartis en une multitude de petits domaines ruraux à l’image de la campagne en France, on comprend pourquoi l’Anglais est plus porté sur la boisson que le Français. C’est un fait que parmi ses milliers de qualités exquises, il aura souvent manqué à l’Anglais de savoir tirer le nez de son oppresseur. Et l’on ne sait pas ce qu’on dit quand on soutient que l’inégalité de la propriété foncière en Angleterre est uniquement due à des causes économiques, ou que l’alcoolisme anglais est uniquement dû à causes économiques.
Pourtant, des choses aussi absurdes sont écrites et dites sous l’influence de ce grand spectacle d’impuissance infantile qu’est la théorie économique de l’histoire. Nous avons des gens qui prétendent que tous les grands motifs historiques ont été économiques; ce sont les mêmes qui doivent ensuite hurler à tue-tête pour inciter la démocratie moderne à agir sur la base de motifs économiques. Les politiciens marxistes extrémistes d’Angleterre aiment se présenter comme une petite minorité héroïque essayant d’amener le monde à faire ce que, selon leur théorie, le monde fait toujours. Bien sûr, la vérité est qu’il y aura une révolution sociale dès qu’une telle chose aura cessé d’être purement économique. Vous ne pourrez jamais faire une révolution pour établir une démocratie. Vous devez avoir une démocratie pour faire une révolution.
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Je quitte maintenant mon abri, car le soleil est revenu et la légère bruine s’est arrêtée. Les arbres se dressent comme des piliers d’or dans la limpide transparence de l’air illuminé. Le bouleversement qui les agitait et le souffle de la tempête ont cessé en même temps ; je n’en suppose pas moins qu’il existe encore des philosophes modernes pour soutenir que ce sont les arbres qui font le vent.
“The Wind and the Trees”, in Tremendous Trifles (1909)
Traduction Erick Audouard©